Issad Rebrab, PDG de Cevital : « Mon luxe, c’est de créer de nouvelles usines »
L’industriel algérien donne l’impression de ne jamais s’arrêter. À 72 ans, il vient d’inaugurer une nouvelle chaîne de production de verre plat, dans son usine de Larbaa, au sud-est d’Alger.
Le 14 novembre, le PDG du groupe Cevital a inauguré en grande pompe la deuxième chaîne de production de verre plat dans son usine de Larbaa, une grande bourgade située à une trentaine de kilomètres au sud-est d’Alger. L’histoire de ce site exhale un doux parfum de revanche. Ici même, en février 1995, un groupe islamique armé avait investi un complexe sidérurgique appartenant à Issad Rebrab. Les terroristes y faisaient exploser une dizaine de bombes, le réduisant à un champ de cendres et de ruines. Ce jour-là, sur les lieux du drame, le patron algérien glisse à l’un de ses employés : « Ils l’ont détruite, nous allons la reconstruire un jour. »
Deux décennies plus tard, le pari a été tenu avec à la clé un investissement total de près de 300 millions d’euros. « Cela me fait chaud au cœur que la paix soit revenue en Algérie et que la décennie noire soit derrière nous, confie Rebrab à Jeune Afrique dans son bureau cossu. Vingt ans après cette attaque terroriste, nous avons reconstruit en mieux ce qu’ils ont détruit. »
Exploité via la Mediterranean Float Glass (MFG), une des nombreuses filiales du conglomérat dirigé par la famille Rebrab, le complexe de Larbaa s’étend sur une superficie de 30 hectares. Fabriquant chaque jour 1 400 tonnes, essentiellement destinées à l’exportation au Maghreb, en Europe et en Turquie, il emploie 1 030 travailleurs. Avec un chiffre d’affaires prévisionnel de 45 millions d’euros pour l’année 2016, MFG devient le premier producteur de verre plat de qualité premium en Afrique.
Devant un parterre d’invités (ambassadeurs accrédités à Alger, anciens ministres et hommes d’affaires locaux et étrangers) réunis sous un chapiteau pour échapper à la pluie battante, Issad Rebrab affiche ses ambitions : installer son groupe comme premier exportateur privé algérien de taille mondiale, après le géant pétrolier public Sonatrach. « Cevital prévoit d’exporter pour 3 milliards de dollars [2,8 milliards d’euros] en 2020, dont 2 milliards viendront de l’électroménager », explique le milliardaire kabyle, classé dans le top 10 des Africains les plus riches.
À l’heure où l’Algérie est durement frappée par une crise financière à la suite de la chute des cours du pétrole, qui assure, avec le gaz, 95 % de ses revenus en devises, Cevital représente un exemple de réussite susceptible d’inciter le pays à passer enfin d’un modèle fondé sur la rente pétrolière à une économie diversifiée et compétitive. « Les entreprises algériennes peuvent créer de l’emploi et de la richesse, et conquérir des parts de marché à l’international, pour peu qu’on les laisse investir et qu’on libère les initiatives », soutient Rebrab.
Sur les blocages, le PDG de Cevital en connaît un rayon, lui dont divers projets lancés en Algérie au cours de la dernière décennie ont été abandonnés ou retardés en raison de contraintes administratives ou politiques. Mais il en faut davantage pour décourager ce capitaine d’industrie qui affiche désormais comme slogan « l’Algérie exportatrice ».
Jeune Afrique : Une nouvelle usine en Algérie, une raffinerie de sucre au Sri Lanka, une usine sidérurgique au Brésil, des projets d’investissements au Paraguay… Issad Rebrab ne s’arrête jamais. Qu’est-ce qui vous fait courir le monde ?
Issad Rebrab : Je cours le monde pour Cevital parce que je suis passionné par la création. Depuis 1971, date de création de la première unité industrielle avec un fonds de 5 000 dollars, j’ai constamment réinvesti notre cash-flow. Et je ne compte pas m’arrêter là.
Cevital inspire confiance, car les gens savent ce que fait ce groupe et ce qu’il pèse, en Algérie et ailleurs.
Pourquoi cherchez-vous à investir toujours plus ?
Pour servir le groupe Cevital et l’Algérie. Une petite anecdote pour expliquer comment peuvent naître des projets : quand le président du fonds d’investissement émirati Abraaj a visité les usines de Cevital à Béjaïa et à Sétif, il a été époustouflé. Il m’a donc présenté à un homme d’affaires sri-lankais qui souhaitait investir dans l’agroalimentaire dans son pays. Là-bas, j’ai ainsi visité un port en eau profonde tout neuf. J’ai demandé à avoir deux quais, un terrain au niveau de ce port et la garantie que l’État protégerait le marché.
J’ai expliqué que Cevital a l’expertise pour réaliser une raffinerie de sucre capable de faire passer le pays au stade d’exportateur, une raffinerie d’huile et un moulin à farine, mais la législation algérienne ne permet pas de faire sortir de l’argent pour l’investir à l’étranger.
Le président d’Abraaj m’a répondu : « M. Rebrab, l’argent, c’est moi. » Peu de temps après, un grand groupe indien installé à Singapour m’a proposé d’acheter la totalité de nos exportations et m’a offert la possibilité d’acquérir une sucrerie en Birmanie. Voilà. Quand une opportunité se présente, Cevital essaie de la saisir.
Vous êtes reçu par des présidents ou des Premiers ministres en France, au Brésil, au Sri Lanka, au Paraguay, en Italie, au Sénégal. Que disent-ils à cet homme d’affaires algérien que les autorités de son propre pays refusent de recevoir ?
Ce qui intéresse les gouvernements, les chefs d’État ou les Premiers ministres, c’est le développement de leurs pays à travers l’emploi et la création de richesses. L’argent existe pour des projets qui sont rentables, de taille mondiale et réalisés avec la dernière technologie. Parfois, il peut manquer une chose essentielle : la confiance. Mais Cevital inspire confiance, car les gens savent ce que fait ce groupe et ce qu’il pèse, en Algérie et ailleurs. C’est pour cela que les responsables que vous citez nous demandent d’investir chez eux pour créer de la richesse, de l’emploi et développer leur commerce extérieur.
Cevital est un immense conglomérat, actif dans l’agroalimentaire, la sidérurgie, la grande distribution, la presse, l’automobile, l’électroménager, le transport, la construction… Y a-t-il encore des secteurs que vous souhaitez explorer ?
Nous avons encore beaucoup d’ambitions autour des pipelines. On sollicite tout le temps Cevital pour des partenariats dans tous les domaines, en Algérie comme à l’étranger. Étant curieux, je ne dis jamais non. S’il existe un marché pour le projet, si celui-ci est rentable, compétitif et bankable, nous fonçons.
Vous venez d’être reçu par le président brésilien et quatre de ses ministres. Que comptez-vous faire au Brésil ?
Le Brésil, où j’ai commencé à prospecter en 2013, a de grands potentiels dans l’agriculture, mais d’immenses problèmes de logistique. Pour assurer notre sécurité alimentaire à moindre coût, il fallait investir dans la logistique. Nous avions donc décidé de construire quatre ports dans le nord du Brésil pour augmenter nos flux de produits qui viendraient de ce pays et y exporter nos fertilisants.
À l’issue de sa visite sur le site de Cevital à Béjaïa, le gouverneur de l’État du Pará [dans le Nord], qui fait deux fois la taille de la France, a tenu à ce que notre groupe investisse chez lui. Pour un dollar symbolique, les Brésiliens ont ainsi accepté de nous céder 1 000 ha pour la réalisation d’un projet dans le minerai de fer, pour lequel Cevital possède un marché aussi bien en Europe qu’en Algérie.
Sauf que ce projet sidérurgique nécessite un investissement de 1,5 milliard de dollars, et que Cevital ne peut pas le financer dans la mesure où la loi nous interdit de sortir notre argent. Le président brésilien nous a donc recommandé auprès de la Banque nationale d’investissement [BNDES], qui encourage les investissements étrangers, pour nous accompagner dans ce projet. Nous sommes en discussion avec les responsables de cette banque.
Vous prospectez également au Paraguay…
Le groupe Cevital est intéressé par la stévia, dont on peut extraire un substitut de sucre et qui est produite en grande quantité dans ce pays d’Amérique latine. Le Paraguay est également le quatrième exportateur mondial de viande, secteur qui retient également notre attention.
Quel bilan faites-vous de l’acquisition des aciéries Lucchini en Italie ?
Nous avons bénéficié du savoir-faire dans les aciers spéciaux de ce deuxième sidérurgiste en Italie, qui fabrique notamment les rails de chemin de fer. Nous avons réalisé une aciérie électrique et un laminoir de rails ultramoderne. Nous en sommes au montage financier. De Lucchini, nous avons hérité de 166 ha au centre-ville de Piombino, un port et 350 ha de terrain en concessions. En Italie, outre la modernisation de la sidérurgie, nous travaillons sur une plateforme logistique et plusieurs complexes agroalimentaires.
L’expérience de colocalisation des français Brandt et Oxxo est-elle concluante ?
Plus que concluante. Les deux sociétés étaient en faillite. Notre objectif était de redonner vie à ces sociétés pour maintenir les emplois en France tout en investissant dans des unités modernes et très compétitives en Algérie afin de créer des synergies.
En France, nous ne faisons que la partie « chaud » – fours, cuisinières et plaques –, tandis que la partie « froid » est fabriquée en Algérie. Nous bénéficions des marques que nous avions rachetées et du réseau de distribution au niveau mondial. Je crois au système de colocalisation pour notre pays et pour l’Europe. Nous pouvons créer de grands groupes qui peuvent aller à l’international avec divers produits.
Vous avez rencontré en décembre 2014 le président Macky Sall. Vous souhaitiez alors investir 500 millions de dollars au Sénégal. De quoi s’agit-il ?
J’ai demandé au président sénégalais la possibilité d’exploiter une mine de phosphate pour produire des fertilisants pour notre marché en Amérique et au Brésil. M. Sall m’avait aussi proposé de reprendre une raffinerie et l’usine Suneor, première entreprise agroalimentaire au Sénégal.
Depuis, ils ne sont plus revenus à la charge. Si un gouvernement ne répond pas, nous passons à autre chose. Nous n’avons pas de temps à perdre. J’ai également été plusieurs fois au Soudan, mais là-bas aussi les projets mettent une éternité à se concrétiser, contrairement à l’Europe ou à l’Amérique.
Est-il si difficile d’investir en Afrique subsaharienne ? N’y a-t‑il pas d’opportunités dans cette partie du continent ?
Ce ne sont pas les opportunités qui manquent. Nous sommes sollicités de partout. À un certain moment, j’avais deux projets au Mali : l’exportation de purée de mangue vers l’Algérie et l’Europe, et une sucrerie délaissée par les Sud-Africains que le gouvernement m’avait proposé de construire. Je les ai laissés tomber en raison de l’insécurité qui règne dans ce pays. De même, nous avions acheté des remorques réfrigérantes dans le cadre de la construction d’une plateforme logistique dans le nord du Nigeria pour augmenter l’exportation de nos produits : des convois de cent semi-remorques devaient rallier ce pays via la route transsaharienne. Nos autorités nous ont déconseillé de poursuivre l’aventure, là encore du fait de l’absence de sécurité.
Combien pèse aujourd’hui le groupe Cevital ?
Notre chiffre d’affaires est de 4 milliards de dollars pour 18 000 collaborateurs. Nous réalisons une croissance de 30 % en moyenne par an depuis quinze ans. Cevital est le premier groupe privé en Algérie, le deuxième exportateur et le deuxième contributeur en fiscalité après Sonatrach. En réalité, Cevital est une vache à lait pour l’Algérie.
Quels sont vos prochains investissements en Algérie ?
Cette année, nous avons eu quatre entrées en production : la deuxième ligne de verre plat à Larbaa qui vient d’être inaugurée, l’usine de machines à laver de Sétif, qui exporte déjà, l’usine Oxxo [fourniture de solutions de portes et fenêtres] à Bordj Bou Arreridj et enfin une usine de production de charpentes métalliques à Bouira. Pour 2017, une usine laminoir démarrera sa production à Oran. Il y aura aussi le grand projet de Brandt à Sétif, qui emploiera 7 500 salariés [90 % de production à l’export]. Enfin, l’unité de trituration de graines oléagineuses de Béjaïa va faire passer l’Algérie du stade d’importateur à celui d’exportateur.
Il y a dix ans, vous aviez présenté le projet d’un hub portuaire à Cap Djinet [80 km à l’est d’Alger] qui devait générer un chiffre d’affaires de 35 milliards de dollars à l’horizon 2025. Où en est ce dossier ?
Les demandes ont été faites, nous sommes toujours en attente d’une réponse.
Le projet est donc toujours dans les cartons.
Absolument.
Comment expliquez-vous que le gouvernement bloque votre projet alors qu’il a lancé un projet similaire à Cherchell [90 km à l’ouest d’Alger] avec un prêt chinois de 3,3 milliards de dollars ?
Il faudra poser la question aux autorités algériennes. Je suis incapable de vous donner une réponse. J’espère qu’un jour nous y arriverons. Nous regrettons évidemment ces blocages, mais nous avons toujours plusieurs fers au feu.
Vous aviez racheté en 2016 le groupe El Khabar avec son quotidien, sa télé et ses imprimeries. Le gouvernement s’y est opposé, et la justice a annulé la transaction. N’avez-vous pas commis des erreurs dans la gestion de cette affaire ?
Des actionnaires d’El Khabar qui traversaient des difficultés sont venus me voir. Je voulais les aider. Je l’ai fait. Plus tard, les choses ont été mal interprétées. La justice a pris sa décision, je la respecte.
Avez-vous des projets dans les médias ?
Nous sommes déjà propriétaires du quotidien francophone Liberté. Mais aujourd’hui, les médias ne sont pas une priorité de Cevital. Ce n’est pas ma tasse de thé.
L’Algérie est frappée par la crise à la suite de la chute des cours du pétrole. Quelle est votre appréciation de cette situation ?
La crise est telle que les autorités sont obligées de réduire les dépenses de fonctionnement et d’équipements. Des entreprises qui travaillent avec l’État ont du mal à se faire payer. Certains responsables disent même que les fonctionnaires risquent de ne pas être payés à l’avenir. Oui, la situation est inquiétante.
Cette crise illustre l’incapacité de sortir du modèle rentier pétrolier pour aller vers une économie diversifiée. Si vous étiez président de la République, quelles sont les mesures ou les réformes que vous adopteriez pour sortir de ce modèle pétrolier ?
N’importe quel économiste vous dira combien il est suicidaire pour un pays que son économie repose sur un seul produit, en l’occurrence le pétrole et le gaz pour l’Algérie. Il est d’autant plus urgent de diversifier notre économie qu’en 2030 la population algérienne sera de 50 millions d’habitants. Il faut de l’emploi, du logement et des ressources énergétiques pour ces 10 millions d’âmes supplémentaires qui vont venir dans quinze ans. Comment va-t‑on s’en sortir si notre économie continue à dépendre des hydrocarbures ? C’est intenable. Ce ne sont pas les idées qui manquent mais l’absence de décisions. Il nous faut des hommes qui prennent des décisions très, très rapidement.
Vous avez 72 ans et vous êtes dans les affaires depuis presque cinquante ans. Songez-vous à la retraite ?
À 60 ans, je me disais que je la prendrais à 70 ans. J’ai rencontré récemment deux industriels italiens qui continuent de travailler bien qu’ils soient respectivement âgés de 86 et 92 ans. J’ai constaté que si on veut vraiment se maintenir en bonne santé, il faut rester actif. Sincèrement, je ne pense pas aujourd’hui prendre ma retraite.
Que faites-vous en dehors du travail ?
Je fais du sport tous les matins. Pendant les vacances d’hiver, je fais du ski alpin. Je lis dans l’avion quand je voyage. Et je voyage beaucoup.
Vous êtes à la tête d’une des plus grosses fortunes d’Algérie. Avez-vous des goûts de luxe ?
Mon luxe, c’est de créer de nouvelles usines. Pour le reste, je suis capable de manger dans un beau restaurant comme d’aller dîner dans un boui-boui, de descendre dans un cinq-étoiles ou de dormir dans un Formule 1. Je n’ai aucun problème d’adaptation.
L'éco du jour.
Chaque jour, recevez par e-mail l'essentiel de l'actualité économique.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles