Canada : l’autre nation Arc-en-Ciel

Portes grandes ouvertes, intégration très poussée des nouveaux arrivants dans le respect de leurs différences… Dans l’autoproclamé « pays le plus tolérant du monde », le multiculturalisme est érigé en modèle. Et si tout n’était pas aussi rose ?

Arrivée au Canada il y a quelques années, une femme brandit le portrait d’une nouvelle immigrante. © Lucas Oleniuk/Toronto Star via Getty Images

Arrivée au Canada il y a quelques années, une femme brandit le portrait d’une nouvelle immigrante. © Lucas Oleniuk/Toronto Star via Getty Images

Publié le 1 décembre 2016 Lecture : 5 minutes.

On aperçoit sa vitrine au détour des murs de brique rouge de la rue Saint-Joseph, l’une des artères commerçantes de Québec. Au milieu des microbrasseries et des bars à poutine – le plat local fait de frites et de fromage –, Jean-Claude, la cinquantaine souriante, a ouvert son épicerie africaine avec son épouse il y a douze ans déjà. Venu de Kigali, le couple fait partie de la première vague de migrants arrivés d’Afrique à la fin des années 1990.

Ils ont donc vu Rwandais, Camerounais, Congolais, Ivoiriens, Marocains et Algériens débarquer en nombre au Canada, alléchés par les belles perspectives qu’offre la dixième puissance économique mondiale. À tel point qu’en 2011, lors du dernier recensement, le pays comptait 570 000 ressortissants africains sur 32,9 millions d’habitants.

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Un accueil massif des immigrés

Derrière son comptoir, où sont exposés jus de bissap, pommades éclaircissantes et boubous, Jean-Claude ne tarit pas d’éloges sur sa terre d’adoption : « Les autorités font tout pour nous aider à notre arrivée. Logement, formation, emploi, on ne se sent jamais livré à soi-même ! » Connu pour la générosité de sa politique d’accueil (320 000 nouveaux arrivants en 2015-2016, contre un peu plus de 230 000 en France), le Canada est le pays de l’OCDE où les enfants d’origine étrangère connaissent le meilleur taux de réussite scolaire, celui où la population issue de l’immigration est le mieux représentée au Parlement… Un succès qu’il faut relativiser.

Car, dans le cadre de cette « immigration VIP », seuls sont acceptés les plus diplômés. En 2012, les migrants économiques représentaient 60 % des arrivées, contre 9 % en France en 2015. Une nécessité pour ce pays vieillissant, qui recherche de la main-d’œuvre bon marché. Fin octobre 2016, son Conseil consultatif économique recommandait d’accueillir 450 000 migrants par an. Il pourrait être exaucé : après l’élection de Donald Trump, qui menace d’expulser plusieurs millions de clandestins, le site canadien de l’Immigration a été pris d’assaut et saturé pendant des heures.

Je préfère être taximan ici qu’ingénieur au chômage en Algérie

Autre carence de cette politique migratoire, elle n’offre pas de débouchés adéquats aux nouveaux venus. Médecins, ingénieurs ou professeurs dans leur pays d’origine, ils doivent souvent accepter, une fois au Canada, de travailler dans un tout autre secteur. Confortablement assis dans sa grosse berline, Smaïl, diplômé en génie civil en Kabylie, est devenu chauffeur : « Je n’avais pas le choix, mes diplômes ne sont pas reconnus ici. Mais je préfère être taximan ici qu’ingénieur au chômage en Algérie ! »

Dans la province de Québec, le gouvernement local a conscience du problème, et Christine Saint-Pierre, la ministre des Relations internationales et de la Francophonie, tente d’y remédier. Elle espère signer d’ici à 2018 un partenariat d’équivalence avec le Maroc, qui permettrait aux ressortissants du royaume de postuler directement dans leur branche de prédilection. Une première pour un pays africain.

Une tradition multiculturaliste stratégique

Mais pour Justin Trudeau, le Premier ministre canadien, il est hors de question de considérer l’immigration comme une simple variable d’ajustement économique. Officiellement du moins. Pour cet ardent défenseur d’un multiculturalisme devenu à ses yeux « aussi emblématique du Canada que le sirop d’érable », l’ouverture du pays sur le monde est un enjeu de société. Et un héritage familial qu’il se doit d’honorer.

Car son père, l’ancien Premier ministre Pierre Elliott Trudeau, s’est battu dès 1971 pour la défense des particularismes culturels de tous les citoyens, un principe inscrit dans la loi en 1988. Plus qu’une philosophie, le multiculturalisme est donc un marqueur politique qui assure pérennité et succès à la dynastie. Un modèle défendu « au nom de la tolérance », a répété Justin Trudeau lors d’un discours, en août dernier.

Mais aussi au nom d’un certain pragmatisme politique, souligne Xavier Landes, chercheur au Centre d’études sur l’égalité et le multiculturalisme de Copenhague, au Danemark : « Au Canada, le multiculturalisme a été conçu comme une entreprise de construction nationale, destinée à lutter contre l’indépendantisme québécois. » Car, en promouvant toutes les différences, le gouvernement fédéral d’Ottawa compte bien diluer celles revendiquées par les indépendantistes québécois depuis des décennies.

Face à cette stratégie, le Parti québécois (PQ, indépendantiste), soucieux de préserver le particularisme francophone et catholique local, avait fait de la diminution des flux migratoires un cheval de bataille durant ses années de pouvoir (2012-2014). « Pauline Marois, la Première ministre provinciale, a défendu un enseignement nationaliste de l’histoire et l’interdiction du port de signes religieux ostentatoires dans la fonction publique, suscitant beaucoup de polémiques », rappelle Charles Thibout, chercheur à l’université Paris I. Elle avait même été victime d’un attentat.

Aujourd’hui, malgré le retour des libéraux à la tête de la province, l’immigration reste un sujet ultrasensible : « Le Québec a obtenu du gouvernement fédéral la compétence pour sélectionner les migrants. Nous voulons qu’ils parlent le français : cela facilite leur intégration, et il y va de la pérennité de notre identité. En Amérique du Nord, nous ne sommes que 2 % de francophones ! », rappelle Christine Saint-Pierre.

Islamophobie minoritaire

Autre conséquence de cette ouverture à l’immigration de masse : l’émergence de courants xénophobes semblables à ceux qui fleurissent en Europe. Comme Pegida Canada (20 000 abonnés sur Facebook et une vingtaine de membres actifs à plein temps), qui organise chaque mois des manifestations contre « l’islamisation de la société », tout en affirmant « militer pour l’accueil des réfugiés et leur intégration ».

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Sous le couvert de l’anonymat, un de leurs membres déclare pourtant « préférer zéro immigration islamique » : « Beaucoup de non-musulmans sont victimes d’agressions islamistes au Moyen-Orient. Nous préférons accueillir ces gens-là en priorité. » Cette pensée reste toutefois minoritaire dans un pays où, selon l’institut Environics, 85 % de la population se dit attachée au multiculturalisme. Un principe fort dans la construction nationale de cet État aussi vaste que peu peuplé. Les immigrés, eux, attachent souvent bien plus d’importance aux perspectives économiques qu’offre le Canada qu’à la préservation de leur culture d’origine.

Alphonse, un infirmier quinquagénaire débarqué d’Abidjan en 2015, abandonnerait volontiers tout particularisme pour s’épanouir ici, en toute tranquillité : « Même si je ne comprends pas toujours l’accent local, je suis heureux d’entendre mes enfants parler déjà comme des Québécois, du moment qu’ils ont la promesse d’un avenir meilleur. Pour s’intégrer, il faut brûler le bateau sur lequel on a voyagé. Et moi, je l’ai brûlé sans regrets. »

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