« Des inconnus chez moi » : quand une jeune Française rencontre des tirailleurs sénégalais en 1916

Même dans la nuit de la guerre, il est parfois de réconfortantes lueurs d’espoir.

Un tirailleur sénégalais à Fez en 1913. © Stéphane Passet (1875-1942)/Albert Kahn

Un tirailleur sénégalais à Fez en 1913. © Stéphane Passet (1875-1942)/Albert Kahn

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Publié le 16 décembre 2016 Lecture : 3 minutes.

Page 8 du Petit Journal, supplément du dimanche, datée 21 février 1904. Légende : « Combat sanglant dans le Sud-Ouest africain / La garnison allemande de Windhoek, assiégée par les Herreros [sic], débloquée » © Wikimedia Commons
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Colonisation : l’Allemagne aussi

Privé de ses colonies à la fin de la Première Guerre mondiale, le IIe Reich fut présent en Afrique pendant trente-cinq ans. Une exposition à Berlin revient sur cette histoire, éclipsée dans la mémoire du pays par le conflit de 1939-1945 et par l’Holocauste.

Sommaire

Il y a tout juste cent quarante ans, le 19 décembre 1876, naissait à Paris Lucie Brû – aujourd’hui connue sous le nom de son mari, Cousturier. Peintre et critique d’art, élève des néo-impressionnistes Paul Signac et Henri-Edmond Cross, elle jouit d’une petite notoriété pour son œuvre picturale, mais elle mérite d’être plus connue encore pour son œuvre écrite, à la fois clairvoyante et profondément humaine. En 1920, elle publiera en effet Des inconnus chez moi, une œuvre qu’il convient de relire aujourd’hui, non seulement pour ses qualités littéraires, mais aussi pour la pertinence de son propos.

Temps de repos pour les soldats

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À l’origine de ce livre, une rencontre inattendue, imprévue, entre une fille de bonne famille installée à Fréjus avec mari et enfant, et des tirailleurs sénégalais arrachés à leur pays pour combattre en France. Tout commence en 1916, quand dans le voisinage de la villa des Cistes où vivent les Cousturier, l’armée installe un campement de soldats noirs. Passé une première réaction toute d’inquiétude quant à cette présence incongrue, la jeune femme va s’intéresser de près à ces hommes que ses compatriotes blancs regardent de haut.

Sans ménagement, elle va analyser ses propres sentiments, les décortiquer, se débarrassant de ses a priori avec une détermination tenace. Et elle va accueillir chez elle, pour leur donner des cours de français mais aussi pour le simple plaisir de la rencontre, ces hommes qui goûtent un peu de repos dans le sud de la France avant de repartir pour le front, où nombre d’entre eux perdront la vie.

Langue française réadaptée

À leur contact, Lucie Cousturier découvre une altérité enrichissante, mais aussi le travail de sape linguistique pratiqué par l’armée française pour que ses recrues ne parlent pas autre chose que le « petit nègre ». « La brochure officielle : Le Français tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais, laquelle fait connaître aux officiers versés dans l’armée coloniale leurs devoirs relatifs à l’instruction des recrues noires, enjoint la pure suppression de verbes français suivant : être, avoir, aimer, vouloir, pouvoir, voir, devoir, savoir, essayer, aider, etc., et leur remplacement par les expressions respectives y a, y a gagner, y a bon, y a content, y a moyen, y a mirer, y a besoin, y a connaître, y a faire manière, y a donner coup-de-la-main, écrit-elle.

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Les autres verbes sont réduits à l’infinitif sans indication de personne ni de temps, sauf par quelques adverbes. Sont supprimés aussi le genre, ainsi que le nombre, lequel s’exprime par des chiffres ajoutés. Exemple : mon camarade trois (mes trois camarades). » Et elle tranche avec ironie : « Nul primitif ne saurait revendiquer une aussi mirifique invention, bien conforme d’ailleurs au génie des hommes à qui l’on doit l’attitude du garde à vous… »

J’ai mêlé pendant trois années mes rires et mes larmes avec ceux des Noirs

Logique avec elle-même, elle réagit avec les armes qui sont en son pouvoir, l’hospitalité, la gentillesse, l’écoute, le partage, et s’attache à leur apprendre à lire et à écrire un français qui ne les rabaisse pas. Jamais elle ne se positionne en surplomb des élèves qui débarquent par dizaines dans sa villa, elle aurait même plutôt tendance à se remettre, elle, en question à la moindre occasion.

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« Moi, je ne cherche pas comment les hommes sont vernis ; je cherche comment ils aiment, pensent et souffrent. J’ai mêlé pendant trois années mes rires et mes larmes avec ceux des Noirs et je serais flattée de pouvoir dire que les miens ressemblent aux leurs. » Beaucoup de ses élèves perdront la vie au front, mais certains survivront, et elle leur rendra visite en Afrique. Il faut relire le très moderne Des inconnus chez moi (1920), mais aussi La Forêt du Haut-Niger (1923), Mes inconnus chez eux (1925), Mon ami Soumaré, laptot (1925).

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