De Rabat à Madagascar, comment Mohammed VI étend l’influence du Maroc sur tout le continent africain

Rwanda, Tanzanie, Sénégal, Éthiopie, Madagascar, et bientôt Nigeria et Zambie. Jamais Mohammed VI ne s’était autant investi (et déplacé) dans le continent qu’en cette fin de 2016. En filigrane, le grand retour du royaume au sein des instances panafricaines, fin janvier 2017.

Photo de famille à Marrakech, le 16 novembre. © Flickr Paul Kagame

Photo de famille à Marrakech, le 16 novembre. © Flickr Paul Kagame

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 28 novembre 2016 Lecture : 10 minutes.

«Je connais l’Afrique et ses cultures mieux que peuvent le prétendre beaucoup d’autres. De par mes multiples visites, je connais aussi la réalité du terrain, et l’affirme en mesurant mes mots », rappelait, dans un message historique, le roi du Maroc Mohammed VI aux chefs d’État qui participaient au sommet de l’Union africaine (UA) en juillet à Kigali, la capitale rwandaise.

En Afrique du Nord, aucun leader ne saurait contester cette déclaration, pas même le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi, qui est de tous les événements et multiplie les opérations de séduction depuis son accession au pouvoir en 2014.

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Car, à 53 ans, le souverain chérifien est désormais un habitué du continent : « Son initiation à l’Afrique subsaharienne date de l’époque où il était prince héritier. Dès les années 1980, son père l’y envoyait en émissaire à l’époque délicate où l’Organisation de l’unité africaine [OUA] a reconnu le pseudo-État [sahraoui] et qu’en conséquence le Maroc s’en est retiré, le 12 novembre 1984 », confie un vétéran de la diplomatie chérifienne.

Retour en UA

L’annonce de Kigali, affirmant la volonté du Maroc de revenir dans le giron de l’institution panafricaine, signifiait l’aboutissement d’un périple au long cours. L’engagement personnel du prince, devenu roi en 1999, et l’avènement de régimes « moins idéologiques », selon les termes de notre diplomate, ont amené les États membres à accomplir eux-mêmes un long parcours politique : quand plus de trente pays sur cinquante reconnaissaient la République arabe sahraouie démocratique (RASD) dans les années 1980, vingt-huit membres de l’Union africaine (UA) sur cinquante-quatre ont, à la suite du communiqué envoyé en juillet 2016, signé une motion appelant à sa suspension.

Tisser des alliances

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Mais si le souverain pouvait mettre en avant son expérience du sous-continent dans la lettre transmise à l’UA, le Rwanda comme les autres pays d’Afrique orientale et d’Afrique australe restaient terra incognita. Des territoires « hors de la zone de confiance et de confort » de Rabat, analyse-t‑on dans la terminologie locale, c’est‑à-dire hors de cette région ouest et centrale située dans le prolongement géographique du Maroc, liée par la francophonie, la culture islamique et une longue histoire commune.

Pour sa septième tournée africaine depuis 2004, le roi a donc choisi de partir à la conquête de l’Est, notamment vers le Rwanda et la Tanzanie, avant un retour – via le Gabon et le Sénégal – au Maroc, où se tenait à partir du 7 novembre la 22e Conférence des parties (Conference of the Parties, COP22) des Nations unies sur le changement climatique. Une pause très panafricaine également, le monarque ayant tenu à organiser une réunion des chefs d’État du continent avant de reprendre sa tournée orientale vers l’Éthiopie et Madagascar, où il a participé au sommet de la Francophonie des 26 et 27 novembre. « D’autres pays devraient suivre d’ici à la fin de 2016 », confie son entourage, citant la Zambie et le Nigeria.

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Le choix du Rwanda comme point de départ du circuit diplomatique est-africain a été mûri et préparé dès novembre 2015 quand son président, Paul Kagame, a été accueilli triomphalement aux MEDays de Tanger, où il était invité par le think tank Amadeus, proche du pouvoir.

Sept mois plus tard, en juin 2016, il était officiellement invité et accueilli par le roi à Casablanca. « La glace était brisée », commente notre diplomate marocain. Certes, le Rwanda continue de reconnaître la RASD, mais le palais royal n’en fait plus, comme il y a encore quelques années, une raison de boycott, et le 747 du monarque s’est posé le 18 octobre sur le tarmac de l’aéroport de Kigali.

L’ami rwandais

Cette stratégie plus souple porte ses fruits : « Pour le Rwanda, les questions difficiles qui ont abouti à l’absence du Maroc [de l’OUA, devenue UA] depuis 1984 peuvent être discutées au sein de la famille africaine. Nous estimons que le moment est venu pour le royaume de rejoindre ses frères et ses sœurs », déclarait Louise Mushikiwabo, la ministre rwandaise des Affaires étrangères, au début du séjour royal. Diplomate, Mohammed VI n’a toutefois aucune indulgence pour ses pairs ouvertement critiques sur la question saharienne.

Appelé à présider l’UA en janvier 2015, le Zimbabwéen Robert Mugabe avait, dans son discours, qualifié la situation dans les provinces du Sud d’« occupation ». L’accueil glacial que Mohammed VI lui a réservé le 15 novembre à la COP22 de Marrakech, détournant ostensiblement le regard lors de la poignée de main, a été très remarqué, et sans doute non moins ressenti.

« L’objectif politique de Mohammed VI en Afrique, poursuit une source proche du cabinet royal, est d’expliquer et de convaincre. Le président Kagame a fait preuve d’une grande disponibilité à l’égard du roi, annulant sa participation au sommet de Lomé sur la sécurité maritime et assistant de manière totalement inédite à une réunion avec son épouse, Jeannette Kagame, pour la signature d’un mémorandum entre la fondation de cette dernière, l’Imbuto Foundation, et celle de Mohammed VI pour le développement durable. »

Tous deux chantres d’une coopération « Sud-Sud, gagnant-gagnant », les dirigeants partagent aussi un regard critique, mais « sans animosité », souligne notre source, sur le comportement des anciens États coloniaux en Afrique. Ce ton plus acerbe envers l’Occident, Mohammed VI l’avait fait entendre dès février 2014, à Abidjan, en déclarant : « Il n’y a plus de terrain acquis, pas plus qu’il n’y a de chasse gardée. Ce serait une illusion de croire le contraire. » Certes, une longue brouille entre Paris et Rabat avait commencé au même moment, lorsqu’un juge français avait voulu convoquer le chef du renseignement marocain, qui se trouvait alors dans l’Hexagone.

Mais le discours du souverain reste offensif. Le 20 avril 2016, à Riyad, Mohammed VI ne mâchait plus ses mots sur les conséquences « calamiteuses » d’un Printemps arabe applaudi par l’Occident, mais dont les vagues avaient menacé la stabilité du royaume. Concentré après les événements de 2011 sur la situation domestique et l’élaboration d’une nouvelle Constitution, le roi restreint d’ailleurs ses déplacements africains jusqu’en 2013.

Les rapports du Maroc avec la France ont depuis 2015 retrouvé leur qualité habituelle, l’Europe demeure son partenaire économique majeur, tandis que le royaume est un allié fidèle de l’Otan. « Nos relations sont toujours excellentes, affirme la source marocaine. Ce regard plus critique du roi sur l’Occident va de pair avec l’affirmation d’une Afrique décomplexée, fière d’elle. »

« Roi des pauvres »

Entretenant des liens solides avec le Nord comme avec le Sud, séduisant les puissants et favorisant le déploiement économique du Maroc sur le continent dès le début des années 2000, Mohammed VI s’est aussi investi à cette période sur le terrain humanitaire, pour gagner les cœurs et les esprits subsahariens, mais aussi mû par son tropisme personnel, témoignent ceux qui le connaissent. Campagnes de vaccination, construction d’hôpitaux de campagne, octroi de bourses aux étudiants : sur son continent, il se pose en roi des pauvres.

Il signe ainsi le 7 novembre, lors de son passage à Dakar, un mémorandum avec le gouvernement sénégalais pour le financement de 7 000 petits paysans. Un humanisme qui a frappé l’un des participants de la tournée royale en cours à deux occasions, l’une symbolique, l’autre anecdotique : « Le point fort de l’étape a été la visite du mémorial du génocide, à Kigali, où Mohammed VI a laissé transparaître une émotion et une profonde empathie, tout en exprimant son admiration pour ce que le peuple rwandais, malgré ses blessures, avait su accomplir en vingt ans. Mais j’ai aussi retenu son insistance, lors du déjeuner offert par le président Kagame, à aller au buffet discuter avec le cuisinier de ses recettes et de la gastronomie locale, qu’il a beaucoup appréciée. »

Et, à l’heure où les puissants de ce monde en visite officielle ne consentent qu’à quelques signatures et à une pause photo avant de regagner leur avion, Mohammed VI consacre du temps à ses hôtes, découvre leur pays et leur peuple. Ce n’est donc qu’au bout de cinq jours que le roi marocain a quitté le pays des Mille Collines pour gagner le 23 octobre la capitale tanzanienne, Dar es-Salaam.

Proximité spirituelle 

Comme le Rwanda, la Tanzanie reconnaît toujours la RASD, mais, comme à Kigali, le roi a reçu à Dar es-Salaam des signaux positifs. Le ministre des Affaires étrangères tanzanien a ainsi déclaré que son gouvernement soutenait le retour du Maroc au sein de l’UA et saluait les efforts réalisés en ce sens. Pour notre témoin, les moments forts de cette escale ont été « l’accueil exceptionnel réservé au souverain au palais présidentiel, mais aussi la prière du vendredi, accomplie à la mosquée Achoura de Zanzibar ».

Car si Mohammed VI a pu retrouver une francophonie familière en terre inconnue rwandaise, il a rencontré sa famille musulmane dans l’ex-colonie britannique, où elle représente plus du tiers de la population.

À l’issue de la cérémonie, à Zanzibar, le descendant du Prophète et Commandeur des croyants a fait don de 10 000 exemplaires du Coran aux autorités locales, comme il l’avait fait à Dar es-Salaam en posant la première pierre d’une future mosquée Mohammed-VI, révélant un autre axe essentiel du soft power marocain sur le continent : la préservation et la promotion de l’islam tolérant d’Afrique, cet « islam du juste milieu », vu comme le meilleur rempart à l’extrémisme issu de conceptions exogènes de la foi.

De tradition ash’arite, qui recommande une lecture du Coran à la lumière de la raison, de l’école malékite, qui veut éclairer les textes par les contextes, le Maroc a été la source de cet islam d’Afrique porté au-delà du Sahara non par le glaive mais par les caravanes marchandes qui essaimaient à partir du royaume et y convergeaient depuis le Sud. Il en reste le cœur battant, comme le montrent les pèlerins venus de toute l’Afrique musulmane que l’on croise à Fès, aux abords de la mosquée-tombeau du Cheikh de la Tidjaniya, l’une des grandes voies soufies du continent.

« Les livres saints offerts viennent de la Fondation Mohammed-VI pour la propagation du Saint Coran. Créée en 2010, elle en propose des traductions accompagnées d’exégèses pour guider la lecture du texte et éviter les fausses interprétations », explique Ahmed Abaddi, secrétaire général de la Rabita Mohammadia des oulémas, organisme chargé depuis 2004 du travail de recherche sur la tradition religieuse et de la promotion de l’islam modéré.

Inauguré en mars 2015, l’Institut Mohammed-VI de formation des imams prédicateurs et des prédicatrices accueille des centaines d’étudiants subsahariens et, en juin 2016, le roi créait la Fondation Mohammed-VI des oulémas africains, « cadre pour la coopération et l’échange des expériences et la coordination des efforts entre les oulémas au service de la sécurité, de la stabilité et du développement en Afrique ».

Lutte contre le terrorisme

Ahmed Abaddi évoque lui aussi la nécessité d’assurer une « sécurité religieuse » par la défense de l’islam traditionnel contre « cette irruption en Afrique de la violence extrémiste et l’infiltration d’un islam miné qui fait éclater les esprits ». Et face à la nouvelle menace, insidieuse et transnationale, le Maroc développe sur le continent une autre de ses compétences recherchées, qui a contribué à l’arrestation par la police française, en novembre 2015, de l’organisateur des attentats de Paris et a dernièrement permis de démanteler une cellule terroriste en Espagne.

« La sécurité n’est plus l’affaire des États individuels, elle doit reposer aujourd’hui sur la coopération, assure le ministre marocain de l’Intérieur, Mohamed Hassad. Nous recensons près de 25 accords signés ou en voie de l’être dans les domaines de la formation et de l’échange de renseignements notamment. Je suis allé au Rwanda dans ce but. Le Maroc est depuis longtemps confronté aux trafics en tout genre comme au terrorisme, et nous avons développé une capacité de renseignement globale préventive qui nous permet de démanteler des réseaux latents avant le passage à l’acte. »

C’est justement une crise sécuritaire qui est venue brouiller le plan de vol de la dernière tournée royale. En Éthiopie, où le roi devait se rendre après la Tanzanie, des manifestations antigouvernementales meurtrières avaient motivé Addis-Abeba à décréter l’état d’urgence le 9 octobre. Il a donc fallu reporter à l’après-COP22 une visite symbolique dans cette capitale où siège l’UA.

De Zanzibar, le cortège royal s’en est donc allé le 1er novembre au Gabon, escale impromptue, comme le monarque en fait souvent dans ce pays familier depuis sa jeunesse. Les spéculations ont fusé sur les raisons de la visite de Mohammed VI à Libreville : y tentait-il une médiation entre Ali Bongo et son opposant Jean Ping ? Venait-il convaincre le président d’assister à la COP22 malgré les tensions domestiques ? se demandaient des médias locaux.

Rien n’a filtré sur le déroulement de ce séjour, mais le Gabon est devenu, au fil des tournées, une étape quasi systématique du souverain, qui s’y est rendu pas moins de huit fois depuis le début de son règne, autant qu’au Sénégal, autre grand ami du Maroc, que ce fût sous la présidence d’Abdoulaye Wade ou sous celle de son successeur, Macky Sall. Et c’est cette destination que le souverain a choisie pour boucler la première phase de sa tournée, marquant sa visite par un geste inédit, illustration du nouveau palier qu’atteignent ses relations avec le sous-continent.

Le jour même de son arrivée, il y prononçait à l’adresse de son peuple le discours de commémoration de la Marche verte, organisée par son père quarante et un ans auparavant pour affirmer la souveraineté marocaine sur sa province saharienne. « La politique africaine du Maroc ne se limitera pas à l’Afrique occidentale et à l’Afrique centrale. Nous veillerons à ce qu’elle ait une portée continentale et englobe toutes les régions du continent », lançait-il, présageant l’épanouissement à venir de relations déjà hors du commun.

5 émissaires spéciaux

Si le souverain est incontestablement le chef d’orchestre de la politique africaine du royaume, il s’appuie sur une poignée de diplomates aguerris. Parmi lesquels l’incontournable Taïeb Fassi-Fihri, conseiller royal, Salaheddine Mezouar, le ministre des Affaires étrangères, ainsi que Nasser Bourita et Mbarka Bouaïda, ses deux ministres délégués. Il compte enfin sur Nezha Alaoui M’hamdi, ambassadrice à Addis-Abeba, où siège l’Union africaine

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