Le Bénin de Patrice Talon : ma petite entreprise…

Déterminé à réformer le pays de fond en comble, le chef de l’État, Patrice Talon, avance vite. Trop, peut-être ? Car son style directif et ses liens avec les milieux d’affaires, dont il est issu, suscitent déjà bien des critiques…

Patrice Talon à l’Assemblée générale de l’ONU, le 22 septembre 2016. © Richard Drew/AP/SIPA

Patrice Talon à l’Assemblée générale de l’ONU, le 22 septembre 2016. © Richard Drew/AP/SIPA

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Publié le 20 janvier 2017 Lecture : 9 minutes.

Il est déjà presque 20 heures, ce 16 décembre 2016. Le lancement du Programme d’action du gouvernement (PAG) vient de s’achever : la cérémonie a commencé pile à l’heure mais a été plus longue que prévu. Patrice Talon fait durer le plaisir. Il convoque une photo de famille – lui devant, les autres derrière –, salue les principales personnalités présentes dans la salle du peuple du palais présidentiel, prend son temps, comme s’il voulait profiter au maximum de ce moment.

On vient le saluer, le féliciter. Le Tout-Cotonou est à ses pieds. Pendant près de trois heures, en direct sur l’ORTB (la chaîne publique), ses ministres, qu’il a lui-même coachés, se sont succédé à la tribune, les yeux rivés sur leur prompteur, pour vendre ce plan comme on fait la promotion du dernier produit d’une grande marque.

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Homme de scène

Le président béninois est un homme de coups médiatiques. Cette cérémonie se devait d’en être un. Il voulait marquer les esprits, alors il fait un show, intervenant dans des séquences faussement improvisées. C’est beau, ça brille.

Le spectacle concocté par les équipes de Richard Attias ferait presque oublier que, pour Patrice Talon, le lancement du PAG, combiné au vote à l’unanimité par l’Assemblée nationale du budget 2017, arrive à point nommé. Car, alors que le Bénin fait face à une grave crise économique, le mode de gouvernance du nouveau chef de l’État fait polémique.

Dans les rues de Cotonou, sur ses grands marchés, où les conséquences de la chute du naira, la monnaie nigériane, se font sentir au quotidien, « la rupture » (le slogan de campagne de Talon) est souvent blâmée, tenue responsable du moindre problème.

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Des pratiques novelles

Il faut dire que l’ancien homme d’affaires ne ménage pas son monde – y compris les Béninois. En moins d’un an, il a bousculé les pratiques traditionnelles de l’exercice du pouvoir. Peu friand des grands-messes continentales, il avait fait l’impasse sur son premier sommet de l’UA en juillet pour marier sa fille à Paris et, selon nos informations, ne devrait pas se rendre au prochain, fin janvier à Addis-Abeba.

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« Qu’est-ce que cela va me rapporter », a-t-il répondu à un de ses proches qui tentait de le convaincre. « C’est un bourreau de travail, méticuleux, qui s’implique directement dans tous les dossiers et veut avoir une maîtrise totale », affirme un collaborateur. Il travaille entouré d’un petit cercle de proches et fait peu de cadeaux.

« Pendant la campagne, une rumeur prétendant que Talon avait en sa possession des conteneurs de Mouammar Kadhafi a été lancée par l’ancien régime, raconte l’un de ses proches. Beaucoup au sein de la population ont cru qu’une fois au pouvoir il déverserait cet argent. Or il est allé chercher deux banquiers, Abdoulaye Bio-Tchané et Pascal Koupaki, et a serré les vis. »

Immédiatement après sa prise de fonctions, le 6 avril 2016, Patrice Talon a remis en question la plupart des orientations prises par son prédécesseur, Thomas Boni Yayi, annulant des dizaines de décrets et de contrats. Il a fait auditer l’ensemble de l’appareil d’État et les grandes filières de l’économie – le cabinet Lazard a par exemple épluché les quatre dernières campagnes cotonnières.

Puis le chef de l’État a choisi de mettre un grand coup de pied dans la fourmilière. Ses équipes ont réorganisé l’administration dans le but de la moderniser et de la rendre plus productive, et ont supprimé des agences gouvernementales, provoquant la grogne de presque tous les syndicats. Et le président compte bien continuer sur cette voie : « D’ici à la fin de son mandat, toute l’administration sera dématérialisée, le nombre de fonctionnaires sera considérablement réduit », assure l’un de ses proches.

Cabinets de conseil

En parallèle, Patrice Talon a mis sur pied une cellule chargée de plancher sur son programme de gouvernement. Dénommée Bureau d’analyse et d’investigation, cette structure est installée au premier étage du palais de la Marina et dirigée par son cousin Johannes Dagnon. Ex-patron du cabinet Fiduciaire d’Afrique, ce dernier fait figure de bras droit du président. Le PAG donne une idée plus précise des intentions de Patrice Talon et des méthodes qu’il compte employer.

Un plan très ambitieux – trop disent certains –, qui fait la part belle au secteur privé. La principale incertitude le concernant réside dans la capacité des autorités à financer les 9 039 milliards de F CFA (13,8 milliards d’euros) nécessaires à sa mise en œuvre.

L’équipe de Johannes Dagnon a travaillé avec plusieurs cabinets d’audit et de conseil. Deloitte a ainsi été chargé de définir et de bâtir 45 projets phares du PAG. L’empreinte du cabinet britannique – dont est issu Romuald Wadagni, ministre des Finances –, dans la politique économique des autorités semble d’ailleurs particulièrement prononcée.

Le risque est qu’il se croie infaillible, qu’il n’entende pas les critiques

En bon chef d’entreprise, Patrice Talon fait de la productivité son maître mot. Mais peut-on diriger un État comme on dirige une société ? Beaucoup estiment qu’il se comporte trop comme un patron et pas assez comme un manager. Il lui faut fédérer d’avantage, entend-on.

« Si les syndicats se sont opposés à ses mesures, c’est notamment parce qu’ils ont ressenti un manque de considération. On ne peut pas lui enlever l’envie de construire, mais on ne construit pas sans les autres », estime l’ancien directeur d’une agence gouvernementale. « Talon fait travailler les gens, il ne perd pas de temps, il a des objectifs précis qu’il mène à bien. Mais le risque est qu’il se croie infaillible, qu’il n’entende pas les critiques », juge un entrepreneur français. Une mesure symbolise les crispations qui accompagnent la méthode Talon.

Début janvier, le gouvernement a lancé à Cotonou des opérations de déguerpissement des voies appartenant au domaine public. Si beaucoup estiment qu’elles sont nécessaires à l’assainissement de la ville et qu’elles se passent jusque-là sans heurts, l’absence de compensation pour des populations vivant dans des conditions déjà précaires choque.

Défiance constante

Même si les proches du président refusent de l’admettre, le principal écueil de son début de mandat est la perpétuelle suspicion de conflit d’intérêts qui accompagne la plupart de ses décisions. Ce climat pollue l’action gouvernementale et rend difficilement acceptable les sacrifices que demandent les autorités.

Globalement, la multiplication des marchés de gré à gré est accueillie avec défiance. « Nous n’avons que cinq ans. Si nous connaissons la meilleure entreprise pour faire le job, pourquoi s’embarrasser d’un appel d’offres ? » justifie un proche du chef de l’État qui estime que les accusations de conflit d’intérêts sont alimentées « par ceux qui n’ont pas eu leur part du gâteau ».

« Nous voulons faire les choses autrement, et cela ne plaît pas à tout le monde. Il sera de plus en plus difficile de voler, nous surveillons tout », menace-t-il.

Remise sur pieds de l’industrie béninoise

Reste que la rapidité avec laquelle le président a remis en selle ses désormais ex-entreprises ne plaide pas en sa faveur et alimente cette impression de concentration des pouvoirs. Car, si Patrice Talon n’a officiellement plus aucune participation dans la myriade de sociétés qu’il contrôlait, il les a léguées à sa femme, à ses enfants et à des collaborateurs qui forment son cercle rapproché.

Les plus importants sont Eustache Kotingan, qui dirige la société Atral, gérant le port sec d’Allada, Mathieu Adjovi, qui a repris en main l’Association interprofessionnelle du coton, et Olivier Boko, désormais actionnaire majoritaire de Bénin Control, société qui a récupéré le Programme de vérification des importations (PVI) dans le port de Cotonou.

Ce dernier est au cœur de l’appareil politique et économique. Homme d’affaires richissime proche de tous les régimes, il est aujourd’hui surnommé « le vice-président ». Il est de presque tous les déplacements officiels et assiste à de nombreuses réunions à caractère économique au palais présidentiel. Et, s’il est qualifié de chargé de mission sur son passeport diplomatique depuis que les Français se sont étonnés de sa présence lors de la première visite de Patrice Talon à Paris, aucun décret n’est venu officialiser cette nomination.

Olivier Boko intervient directement dans certains dossiers et joue le rôle d’intermédiaire dans la finalisation de contrats comme l’achat de groupes électrogènes ou de véhicules pour la gendarmerie. « S’il reste omniprésent dans le temps, ça pourrait poser problème », admet-on à la présidence. A contrario, un proche collaborateur de Patrice Talon estime que « Boko connaît parfaitement le Bénin et que ce serait une faute de ne pas s’en servir ».

Grincements de dents

Les critiques sont certes nombreuses au sein de l’opinion publique, mais, au sein du monde politique, aucune personnalité d’envergure n’ose attaquer le président. « Les élections sont terminées, et le temps du développement est arrivé. Ensuite viendra le moment de juger son bilan », estime Luc Atrokpo, président de l’Association nationale des communes du Bénin et secrétaire exécutif national de la Renaissance du Bénin (RB, qui a soutenu Lionel Zinsou à la présidentielle).

Bien que le chef de l’État n’ait autour de lui aucun parti, il contrôle l’ensemble du Parlement, utilisant certaines des méthodes qu’il affectionnait en tant qu’homme d’affaires.

« Il s’est acquis les faveurs d’une vingtaine de députés qui forment un groupe informel chargé de faire du lobbying », raconte un élu. Et, selon nos informations, les parlementaires d’un parti politique de premier plan ont reçu 2 millions de F CFA chacun en novembre…

Aux yeux de Patrice Talon, ses ambitions ne sont pas compatibles avec l’existence d’une opposition parlementaire. Dans ce contexte, la volonté de Sébastien Ajavon de créer un parti politique serait-elle à l’origine des accusations de trafic de drogue dont il a fait l’objet, avant d’être relaxé au bénéfice du doute, en novembre ?

Faux, répondent les proches du chef de l’État qui maintiennent leurs accusations, précisant que le service de renseignements de la présidence avait reçu des informations précises émanant de leurs homologues français.

Reste que, innocent ou coupable, Sébastien Ajavon n’est plus un allié du pouvoir. Et que, même s’il veut prendre son temps pour officialiser son nouveau positionnement, il sera désormais combattu comme tous ceux qui veulent faire de l’ombre au locataire de la Marina. En filigrane, c’est la succession de Talon qui se joue déjà. En effet, comment penser que ce dernier, qui a réaffirmé son intention de ne faire qu’un seul mandat de cinq ans, ne souhaite pas voir l’un de ses hommes prendre la suite et poursuivre son travail ? Fin novembre, un de ses plus proches collaborateurs confiait que l’objectif du pouvoir était de limiter la possibilité pour les opérateurs économiques – ou plutôt ceux qui n’évoluent pas dans la galaxie Talon – de financer, et donc d’influencer, les élections.

Quid des réformes politiques ?

Cela faisait partie des promesses phares de la campagne de Patrice Talon : réformer le système partisan pour le rendre moins dépendant des opérateurs économiques et instaurer le mandat unique. La commission des réformes politiques et institutionnelles, présidée par Joseph Djogbénou, ministre de la Justice, lui a remis son rapport fin juin.

On annonçait alors un projet de loi soumis au Parlement puis à référendum avant la fin de l’année. Mais, depuis, rien. « C’est clairement le rendez-vous manqué de son début de mandat », estime un observateur. « On s’est rendu compte que le processus était compliqué, explique-t-on à la présidence. Et l’urgence n’était pas aux réformes politiques. »

Aujourd’hui, Patrice Talon poursuit ses consultations pour affiner son projet autour de Joseph Djogbénou, de Johannes Dagnon et parfois d’Adrien Houngbédji. Dans son entourage, on assure qu’un texte qui réduira le nombre de partis et changera le mode de scrutin (en y ajoutant un peu de proportionnelle) sera soumis au Parlement au cours du premier trimestre de 2017.

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