Japon : Akihito, le prisonnier aux chaînes de soie
Après vingt-sept années de règne, l’empereur Akihito voudrait tirer sa révérence. Mais son abdication se heurte à des obstacles juridiques. Et ne fait pas l’affaire du Premier ministre Shinzo Abe.
C’était seulement la deuxième fois en près de vingt-sept années de règne qu’il prenait la parole, à la télévision, pour s’adresser à son peuple. Ce 8 août 2016, l’empereur Akihito, souverain céleste et héritier du trône du Chrysanthème, 125e descendant d’une lignée régnant sur l’archipel depuis plus de deux mille six cents ans, confiait à ses sujets son désir de pouvoir prochainement transmettre sa charge à son fils Naruhito.
À la fois chef de l’État et plus haute autorité du shintoïsme, le vieux monarque de 82 ans n’a pas prononcé le mot « abdication », formellement proscrit depuis une loi impériale remontant à 1889. Mais il a évoqué « sa grande fatigue », ses « ennuis de santé » et a également dit, de manière assez directe, qu’il refusait l’éventualité d’une régence. En ouvrant ainsi le débat sur son abdication, il a forcé le gouvernement du Premier ministre nationaliste Shinzo Abe à se saisir de la question.
Une pratique de plus en plus fréquente
Renoncer volontairement au pouvoir est devenu monnaie courante sous d’autres cieux. En 2013, Benoît XVI a quitté sa charge pontificale, le roi Albert II de Belgique a abdiqué en faveur de son fils Philippe tout comme Beatrix, la reine des Pays-Bas, en faveur de Willem-Alexander. Ce dernier exemple a inspiré la famille royale japonaise, très proche de celle des Orange-Nassau.
Pourtant, dans l’archipel, la volonté du souverain se heurte à un écueil constitutionnel. Certes, près de la moitié de ses prédécesseurs ont abdiqué (le dernier, Kokaku, en 1817) ; mais, depuis l’avènement de l’ère Meiji (1868), qui a marqué la restauration de l’autorité impériale sur celle du shogun, cette possibilité est tout bonnement interdite. Cette décision, qui émanait de Mutsuhito, le lointain aïeul d’Akihito, a été confirmée par la Constitution de 1946, imposée par le général américain MacArthur, victorieux de la guerre du Pacifique.
Aujourd’hui plus que jamais son caractère irréversible met en relief l’incongruité du statut du souverain. Le tenno – l’empereur – n’est plus un dieu vivant et ne joue plus aucun rôle politique. Symbole de la nation et de l’unité du peuple, il fait l’objet d’un immense respect. C’est la figure la plus vénérée du pays. Et aussi, paradoxalement, celle qui a le moins de droits.
Protocole et dépressions
Le monarque et sa famille vivent dans un palais qui ressemble fort à une prison dorée, sous le contrôle étroit des fonctionnaires de l’Agence de la maison impériale. Ils sont notamment contraints de leur soumettre plusieurs jours à l’avance le programme de leurs activités officielles. Les pesanteurs du protocole et le poids des traditions ont contribué à faire sombrer la princesse Masako dans une grave dépression.
Cette jeune femme moderne, diplômée de Harvard et promise à une brillante carrière dans la diplomatie, n’a pas supporté la vie de réclusion et les brimades qui sont son lot quotidien depuis son mariage, en 1993, avec le prince héritier Naruhito. Victime d’une fausse couche en 1998, critiquée par la presse pour avoir donné naissance à une fille, Aiko, en 2001 (la loi impériale n’admet l’accession au trône qu’aux seuls héritiers mâles), l’infortunée Masako s’est effondrée psychologiquement et n’est pratiquement pas apparue en public entre 2003 et 2012. Avant elle, sa belle-mère, l’impératrice Michiko, avait également connu les affres de la dépression.
Proche du peuple
Akihito jouit cependant d’une immense popularité. Lui et son fils Naruhito (56 ans), ont malgré tout réussi à dépoussiérer la monarchie et à abolir – dans les limites de la convenance – la distance avec le peuple. L’austère souverain a frappé les esprits en rendant visite aux rescapés du terrible tsunami qui a endeuillé l’archipel en mars 2011, et en s’agenouillant devant eux, en signe d’empathie et de compassion. La mise en scène de leur vie privée tend aussi à accréditer l’image d’une « monarchie des classes moyennes ».
Akihito s’est plu à casser les codes. Il a épousé Michiko, une roturière rencontrée sur un court de tennis, un sport pratiqué assidûment par la famille impériale. Lui qui avait été séparé de ses parents à l’âge de trois ans et confié aux soins de précepteurs a été le premier prince à élever ses trois enfants, les princes Naruhito et Fumihito et la princesse Sayako.
Naruhito a marché sur les traces de son père en épousant à son tour une roturière. Et n’a pas hésité à critiquer avec véhémence les fonctionnaires de la maison impériale, coupables, à ses yeux, d’avoir « étouffé la personnalité de la princesse Masako ».
Sur un plan politique, l’empereur et le prince héritier, qui est féru d’histoire, sont viscéralement attachés à leur rôle de garants d’un Japon pacifiste. Akihito a multiplié les messages subliminaux en ce sens. Il a choisi de baptiser son règne Heisei, l’ère de « l’accomplissement de la paix ».
Dans son allocution du 8 août, il a réitéré ses « profonds remords » pour les souffrances que le Japon a infligées à ses voisins asiatiques pendant la guerre de 1937-1945. Chacun a bien compris que le nationalisme décomplexé et les penchants militaristes du Premier ministre, Shinzo Abe, ne sont pas sa tasse de thé.
Une politique extérieure préventive
Ce dernier, qui dispose d’une majorité dans les deux chambres du Parlement, rêve d’amender la loi fondamentale pour réviser l’article 9, qui stipule que le Japon renonce éternellement à la guerre. Abe veut en finir avec ce carcan paralysant et augmenter l’effort militaire, pour faire face aux nouvelles menaces que font planer la Chine et la Corée du Nord nucléarisée. Son projet nationaliste n’est guère populaire, tant une majorité des Japonais, à l’image de la famille impériale, reste imprégnée de principes pacifistes.
Mais l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis pourrait apporter de l’eau au moulin du Premier ministre, qui a d’ailleurs été le premier dirigeant à rencontrer le nouvel élu, le 17 novembre à New York. Trump souhaite en effet inciter ses alliés d’Asie et d’Europe à se réarmer afin d’alléger le fardeau de Washington…
Modernisation
Les envies d’abdication d’Akihito tombent au plus mauvais moment pour Shinzo Abe : 85 % des Japonais approuvent le vœu de l’empereur. L’opinion ne comprendrait pas que le Premier ministre fasse traîner les choses. Mais toucher au statut constitutionnel du tenno risquerait de mobiliser toutes les énergies et de susciter des débats interminables, par exemple sur la loi salique, qui interdit aux femmes de monter sur le trône. Par fidélité à la tradition, Abe ne souhaite pas s’aventurer sur ce terrain-là, même s’il est par ailleurs favorable à une participation accrue des femmes en politique.
Surtout, le Premier ministre veut rester maître de l’agenda, et donner la priorité à la révision de l’article 9. Il s’est engagé à « respecter les sentiments » de l’empereur et a installé une commission chargée de lui soumettre des propositions. Celle-ci se réunit depuis la mi-octobre, mais la montagne pourrait bien accoucher d’une souris. Afin de remettre à plus tard le débat sur la modernisation de la maison impériale et la révision d’un mode de succession devenu anachronique, l’exécutif pourrait privilégier la formule d’une réforme minimale : créer un régime dérogatoire au profit d’Akihito, et de lui seul. Un compromis guère courageux, mais politiquement habile…
Et si c’était Aiko ?
La maison impériale japonaise, aussi nommée lignée Yamato, est la plus ancienne dynastie du monde. Naruhito, né en 1960, est appelé à succéder à son père, Akihito, monté sur le trône à la mort de Hirohito (1926-1989), qui signa la capitulation du Japon en 1945. Naruhito n’ayant pas de descendant mâle, c’est à Hisahito (né en 2006), le fils de son frère cadet Fumihito, qu’il reviendra de perpétuer la lignée, sauf si la règle de la primogéniture masculine est abrogée pour permettre à la fille unique du prince héritier, la princesse Aiko, née en 2001, d’accéder au trône.
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