Musique : Bonga court toujours

Il a chanté la lutte contre l’oppression coloniale, l’exil, la mondialisation… Depuis près d’un demi-siècle, Bonga cherche la bonne voix, dans une course de fond que cet ancien athlète n’est pas près d’abandonner.

Le chanteur Bonga. © Pauliana Valente Pimentel pour J.A.

Le chanteur Bonga. © Pauliana Valente Pimentel pour J.A.

leo_pajon

Publié le 23 novembre 2016 Lecture : 6 minutes.

Plus de 400 chansons au compteur, et il n’est toujours pas essoufflé. Le crooner angolais José Adelino Barceló de Carvalho, dit Bonga, entre d’un pas nonchalant dans les locaux de Lusafrica, le label auquel il est resté fidèle depuis plus de seize ans. Sur la pochette du 31e album qu’il vient de sortir, Recados de Fora, il s’affiche en chemisette zébrée, jouant clairement la carte africaine. Mais, ce jour-là, ce Portugais d’adoption, qui arrive tout juste de Lisbonne, est attifé à l’occidentale, arborant un élégant manteau anthracite et des Ray-Ban aux verres fumés. « Je ne les quitte jamais pour les interviews… Mes yeux diraient trop de choses », s’excuse-t‑il en riant. Entre deux blagues lâchées au régisseur du label, Angelo Spencer, il réclame un café. On s’étonne du timbre joyeux et clair de sa voix. « Ce n’est que lorsque je chante qu’elle devient rauque, explique-t‑il. D’ailleurs, cette voix m’a longtemps posé problème, j’en avais honte. Quand j’étais petit, mon oncle m’interdisait de participer aux chorus à l’église ! »

Aujourd’hui, c’est pourtant avec cette même voix éraillée, chargée d’émotion, qu’il envoie ses recados de fora, ses « messages d’ailleurs ». Quel ailleurs ? « Je parle depuis l’exil, précise l’artiste en “cavale” depuis près de quarante-cinq ans. Ne plus pouvoir vivre chez moi, en Angola, ni même en Afrique, me plonge dans une grande tristesse. Mais rester dans les démocraties européennes est un choix que j’ai fait pour pouvoir continuer à m’exprimer, à rester fidèle à moi-même. Qu’aurais-je fait, que ferais-je aujourd’hui dans mon pays d’origine, qui a connu tant d’années de guerre civile, puis la dictature ? Comment chanter ? Comment faire des spectacles ? » Et l’exilé d’énumérer les grands artistes africains qui, comme lui, ont quitté le continent : « Manu Dibango, Salif Keïta… » « Salif Keïta est retourné vivre au Mali », s’étonne-t‑on. « Mais je suis sûr qu’il va revenir bientôt en Europe ! » rigole le chanteur.

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C’est en 1966 que Bonga a pris la tangente. À ce moment-là, il n’est pas connu pour sa voix, mais pour ses jambes. « J’étais le meilleur en Angola sur le 200 m, le 400 m, le relais… Je pulvérisais tous les records nationaux. Du coup, j’ai été repéré par les Portugais, qui m’ont fait courir sous leur drapeau, et j’ai même signé un record pour le colonisateur en 1965 : quarante-sept secondes au 400 m ! » Ironie du sort, l’athlète « national » Adelino Barceló de Carvalho est en parallèle secrètement engagé dans la libération de l’Angola. Il fraie avec de jeunes militants, sans lien avec les partis, mais très actifs dans la lutte anticoloniale. « Moi, le plus souvent, je servais de coursier. Comme j’étais amené à voyager, avec les compétitions, je faisais passer des messages à l’étranger à d’autres militants, aux journalistes, sur la situation réelle du pays. »

je ne voulais pas m’aligner, je voulais chanter pour tous les Angolais

Tout s’arrête lorsque la très efficace police politique du régime salazariste, la Pide, infiltre le petit groupe de résistants. Les amis du sportif sont arrêtés, torturés. Le champion, démasqué, fuit en Belgique puis à Rotterdam, où vit une importante communauté cap-verdienne. C’est là qu’il enregistre en 1972 son premier album, Angola 72 (réédité depuis par Lusafrica), avec des musiciens du Cap-Vert pour le label néerlandais Morabeza. Le disque, et son tube « Mona Ki Ngi Xiça », est aussitôt adopté par les mouvements d’indépendance angolais. « Ce sont les marins qui l’ont importé illégalement au pays ; certains ont été emprisonnés pour ça », se souvient Bonga. Les textes, bourrés de métaphores politiques, la musique, inspirée de formes traditionnelles africaines, déplaisent fortement à l’occupant.

Disque d’or, le champion devenu chanteur apparaît en couverture des journaux bataves… et doit fuir à nouveau pour échapper à la Pide. Il repart en Belgique, traverse l’Allemagne, pour enfin s’établir à Paris. « Il y avait une atmosphère de fête et une effervescence artistique incroyable, raconte Bonga. Le niveau musical était très bon : j’ai commencé à tourner avec le groupe Batuki, constitué de musiciens américains, antillais, africains, brésiliens… » Le cocktail fait tourner les têtes. En 1973, les musiciens sont ovationnés lors d’un concert américain pour les Nations unies.

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Durant les années 1970 et 1980, l’artiste continue d’enregistrer et de jouer à Paris. « La Mutualité, Pleyel, l’Olympia… Nous avons fait toutes les grandes salles, parfois même il fallait planifier de nouvelles dates tellement nous étions réclamés. C’était une véritable gifle contre tous ceux qui empêchaient Bonga de s’exprimer en Angola… », sourit la star, qui n’hésite pas à parler d’elle à la troisième personne. L’artiste choisit de rester en Europe, malgré l’indépendance gagnée en 1975. Les groupes nationalistes qui se déchirent le pays ont souvent sollicité l’appui de la « voix de l’indépendance »… « Mais je ne voulais pas m’aligner, je voulais chanter pour tous les Angolais. » Et lorsque José Eduardo dos Santos arrive au pouvoir en 1979, la censure reste forte dans l’industrie musicale, ce qui ne favorise pas le retour du chanteur.

Président

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Aujourd’hui encore, les rapports de Bonga avec son pays sont contrastés. Il est diffusé à la radio, invité parfois sur les plateaux de télévision, part y jouer occasionnellement, comme pour un réveillon, en 2015, dans sa ville natale de Kipri. « Mais une forme de censure existe toujours, tempère l’artiste. Il y a des “empêchements” : quand je fais un succès international, on n’en parle pas. Et si je vais sur place, je prends mes précautions… Je ne veux pas être le Franklin Boukaka [artiste congolais assassiné en 1972] angolais. »

Bonga, l’athlète international, le militant clandestin, la voix de la révolte angolaise, la star de la chanson à cheval sur les continents a tant vécu, tant sillonné de contrées qu’on se demande ce qui le fait encore courir. Peut-être souhaite-t‑il passer le flambeau ? Après avoir partagé le micro avec des géants de la chanson (Bernard Lavilliers, Cesaria Evora…), c’est au rappeur franco-rwandais Gaël Faye qu’il a récemment prêté sa voix éraillée pour le titre « Président ». « Tous les jours je reçois des coups de fil pour des collaborations… Mais si la chanson parle du soleil ou de bunda (« cul », en portugais), ça ne m’intéresse pas. Gaël, lui, c’est un battant. Qu’est-ce qu’il a collé aux dirigeants africains avec “Président” ! Quand je vois que j’ai ce genre d’héritier, je me dis que ça vaut le coup d’avoir dit tout ça dans ma musique… »

Mais si Bonga poursuit sa course, en satellite, les yeux rivés sur son pays de naissance, c’est aussi qu’il a toujours envie de se battre. « Je chante pour cette jeunesse perdue, paniquée par la mondialisation. Pour moi, le grand drame du pays, mais aussi du continent africain, c’est l’absence de fraternité entre nous. Les bourgeois d’aujourd’hui ont remplacé les colons d’hier et vivent toujours sur le dos du peuple. Cette crise dont on nous rebat les oreilles n’existe pas pour tout le monde. Dans l’album, j’essaie de parler de cet espoir déçu de la décolonisation. On pensait que l’indépendance mettrait fin à la famine, apporterait de la solidarité, mais rien de tout cela n’est arrivé. » Soudain, Bonga se tait. Plus de rires, plus d’anecdotes du passé ni de slogans engagés. Et le septuagénaire murmure, comme pour lui-même : « Angola, je t’aime tellement mais je ne suis pas là. »

Fidèle à lui-même

Ne vous attendez pas à être suffoqué de surprise à l’écoute du 31e album de l’icône lusophone. Du semba originel à la morna cap-verdienne, l’artiste continue de déverser sa saudade, cette mélancolie parfois teintée d’allégresse qu’il chante avec l’énergie des désespérés. Quelques chansons donnent au disque des allures de testament. Bonga salue ses amis disparus avec un hymne à l’amour du répertoire de Cesaria Evora, « Odji Maguado », composé par le Cap-Verdien B. Leza ; mais aussi avec « Banza Rémy », pour le journaliste français Rémy Kolpa Kopoul, qui l’a beaucoup soutenu au début de sa carrière. Chœurs, cuivres, flûte, voix cassée et caressante, toujours doublée du dikanza, ce bambou strié, frotté avec une baguette… Bonga reste fidèle à lui-même. Mais la magie est intacte. Et son vague à l’âme, puissant, continue de déferler en nous, de nous emporter au large dans un voyage transatlantique entre Cap-Vert, Brésil, Portugal et, bien sûr, Angola. L.P.

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