Zimbabwe : le Book Café de Harare, lieu de résistance devenu itinérant

Lieu emblématique d’une parole libérée où musique et politique avaient pignon sur rue, le Book Café de Harare a dû fermer ses portes. Sans domicile fixe, il continue d’organiser des concerts itinérants.

Le Book Cafe à Harare. © Tsvangirayi Mukwazhi

Le Book Cafe à Harare. © Tsvangirayi Mukwazhi

Publié le 29 novembre 2016 Lecture : 7 minutes.

Harare, capitale du Zimbabwe. Ce vendredi soir, en plein centre-ville, l’agitation gagne le dernier étage de l’hôtel New Ambassador. En prévision d’une pluie qui sera de fait abondante, une gigantesque tente blanche a été installée pour protéger la terrasse, transformée pour l’occasion en véritable salle de concert. Tout est presque prêt pour accueillir les centaines de personnes venues se divertir au son d’une musique live. Le programme de la soirée annonce un groupe de ­reggae, une chanteuse folk zimbabwéenne blanche installée en Afrique du Sud et un jeune DJ pour assurer la clôture du show.

Le prix d’entrée est de 5 dollars américains (4,70 euros), car ici la vie se paie en billets verts. Avec plus de 80 % de chômage, la somme à débourser n’est pas à la portée de tous, même si les nantis ont élu domicile dans la capitale. Conséquence de l’effondrement de l’économie au début des années 2000, la monnaie nationale a disparu en 2009, et les investisseurs ont déserté la région. Victime ordinaire d’une conjoncture désastreuse, le Book Café n’a pas eu d’autre choix que de mettre la clé sous la porte en juin 2015, après des années passées à maintenir la tête hors de l’eau.

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Liberté d’expression culturelle et politique

Aujourd’hui, garder son commerce et collecter des fonds est très difficile, voire impossible : « Tous les endroits de ce type ferment les uns après les autres, il n’y a tout simplement pas d’argent pour consommer et encore moins pour investir », explique Thomas Brickhill, 38 ans, propriétaire du Book Café depuis la mort de son père, en octobre 2014.

Décédé à l’âge de 56 ans, c’est ce dernier, Paul Roger Brickhill, qui a créé cette institution dont la réputation a largement dépassé les frontières du pays. Ce Zimbabwéen blanc, combattant féroce du régime d’Ian Smith, était une figure connue des milieux alternatifs. C’est après l’indépendance du Zimbabwe, en 1980, qu’il fonde avec sa première épouse la « librairie du peuple », dédiée à la liberté d’expression.

Fort sollicité par ses voisins sud-africains en quête de littérature interdite (pour cause d’apartheid), l’ancien espion, éditeur, écrivain et saxophoniste n’a jamais cessé de démonter les discours de la propagande coloniale.

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Et c’est dans la continuité de son rôle d’agitateur que le Book Café a vu le jour en 1997, une association culturelle qui installa ses quartiers en plein cœur de Harare. Il se dégageait une atmosphère fort chaleureuse de ce lieu fréquenté par les étudiants, les artistes, les travailleurs sociaux, les voyageurs et les intellectuels. Tout en bois et bordé de couleurs chaudes, le Book Café accueillait une librairie, un bar-restaurant et une scène de spectacle.

Sur les murs, des posters bigarrés célébraient les luttes prolétaires, le combat des femmes, la guerre contre le racisme et le colonialisme, en Afrique australe mais aussi à travers toute la planète. Le wifi était gratuit, une aubaine pour tous ceux qui ne pouvaient pas se l’offrir – fort nombreux.

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Critiques réprimées 

Une fois par semaine, les soirées open mic permettaient d’aborder tous les sujets possibles, comme ce jour où l’un des neveux du président Robert Mugabe, élu de la Zanu-PF – le parti au pouvoir –, accepta l’invitation d’un groupe d’étude pour débattre de la transition politique et des différents scénarios possibles, au cas où le « père de la nation » viendrait à disparaître. Ce soir-là, il y avait beaucoup de monde, les questions fusaient, les applaudissements et les railleries aussi. Un vieil homme très remonté provoqua un fou rire général en comparant le chef d’État nonagénaire à un maharadjah s’accrochant à ses privilèges.

Dans un pays où les attaques dirigées contre le pouvoir risquent d’être fatales, ce genre d’événement avait de quoi surprendre. Mais les déconvenues avec le régime de Mugabe étaient fréquentes. En 2002 par exemple, l’organisation de débats publics en pleine période électorale fut la provocation de trop. Le Book Café dut alors cesser ses activités pendant trois mois, après une série d’intimidations et de menaces.

Sur les murs, des posters bigarrés célébraient les luttes prolétaires, le combat des femmes, la guerre contre le racisme

Habitué des lieux, Itai Dzamara était journaliste et militant des droits de l’homme. Initiateur de la campagne Occupy Africa Unity Square, il y lançait des appels à la démission de Mugabe qui trouvaient un écho certain même si la discrétion était de mise. Connu pour organiser des rassemblements dans un square de Harare, il fut arrêté et passé à tabac de nombreuses fois, jusqu’à sa disparition en mars 2015.

Intercepté par des hommes non identifiés en sortant de chez le coiffeur, il fut emmené de force dans un fourgon dont les plaques d’immatriculation avaient été dissimulées. Sans nouvelles depuis plus d’un an, ses camarades présents sur la terrasse de l’hôtel New Ambassador affirment qu’il y a peu de chances qu’il soit encore vivant et que l’on retrouve jamais son corps.

Avant la fermeture du Book Café, il y avait aussi de la place pour la religion et les collectes de fonds pour des associations caritatives. Le dimanche matin était consacré à la messe, et parfois des sermons à la gloire de Dieu déclamés par un rappeur faisaient danser l’assemblée au son d’une musique hip-hop.

Système D

Aujourd’hui tributaire de lieux qui acceptent de l’accueillir gratuitement, Thomas Brickhill continue d’organiser ses soirées mensuelles, baptisées « pop up du Book Café ». Alors qu’il était autrefois soutenu par le Pamberi Trust, une ONG culturelle indépendante, l’absence de supports financiers ne lui permet pas actuellement d’envisager la location d’un nouvel espace.

Pour l’instant, seuls les arrangements avec des fournisseurs l’autorisent à poursuivre sa démarche. Ici, le troc est monnaie courante, et dans un tel climat la formule est la bienvenue : « Si vous voulez payer les artistes, il n’y a pas d’autre choix que les deals avec des vendeurs d’alcool ou des fermiers. En gros, c’est… tu me ramènes trois ou quatre clients et je t’achète tes poulets pour la restauration », soutient Brickhill.

Diplômé d’une école de cinéma londonienne, il est animateur télé dans une émission culinaire diffusée sur la chaîne nationale, un métier qui lui permet de gagner sa vie en attendant des jours meilleurs. Si la clientèle du Book Café est fidèle et répond présent, elle n’a pas toujours les moyens de consommer sur place. Et quand la rémunération des artistes et l’achat de matériel reposent en grande partie sur la vente de boissons, il faut trouver un juste équilibre entre les prix et la qualité des prestations proposées.

Par le passé, les rencontres poétiques, la projection de films et les soirées théâtrales faisaient la popularité de cet espace communautaire consacré aux arts. Tous les grands noms de la scène littéraire et musicale zimbabwéenne se sont produits au Book Café, comme le musicien Thomas Mapfumo, exilé aux États-Unis depuis une quinzaine d’années en raison de son opposition au régime.

Brickhill aime à rappeler la grande richesse culturelle de son pays et se désole de ne pas pouvoir en profiter au maximum : « Chaque année, les écoles de jazz et les académies de musique forment des artistes de grand talent, soucieux de préserver notre musique traditionnelle, et il est navrant de constater qu’ils auront beaucoup de mal à trouver des lieux où l’art est roi ! ».

Un destin zimbabwéen

Condamnée à mort pour le meurtre de Lloyd, un universitaire blanc qui l’a élevée depuis ses 9 ans, Mnemosyne – surnommée Memory – entreprend de revenir par écrit sur son parcours. Cet exercice est encouragé par son avocate, qui espère la révision de son procès expéditif en médiatisant son histoire. Mais il est surtout l’occasion pour la jeune femme albinos de démêler par l’écriture les fils de son histoire singulière.

Son récit fait des allers-retours entre sa vie dans la section féminine de la prison de Chikurubi et son passé écartelé entre des univers aux antipodes : son enfance dans un township de Harare haut en couleur avec sa famille biologique ; son adolescence choyée dans la villa de Lloyd ; sa vie d’expatriée à Londres, puis son retour dans un pays constamment en ébullition. Au bout de l’écriture, Memory parvient à comprendre son abandon et son adoption, et à accepter l’amour immense de ses deux pères, biologique et adoptif, le premier noir, l’autre blanc.

À travers ce roman bien ficelé sur ce destin de femme, qu’il faut lire jusqu’à son dénouement, la Zimbabwéenne Petina Gappah, 45 ans, dresse un portrait tout en nuances de son pays à travers l’expérience de l’altérité, la violence des traditions et le poids du non-dit.

Et fait valoir la possibilité de dépasser toutes ces barrières malgré la souffrance. Après son recueil de nouvelles Les Racines déchirées (paru en français chez Plon en 2010), primé par le Guardian First Book Award, Petina Gappah, qui vit entre Genève, Londres et Harare, a fait le choix de retourner plusieurs mois au Zimbabwe pour écrire in situ ce premier roman au long cours. Une réussite, portée par une belle traduction de l’anglais au français par Pierre Guglielmina.

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