Tunisie – Mehdi Jomâa : « Les politiques qui parlent le plus fort sont ceux qui ont le moins de solutions à proposer »
Fort de son image d’homme au-dessus de la mêlée, l’ex premier ministre dénonce la faillite de la classe politique et le clanisme. Et propose une alternative fondée sur le discours de vérité et le sens de l’État. Interview.
Il a été, à 52 ans, le plus jeune retraité de la politique. Chef du gouvernement des « technocrates », en poste durant seulement douze mois, entre janvier 2014 et janvier 2015, Mehdi Jomâa avait réussi une prouesse : organiser des élections législatives et présidentielle sûres et exemplaires alors que la Tunisie était au bord de l’implosion un an plus tôt. Sa mission accomplie, cet ingénieur, qui avait fait l’essentiel de sa carrière dans une filiale du groupe Total, se serait bien vu retourner dans le privé.
Les circonstances en ont décidé autrement. Les difficultés des gouvernements qui ont succédé à son équipe, le discrédit des partis qui forment l’étrange coalition désormais au pouvoir, la dégradation des indicateurs économiques et sécuritaires, la montée de l’affairisme ainsi que les appels du pied répétés de ses amis l’ont convaincu qu’il avait peut-être encore quelque chose à apporter au débat public.
Au début de 2016, il annonçait la création d’un think tank, officialisée en avril. Tunisie Alternatives, c’est son nom, n’est que le premier étage d’une fusée qui débouchera sur la formation d’un mouvement politique, prélude, certainement, à une candidature à l’élection présidentielle de 2019.
Fidèle à son tempérament, Jomâa n’a pas voulu tomber dans le panneau de l’excès médiatique et s’est pour le moment contenté d’envoyer des « cartes postales », en accordant de rares entretiens à la presse ou en publiant des statuts Facebook pour se rappeler au bon souvenir de ses compatriotes. Pour ne pas écorner son image d’homme au-dessus des querelles partisanes, il n’a pas répondu aux attaques inélégantes ni aux insinuations pernicieuses qui se sont multipliées dans les mois qui ont suivi son départ de la Kasbah.
Sa prudence a désorienté certains de ses soutiens, qui en venaient à se demander s’il avait vraiment envie de retourner dans l’arène. Aujourd’hui, l’entretien qu’il nous accorde lève toute ambiguïté. Mehdi Jomâa affiche une détermination tranquille. Il ne se prive pas de dire tout le mal qu’il pense du spectacle offert par la classe politique, sans verser cependant dans les attaques ad hominem. Les allusions qui affleurent dans son discours n’en sont pas moins transparentes.
La faillite des partis est d’abord celle de Nidaa Tounes. Ce constat le conduit à une conclusion paradoxale : la nécessité de créer à son tour un parti. Mais ce sera sur des bases différentes et sans céder aux sirènes du populisme. Le triptyque « discours de vérité, proximité et sens de l’État » lui tiendra lieu de boussole. Ce n’est pas encore une déclaration de candidature, mais ça y ressemble de plus en plus…
Jeune Afrique : Vous vous présentez comme réformateur, rationnel et pragmatique. Que vous inspirent la victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle américaine et, plus largement, la vague « populiste » que l’on observe sur le Vieux Continent, qui s’est notamment traduite par le Brexit ?
Mehdi Jomâa : Je vous mentirais si je vous disais que je n’ai pas été surpris par ce résultat. Aux États-Unis, presque tous les médias et les faiseurs d’opinion soutenaient Hillary Clinton, et cela n’a pas empêché Trump de passer. Idem en Grande-Bretagne avec le Brexit. L’un des enseignements de cette séquence, c’est qu’une distance s’est instaurée entre la perception des citoyens et la classe politico-médiatique. Une distance et une méfiance que j’observe aussi en Tunisie. Les électeurs ont tendance à rejeter ceux qu’ils considèrent comme éloignés de leurs soucis et de leurs préoccupations immédiates.
À l’inverse, ceux qui ont fait le pari de la proximité et qui ont réussi à retisser un lien ont été plébiscités. Les arguments populistes peuvent être un moyen pour renouer ce lien, mais d’autres démarches ont payé, par exemple celle de François Fillon à la primaire de la droite française. Son exemple est source d’inspiration : il n’a pas essayé de vendre du rêve creux mais a su se montrer proche des préoccupations de son électorat, tout en gardant sa crédibilité.
La clé de sa réussite, c’est l’écoute du terrain. Fillon a creusé son sillon pendant trois ans, loin du tapage médiatique, en allant à la rencontre des électeurs, des chefs d’entreprise, des forces vives, et il a exploité cela pour construire son programme et sa campagne. Encore une fois, c’est ce que j’observe en Tunisie, les citoyens cherchent de la proximité et de la crédibilité, ils veulent de l’écoute, ils n’ont que faire des gens qui arrivent et leur parlent de leurs problèmes avant même de les avoir écoutés.
Pour moi, le leadership consiste à expliquer le chemin, sans chercher à minorer les difficultés que celui-ci recèle. Pas à vendre des choses infondées ou des solutions impraticables. Il consiste aussi à rassembler, alors que le populisme, non content d’hypothéquer l’avenir, divise, exacerbe les clivages, et peut même menacer la cohésion du pays. On l’a vu en Tunisie dans un passé très récent.
Les politiques et les partis ont-ils failli ?
Les gens que je rencontre ressentent un mélange d’amertume et d’exaspération. Car qu’ont-ils vu depuis 2011 ? Ils ont vu défiler des appareils qui les ont mobilisés le temps d’une élection avant de leur tourner le dos, ou même de disparaître de la circulation. Ils ont vu des candidats qui ont fait des promesses et qui ne les ont pas tenues. Ils ont vu des responsables qui se sont engagés pour sauver le pays et qui, au lieu d’agir, se chamaillent et oublient complètement ce pour quoi ils ont été élus.
Immédiatement après la révolution, les Tunisiens ont certes goûté les querelles, les passes d’armes, les polémiques. C’était une nouveauté pour eux, car la vie politique avait été anesthésiée et chloroformée par la propagande de Ben Ali. Cette ivresse de liberté n’a pas duré, car les gens ont compris que ceux qui parlaient le plus fort étaient souvent ceux qui avaient le moins de solutions à proposer.
Le divorce entre les Tunisiens et les partis politiques est réel. Mais il n’est pas irréversible.
Vous admettez qu’il y a un divorce entre les Tunisiens et leur classe politique, mais en même temps vous songez à créer un parti. N’est-ce pas paradoxal ?
Non. Il n’y a pas, selon moi, de rejet des partis dans l’absolu. Il y a eu des réactions compréhensibles à des traumatismes politiques : le règne du parti unique, la démagogie, la division et les querelles. Ce divorce, que vous soulignez, est bien là, mais il n’est pas irréversible. D’ailleurs, Nidaa Tounes, à ses débuts, a joui d’un très grand soutien populaire, parce que ce mouvement était porteur de quelque chose, d’une réelle espérance.
Mais un parti qui se réduirait à un simple assemblage de personnalités « vues à la télé » n’aurait aujourd’hui aucune chance de susciter de l’engouement. La faiblesse des partis actuels tient à la fois à leur flou programmatique, à leur coupure d’avec la base et au hiatus qui existe entre les règles qu’ils énoncent et leur pratique quotidienne. Ils invoquent la démocratie de manière incantatoire alors que leurs structures ne sont pas désignées de manière démocratique.
Ils prônent l’égalité alors que le recrutement et l’avancement en leur sein se font par copinage. Ce que les Tunisiens refusent, c’est la pratique de ces partis, mais aussi « l’esprit partisan », étroit, qui s’apparente au clanisme. Notre pays doit faire face à des défis redoutables, notre démocratie a besoin de partis modernes, forts et exemplaires. Les partis servent à conquérir le pouvoir, ils ont une dimension instrumentale, mais ils ne se limitent pas à cela !
En quoi votre parti pourrait-il être différent ? Comment s’articulera-t‑il avec Tunisie Alternatives, le think tank que vous avez officiellement lancé en avril dernier ?
S’agira-t‑il d’un parti, au sens classique, ou d’un rassemblement, les choses ne se sont pas encore décantées, mais ce sera un mouvement politique, pas une association comme peut l’être le think tank. Le think tank a réuni des experts et des personnalités et nous a permis d’élaborer une vision, de la traduire en programme et en politique publique, et d’identifier les personnes capables de les porter.
Mais, en parallèle, j’ai commencé à organiser mes équipes pour faire le lien avec la base, avec les régions. Ce dispositif va naturellement converger pour aboutir à une construction politique, mais nous ne voulons pas nous précipiter. J’insiste en revanche sur la nécessité des déplacements sur le terrain. Ils sont indispensables si l’on veut comprendre les vraies attentes des gens et ne pas les trahir. Vous savez, il y a des regards assassins qui vous mettent mal à l’aise et il y a des regards qui vous obligent. Il faut les croiser, les affronter pour saisir humblement la responsabilité qui nous incombe.
Il y a aussi des rencontres qui vous marquent. Je me souviens de l’une d’elles, avec un pêcheur du golfe de Gabès. Cet homme ne m’a rien dit de particulier, mais il avait perdu presque toutes ses dents, et il ne s’en rendait même plus compte. Cet homme n’avait pas 60 ans ! Et il n’est pas le seul comme cela. Voilà, c’est la réalité, au-delà de tous nos discours, de tous nos jeux de positionnement stériles, c’est la réalité des gens auxquels nous nous adressons, et qu’il ne faut jamais oublier quand nous revenons dans nos beaux quartiers à Tunis.
Bien sûr, cet homme ne va pas m’aider à élaborer un programme ni à proposer des solutions, mais ce qu’il va m’apporter est infiniment plus important, plus précieux : une conscience. Nous avons besoin de cette conscience en politique, car les gens ne sont pas des numéros.
Quel regard portez-vous sur le rendement du gouvernement de Youssef Chahed, qui a succédé à celui de Habib Essid cet été ?
Normalement, le budget est l’acte politique majeur d’un gouvernement. Il renseigne sur ses choix, ses inspirations. Or celui qui a été discuté devant l’Assemblée des représentants du peuple [ARP] n’avait ni cap ni ligne directrice. C’était déjà le cas l’année précédente. On a le sentiment que les turbulences politiques sont devenues bien plus fortes aujourd’hui que durant la période de transition. C’est un comble !
Cela impacte directement la durée de vie moyenne d’un gouvernement. Trois gouvernements se sont succédé en dix-huit mois [Essid I et II, et Chahed I], dans l’improvisation et sans aucune vision, c’est du jamais-vu ! Les élections de 2014 ont marqué la fin d’une transition périlleuse et consacré le retour de la légitimité des urnes. C’était le but. En toute logique, elles auraient dû conférer un minimum de stabilité au système politique, afin de permettre aux responsables de s’atteler à la résolution des vrais problèmes du pays. Or c’est exactement l’inverse qui s’est passé. C’est le grand échec de la classe politique. Il est collectif.
En quoi comptez-vous vous démarquer en matière de valeurs, de principes, d’idéologie ?
Je ne vous étonnerai pas en vous disant que je n’aime pas beaucoup cette notion d’idéologie, elle m’est étrangère. D’ailleurs, on me le reproche parfois. Je veux rassembler. Nous devons mettre nos comportements en adéquation avec l’exigence de la démocratie. L’exercice politique des quatre dernières années a été fondé sur l’exclusion. Sur le rejet de l’autre. Je crois que nous n’avons pas besoin d’idéologies mais de valeurs, et l’une des plus importantes, à mes yeux, est l’« inclusivité ».
Ce qui nous réunit, ce n’est pas notre origine culturelle, religieuse, ou notre appartenance idéologique, c’est un projet commun et un cadre clair. Ce cadre, c’est le respect de l’État, le respect de la Constitution, le respect de la loi. Le reste, ce sont des différences que chaque personne peut vivre à sa manière. L’autre valeur fondamentale à mes yeux, c’est qu’en politique on vient pour servir l’État, non pour se servir.
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