Djibouti : banquières en plein air de génération en génération

Depuis des générations, une trentaine de femmes proposent des opérations de change informelles dans le centre-ville. Si les autorités les ont toujours tolérées, elles veulent mieux les encadrer.

Les pouvoirs publics voudraient légaliser l’activité des « changeuses » en les regroupant dans un local unique. © Olivier Caslin pour JA

Les pouvoirs publics voudraient légaliser l’activité des « changeuses » en les regroupant dans un local unique. © Olivier Caslin pour JA

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Publié le 30 novembre 2016 Lecture : 3 minutes.

Le port de Djibouti. © Patrick Robert
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Leur présence surprend le visiteur qui se promène pour la première fois dans la capitale. Assises à chaque coin de rue de la vieille ville de Djibouti, ces dames, généralement bien mises, papotent entre elles ou avec les passants. Et dès que passe un étranger, elles bondissent de leur chaise en plastique en dégainant des liasses de billets. Elles n’ont pas cambriolé la banque. Elles pratiquent simplement une activité aussi vieille que la ville elle-même : celle de changeur de devises.

Chaque jour depuis cinq ans, Choukri Omarshi est installée, avec quelques collègues, au croisement des rues d’Athènes et de Rome. Aînée d’une fratrie de huit enfants, elle a succédé à sa mère, comme cette dernière l’avait fait avant elle. « C’est toujours mieux que d’être au chômage », lance la jeune femme de 34 ans. Dans la sacoche posée entre ses pieds s’empilent des liasses de birrs éthiopiens, de livres sterling, de dollars américains et d’euros, sagement rangées dans leurs petits étuis transparents. En tout, l’équivalent de 2 500 euros.

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Un service plus rapide et moins cher

Installée depuis quelques heures, Choukri Omarshi a déjà vu passer pas mal de clients quand arrive Ali, un jeune Dubaïote. Il se plante devant elle et lui tend 100 dollars en coupures de 10, qu’elle a vite fait de recompter de ses doigts experts pour les enfouir dans sa besace et en ressortir la somme correspondante, au franc djiboutien près. Sous l’œil protecteur du policier qui fait sa ronde, l’opération n’a pas pris plus de cinq minutes.

Pourquoi venir ici plutôt qu’au bureau de change situé à moins de dix mètres ? « Parce que c’est plus rapide, moins cher que les banques traditionnelles, et que ces dames sont là tous les soirs jusqu’à 23 heures, explique Ali. Elles font partie du paysage. Même le président Guelleh veut les conserver. Et puis c’est aussi un acte de solidarité sociale. » Dans l’opération, Choukri Omarshi vient en effet de gagner 100 francs djiboutiens (56 centimes d’euro), et peut récolter entre 1 000 et 4 000 francs par jour, soit un bon salaire de complément pour sa famille.

Elle se rend chaque matin à la Banque centrale, avec ses « sœurs », pour connaître les taux de change du jour. Puis, pour ne pas tenter le diable et éviter les mauvaises rencontres, elles s’installent toujours par petits groupes dans les endroits les plus animés du centre-ville, jamais très loin d’un policier en faction. Les cas de violence à leur encontre restent exceptionnels. « Un jour, l’une d’elles s’est fait kidnapper, elle a été retrouvée le soir même. Elles se protègent entre elles et la population est toujours prête à leur venir en aide », explique le sergent-chef Abdou Razak Abdi, dans son uniforme élimé, sans jamais quitter des yeux ses protégées.

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Vers une légalisation

Elles sont encore une trentaine à faire perdurer cette tradition que même l’administration coloniale avait refusé de bousculer, à pratiquer cette activité appréciée par la population et acceptée par les autorités. « Les volumes qu’elles brassent ne pèsent rien par rapport à la masse monétaire du pays. Elles ne représentent aucun risque macroéconomique, assure Ali Daoud Houmed, chef du service des renseignements financiers à la Banque centrale de Djibouti. Et, grâce à elles, il n’y a pas de faux-monnayeurs. » Pas question, donc, de chercher des noises à celles que le fonctionnaire considère comme « les meilleures banquières du pays » ni de « prendre le risque de voir leur activité passer sous le manteau ».

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Au contraire, il est plutôt question de mieux les encadrer. Les pouvoirs publics cherchent en effet à les faire entrer dans le cadre légal, « ne serait-ce que pour des raisons d’équité fiscale », précise Ali Daoud Houmed. Mais aussi pour des questions de sécurité, afin d’éviter tout blanchiment d’argent sale.

Pour les faire rentrer dans le rang, la Banque centrale propose de les réunir dans un même local : « Elles y mutualiseraient les demandes en toute sécurité et ce serait pour elles une forme de reconnaissance officielle », reprend le banquier. Derrière son beau voile bleu turquoise, l’œil de Choukri Omarshi reste circonspect face à cette perspective. Elle n’a jamais été enregistrée, rarement contrôlée. « La modernisation en marche de la société djiboutienne va pourtant avoir raison de certaines habitudes », soupire, un peu fataliste, Ali Daoud Houmed.

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