Tintin, les Arabes et l’Orient : voyage au pays des clichés
Une rétrospective Hergé bat son plein à Paris, au Grand Palais. Très vaste, elle évacue pourtant un sujet resté tabou : le rapport de Tintin aux Arabes et à l’Orient.
BD : dessine-moi le monde
Célébré dans une expo parisienne, le créateur de Tintin suscite toujours la polémique alors même que ses héritiers émancipés proposent une approche bien moins caricaturale de l’actualité contemporaine.
A priori, l’exposition est très complète et bien ficelée. De salle en salle, au Grand Palais, dans l’ambitieuse rétrospective consacrée au dessinateur belge Georges Remi (1907-1983), alias Hergé, on découvre des facettes méconnues du père de Tintin et Milou. Hergé peintre contrarié inspiré par Miró, Hergé collectionneur, Hergé affichiste pour des annonceurs publicitaires… Élaboré en partenariat avec la très puissante société Moulinsart, qui gère l’exploitation de l’œuvre du bédéaste, l’événement a l’intelligence de ne pas céder à l’hagiographie.
Mise en contexte
On rappelle les pages noires de l’histoire de l’auteur, accusé d’avoir collaboré pendant la Seconde Guerre mondiale, puis blanchi. Cinq planches de l’album Tintin au Congo, publié en noir et blanc entre 1930 et 1931, truffé de clichés colonialistes, sont également exposées. Mais, précise-t-on dans la rétrospective, il faut replacer la bande dessinée dans son contexte de parution : Hergé n’était alors pas moins condescendant ni moins naïvement paternaliste que ses contemporains. L’album défraie néanmoins régulièrement la chronique.
En 2007, des exemplaires de l’ouvrage avaient été retirés des rayons pour enfants de bibliothèques américaines et londoniennes. Et, il y a quatre ans, la justice belge déboutait Bienvenu Mbutu Mondondo, un ressortissant de la RD Congo qui réclamait l’interdiction à la vente de cette BD « raciste, faisant l’apologie de la colonisation et de la supériorité de la race blanche sur la race noire ».
Le rapport au monde arabe, un sujet tabou
Si la rétrospective semble vouloir faire la lumière sur les zones d’ombre de la vie d’Hergé, elle oublie tout de même un sujet resté tabou : son rapport aux Arabes et à l’Orient. On y présente bien un espace intitulé « La leçon de l’Orient », mais il se focalise sur l’Asie, essentiellement la Chine. « Il y a une salle qui montre des dizaines de couvertures d’albums assemblées les unes près des autres dans une foultitude de langues différentes… mais on n’y trouve pas un seul titre écrit en arabe alors que Tintin est traduit depuis longtemps ! » s’insurge Louis Blin.
Ce tintinophile multicarte (historien, ancien consul général de France à Alexandrie puis à Djeddah, engagé contre l’islamophobie) a récemment publié une seconde édition de son ouvrage Le Monde arabe dans les albums de Tintin (L’Harmattan). Pour lui, cette absence est symptomatique.
D’ailleurs, si quelques articles ont bien été consacrés au sujet « Tintin et l’Orient » (par le linguiste Ziad Bentahar, l’historien Mathieu Bouchard et la géographe Anna Madœuf, par exemple), son ouvrage est le premier à s’être réellement emparé du sujet… alors que l’œuvre d’Hergé a suscité l’apparition d’un nombre considérable et toujours croissant de publications très pointues (Hergé, Tintin et les trains, chez Casterman, par exemple).
« Un Orient fantasmé »
L’affaire est d’autant plus curieuse que le « monde arabe » tient un rôle important dans les aventures du journaliste à la houppette. C’est même le terrain de jeu préféré du héros, si l’on s’en tient au nombre de pages où il sert de décor à l’intrigue. Trois albums prennent place autour de la péninsule Arabique : Les Cigares du pharaon (1934), Tintin au pays de l’or noir (1950) et Coke en stock (1958). Un quatrième, Le Crabe aux pinces d’or (1941), se déroule en Afrique du Nord, notamment au Maroc, même si l’on y découvre des lieux qui n’ont jamais existé, comme ce port de Bagghar qui fait penser à la cité portuaire de Tanger.
L’Orient dessiné par Hergé semble vraisemblable, mais ne tient pas debout. Peut-être parce qu’il ne s’est jamais rendu personnellement dans la région et qu’il la croque en s’aidant de quelques photos et articles de presse. Ses villes, souvent inventées, sont parsemées d’éléments architecturaux génériques : minarets, ruelles pavées, portes en fer à cheval… Un seul site est identique à l’original, la Khazneh de Pétra, en Jordanie, qui apparaît au détour d’une case dans Coke en stock.
Au-delà, c’est le désert, au sens littéral du terme. Qu’il s’agisse du Sahara ou de la mer Rouge, Hergé décrit sans doute par commodité des contrées arabes marquées par le vide, l’infinité d’espaces blonds ou bleus. Pour dessiner ses Arabes, aux comportements totalement caricaturaux, il s’appuie également sur des photos. L’insupportable Abdallah, gosse qui mène la vie dure à Tintin jusque dans le château de Moulinsart, est le portrait craché de Fayçal II, devenu roi d’Irak à 3 ans. Son père, celui d’Ibn Séoud, le fondateur de l’Arabie saoudite.
Au fond, comme l’explique Louis Blin, l’Arabie de Tintin est un Orient fantasmé. « Il faut se rappeler dans quel contexte ont été réalisés les premiers albums. Hergé, comme beaucoup de ses contemporains, était fasciné par ces contrées exotiques. Le Proche-Orient et le Moyen-Orient étaient des terres d’aventure, notamment dans les années 1930. Le reporter Albert Londres, l’un des modèles utilisés pour Tintin, y réalisait de nombreux articles… Mais pour Hergé, qui n’y met jamais vraiment les pieds, même lorsqu’il voyage en Méditerranée, l’Orient reste une terre rêvée, intérieure. Quand ces territoires prennent leur indépendance et gagnent en réalité politique, ils cessent de l’intéresser. »
Sans qu’on retrouve dans ces albums l’outrance quasi raciste de Tintin au Congo, on y relève un ton paternaliste, imprégné d’idéologie coloniale : hormis les Chinois, tous les non-Occidentaux sont inférieurs aux héros blancs, qui apportent la civilisation au monde.
Une langue mal maîtrisée
Comble de l’ironie, c’est pourtant Hergé qui fait preuve d’ignorance… ne serait-ce que par rapport à la langue arabe. « Pour rédiger Le Lotus bleu, l’auteur s’était adjoint les services d’un Chinois, rappelle Louis Blin. Il utilisait également les alphabets cyrillique et hébreu avec exactitude. Mais les premières éditions de ses albums parus dans la zone s’appuient sur une pseudo-écriture à base d’arabesques ! Ce n’est que dans les rééditions que de véritables caractères arabes sont introduits, et encore, souvent assez maladroitement. » Phrases tronquées, calligraphie maghrébine au Moyen-Orient, mots mal recopiés… Hergé le perfectionniste fait preuve d’un étonnant laisser-aller.
Pour Louis Blin, il n’est pas étonnant que les Européens aient du mal à voir la caricature qu’Hergé donne du monde arabe. « Critiquer Tintin, c’est se critiquer soi-même », note le spécialiste, qui voit dans cet impossible examen de conscience un refoulé colonial. « Et il serait difficile d’admettre que l’on ait élevé nos enfants avec une littérature pleine de préjugés. »
Selon lui, l’islamophobie actuelle pourrait aussi rendre plus difficile l’autocritique. Ce qui est certain, c’est que ce discours gêne la société Moulinsart, qui aimerait donner une image plus lisse du maître de la ligne claire. « Je leur ai proposé de publier mon ouvrage, mais j’ai reçu une fin de non-recevoir. Il faut croire que les ayants droit sont attachés à une image d’Hergé qui évacue le monde arabe. »
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