Lucas Abaga Nchama, gouverneur de la Beac : « Nous avons accompli notre mission »
L’Équato-Guinéen avait pris la tête d’une banque centrale en pleine déroute. Il la quitte sept ans plus tard, alors qu’elle est largement bénéficiaire. Pour Jeune Afrique, il dresse son bilan et évoque les chantiers à venir dans un contexte de crise économique généralisée.
Il avait pris ses fonctions de gouverneur en 2010, en pleine tourmente. À l’époque, un scandale de détournement de fonds au bureau parisien de la Banque des États de l’Afrique centrale (Beac), révélé par Jeune Afrique en 2009, ébranlait l’institution. Lucas Abaga Nchama avait alors pour objectif de réorganiser celle-ci et d’y rétablir la transparence et la confiance, le tout sous la supervision du FMI.
Sept ans plus tard, cet Équato-Guinéen, formé en France et ancien secrétaire général du ministère des Finances et du Budget de son pays, affirme que c’est chose faite. « Notre Banque centrale a retrouvé sa crédibilité », assure-t-il. Alors qu’il s’apprête à quitter son poste à la fin de janvier, à 55 ans, c’est une autre crise, provoquée par la baisse durable des cours du pétrole, qui affecte très sérieusement les six pays de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac).
Celle-ci, dont cinq États membres sont exportateurs d’or noir, ne devrait réaliser qu’une croissance économique de 1 %, et des pays comme le Tchad [qui doit par ailleurs faire face aux terroristes de Boko Haram] sont confrontés à de graves problèmes budgétaires.
Jeune Afrique : Vous quittez votre poste au moment où les pays de la zone Cemac, frappés de plein fouet par la baisse durable des cours du pétrole, traversent une crise économique. Que répondez-vous à ceux qui estiment que la Beac a une part de responsabilité en tant que conseillère des États ?
Lucas Abaga Nchama : La Banque centrale a fait son travail. Nous avons mené une politique de soutien aux économies depuis le début de la crise actuelle, qui est essentiellement budgétaire. Tout ce que nous pouvons faire aujourd’hui est de continuer à réfléchir avec les États pour les aider à adopter les politiques budgétaires adéquates et à mettre en œuvre des réformes structurelles. La politique monétaire, elle, se porte bien. Et nous avons accompli notre mission de redressement de la Beac.
Vous avez longtemps invité les États à profiter de la manne pétrolière pour diversifier leurs économies. Diriez-vous que vous avez été entendu ?
Des efforts ont été faits dans ce sens. Grâce à son partenariat avec Olam, le Gabon est devenu exportateur d’huile de palme. La Guinée équatoriale produit et exporte aujourd’hui du méthanol. Le Tchad dispose d’une raffinerie… Mais j’admets que ce n’est pas encore assez par rapport aux défis du moment.
Que diriez-vous à ceux qui sont pessimistes pour la zone Cemac à court et à moyen termes ?
Il faut être optimiste parce qu’il y a eu une évolution des mentalités. L’esprit d’entreprise est entré dans nos mœurs, principalement chez les jeunes qui sont très bien formés. Par ailleurs, la Cemac est dans l’ensemble un îlot de stabilité, en dépit du terrorisme résiduel. Notre banque centrale a retrouvé sa crédibilité, et beaucoup de réformes sont engagées, même si les effets ne se font pas encore sentir.
Lors du sommet des chefs d’État de la Cemac, fin décembre à Yaoundé, il a été décidé de maintenir à leur niveau de 2014 les avances financières que vous accordez aux États membres. Pourquoi ?
La Banque centrale intervient dans le cadre des dispositions légales actuelles. Le plafond des avances se situe à 20 % des recettes fiscales de l’exercice précédent de chaque État, et cela doit être revu chaque année. En gelant ces avances à leur niveau de 2014, on permet à la Banque centrale de passer outre cette règle. Les recettes fiscales ayant baissé ces deux dernières années, il s’agit de ne pas affaiblir davantage les États qui sont déjà en mauvaise posture.
La fin programmée de ces avances statutaires est-elle donc renvoyée aux calendes grecques ?
Pas du tout. Certes, la crise soudaine qui impacte les recettes budgétaires et aggrave les déficits nous a contraints à geler la baisse progressive de ces avances, qui devait conduire à leur suppression. Mais le conseil d’administration peut à tout moment revenir sur ce gel. Nous maintenons notre volonté d’amener les États à se financer sur les marchés.
C’est la raison pour laquelle nous avons mis en place un marché des titres publics à souscription libre et acceptons en refinancement tous les titres publics détenus par les banques. Près de 5 000 milliards de F CFA [7,6 milliards d’euros] sont actuellement mobilisés dans ce dossier.
Marché des titres publics, avances statutaires, avances exceptionnelles… Que peut encore la Beac pour soutenir les États ?
Rien de plus selon les textes actuels. Mais nous réfléchissons à de possibles évolutions. Je pense que si les États commencent à ajuster leur budget, conformément aux engagements pris lors du sommet de Yaoundé et avec le concours du FMI, nous aurons des résultats à court terme. La Banque centrale n’aura pas à utiliser la planche à billets, ce qui serait contraire à sa mission car il s’agit d’un facteur d’inflation.
À Yaoundé, les chefs d’État ont ouvert la porte aux prêts du FMI tout en écartant une éventuelle dévaluation du franc CFA. Quel rôle est appelée à jouer la Beac si le FMI revient dans la zone ?
La Beac est le premier conseiller des États, à qui nous suggérons d’engager des réformes structurelles et de diversifier leurs économies pour élargir les sources de croissance, de renforcer l’intégration pour qu’il y ait davantage d’échanges intracommunautaires et enfin de procéder à un ajustement budgétaire.
Nous demandons au FMI d’ouvrir aux États de la Cemac ses guichets où il y a abondance de ressources, parce que d’autres pays en crise en bénéficient également. Il y a déjà eu des avancées, mais nous pensons qu’on peut aller plus loin.
Tous les États de la Cemac ne peuvent avoir accès aux ressources générales du FMI…
Seuls le Gabon et la Guinée équatoriale le pouvaient, ce que la Banque centrale dénonçait depuis deux ans. Le FMI vient de nous assurer qu’il s’ouvre à tous les pays. Mais il ne s’agit pas seulement d’accéder aux ressources générales, il y a également les prêts concessionnels. La Banque centrale jouera son rôle de conseil des États dans l’accès à telle ou telle ressource.
L’Algérie a eu 4 milliards de dollars [3,8 milliards d’euros]. Si on débloquait l’équivalent de ce montant en faveur de la sous-région, ce serait déjà appréciable. Les institutions de Bretton Woods doivent tenir compte de la spécificité de nos problèmes et nous permettre de bénéficier de ressources substantielles pour continuer à suivre la route de l’émergence.
Les opinions publiques se crispent dès qu’il s’agit du FMI à cause des conditionnalités de cette institution…
Ce ne sont plus les cures d’austérité du passé. L’avantage d’un appui du FMI, c’est que les autres bailleurs de fonds sont rassurés en sachant qu’il vous apporte son expertise. Cela a été le cas avec la Côte d’Ivoire.
Un appui du FMI n’est plus synonyme de cure d’austérité
Vous dites que la Beac a retrouvé sa crédibilité. C’est l’une des missions qui vous ont été assignées lors de votre nomination en 2010 après les malversations découvertes au bureau extérieur de Paris. Qu’avez-vous fait concrètement ?
Nous avons effectué toutes les réformes nécessaires, y compris celles imposées par le FMI pour améliorer la gouvernance et la transparence. La Beac est l’une des rares banques centrales au monde où le contrôle interne est totalement indépendant. Même le gouverneur ne peut modifier quoi que ce soit dans ce domaine.
L’instance chargée de ce contrôle rend directement compte au conseil d’administration. Les dérapages du passé ne sont plus possibles. Dans la sous-région, les chefs d’État ont reconnu le soutien que nous avons apporté aux économies, par exemple en augmentant les objectifs de refinancement, qui étaient de 61,5 milliards de F CFA en 2010 et qui s’élèvent aujourd’hui à 1 050 milliards de F CFA. Il faut se rappeler qu’en 2009 on empêchait même notre salle des marchés d’effectuer des placements pour la gestion des réserves.
Nous avons aussi créé un comité de stabilité financière. Si le système bancaire éprouve des difficultés, nous sommes en mesure d’intervenir, en baissant par exemple le coefficient des réserves obligatoires, afin que les banques retrouvent de la liquidité.
Une seule condamnation parmi les personnes impliquées dans ces malversations. N’est-ce pas insuffisant ?
Ce n’est pas suffisant, mais je ne peux commenter les procédures en cours. Je constate simplement que la justice camerounaise a été plus rapide que les justices française, gabonaise, congolaise et centrafricaine. Nous avons fait notre part en mettant les dossiers à la disposition des juges.
Vous avez récupéré 10 milliards de F CFA auprès de la Société générale sur les 15 milliards perdus en 2008 dans des placements. Le reliquat doit-il être passé en pertes et profits ?
Malheureusement oui. Nous avons récupéré cette somme au prix d’âpres négociations. Le reliquat de 5 milliards a été enregistré comme une perte en 2010 dans nos livres.
L’une des mesures prises par les dirigeants de la zone après le scandale des placements hasardeux de 2008 fut l’instauration de la collégialité dans le gouvernement de la Beac. Qu’en avez-vous pensé ?
La collégialité a des avantages et a permis de mettre en place un code des marchés. Je n’étais pas seul à décider dans mon bureau. Tous les marchés et les décisions soumises au conseil d’administration se discutent au sein du gouvernement. Il y a certes la primauté du gouverneur, mais l’échange est effectif, et cela minimise les erreurs. En revanche, la collégialité peut parfois nuire à l’efficacité de l’action par la relative lenteur qu’elle induit. Il faut d’abord se concerter, alors que des décisions urgentes doivent être prises.
Le FMI souhaiterait renforcer encore cette collégialité. Cette évolution est-elle souhaitable ?
Le gouverneur ne sera pas nécessairement dépouillé de ses pouvoirs. Toute évolution allant dans le sens d’une meilleure gouvernance et de plus de transparence est salutaire.
Vous subissez des pressions de la part des États en quête de ressources et vous avez travaillé sous la supervision du FMI. La Beac est-elle vraiment indépendante ?
Toute banque centrale est en principe indépendante, à plus forte raison si elle est régionale. Je conçois l’indépendance comme le respect des règles. S’il y a une pression qui nous oblige à nous en écarter, nous nous y opposons. L’avantage de la Beac tient au fait qu’aucun État ne peut changer seul la règle. Nous essayons toujours de trouver des solutions dans les limites définies par les textes.
Le bénéfice record de plus de 160 milliards de F CFA enregistré sur l’exercice 2015 a fait couler beaucoup d’encre, et un nouveau sommet pourrait être atteint en 2016. Est-ce la vocation d’une banque centrale de faire des bénéfices quand les économies nationales ne sont pas suffisamment financées ?
Il n’est pas interdit à une banque centrale d’avoir un but lucratif. Elle a vocation à faire des bénéfices pour financer son exploitation, renforcer ses fonds propres et investir. Nous avons eu un résultat négatif de près de 30 milliards de F CFA en 2009, et nous réalisons des bénéfices depuis 2010 grâce à notre nouvelle stratégie qui a consisté en l’abandon du trading pour nous focaliser sur le portefeuille d’investissement.
Nous acquérons des actifs sûrs, comme les obligations souveraines cotées triple A. Cela nous rapporte de l’argent. Par ailleurs, beaucoup de banques viennent en refinancement, et cela nous procure des gains. Nous sommes enfin en train d’atteindre l’objectif premier d’une banque centrale : être prêteur en dernier ressort, parce que les banques sont de plus en plus en manque.
Une banque ne peut plus passer six ou sept ans sans être contrôlée
L’un des problèmes des banques de la Cemac est la défaillance du contrôle interne qu’a mis au jour le scandale de la Bicec au Cameroun, en février 2016. Le président de la Cobac que vous êtes a-t‑il donc prêché dans le désert pendant sept ans ?
Pas du tout. Notre système bancaire est largement satisfaisant. Beaucoup de banques respectent la réglementation, même s’il subsiste des brebis galeuses. Nous avons adopté un règlement les obligeant à disposer d’un contrôle interne. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres régions, il n’y a pas eu de faillite bancaire en Afrique centrale, parce que nous avons accru les moyens du secrétariat général de la Cobac et mis en place des règles pour arrimer sa gestion aux meilleures pratiques internationales.
Il n’est plus possible aujourd’hui qu’une banque passe six ou sept ans sans être contrôlée. Ce qui s’est passé à la Bicec est un accident, et je pense que ces défaillances ne pourraient plus se répéter. Par ailleurs, le Fonds de garantie des épargnants est opérationnel depuis 2011.
Le montant de ses ressources n’est pas consistant aux yeux de certains…
C’est tout de même plus de 100 milliards de F CFA. Il effectue déjà des placements. Dès 2017, il ne dépendra plus de notre subvention pour son fonctionnement. Ses ressources sont appelées à croître…
Les clients des banques sont à l’abri avec ce fonds. Quid de ceux de la microfinance, où il y a eu des faillites ?
Le texte est prêt et sortira dans les prochains jours. Il reste simplement à organiser un dernier échange entre la Cobac et les dirigeants des établissements de microfinance.
La surliquidité bancaire a longtemps caractérisé la zone Cemac, alors que les petites et moyennes entreprises peinent à se financer. Quelle est la responsabilité de la Beac dans ce paradoxe ?
Les PME constituent l’essentiel de l’activité économique de la zone, mais elles sont dans l’informel. Par ailleurs, les banques augmentent énormément la prime de risque appliquée à ces acteurs. J’ai refusé tout au long de mon mandat les placements des banques surliquides, afin de les pousser à faire du crédit.
Nous avons mis en place un dispositif pour calculer le taux de l’usure et avons obligé les banques à afficher leurs conditions. Malgré tout, beaucoup de PME peinent à présenter des dossiers bancables. Les États doivent aussi nous aider, en les encadrant.
Considérez-vous l’échec du rapprochement des Bourses de Libreville et de Douala comme le vôtre ?
Pas du tout ! J’ai fait ce qu’il m’a été demandé de faire et ai rendu compte aux ministres des Finances. C’est une affaire hautement politique. Nous avons proposé des solutions claires qui n’agréent pas une partie. On peut maintenir les deux places et même les deux régulateurs, mais l’harmonisation des textes et l’institution d’un dépositaire central unique sont des impératifs. Il est urgent d’établir des passerelles pour aller de l’avant, parce que le préjudice pour le financement de nos économies est considérable.
Comment réagissez-vous aux informations vous annonçant à la tête de la BDEAC ?
Je suis un agent de la Banque centrale. J’aime aussi pratiquer l’agriculture et l’élevage. Néanmoins, je reste un soldat au service de la communauté, prêt à accomplir une mission.
Vous avez collaboré avec votre successeur, Abbas Mahamat Tolli, dans un précédent gouvernement de la Beac, et même lorsqu’il est passé à la Cobac et la BDEAC. Quels seront d’après vous ses défis à la Beac ?
Abbas Mahamat Tolli est un homme droit, capable de relever les défis et qui a une expérience ministérielle. C’est un bon choix. Il va devoir continuer à travailler pour hisser l’institution vers les meilleurs standards internationaux et innover pour davantage soutenir les économies, tout en étant vigilant dans les négociations qui vont s’engager avec le FMI. Ensuite, il lui faudra gérer les réserves de change en bon père de famille, tout en maintenant la stabilité financière dans la zone. Enfin, il devra prendre soin du personnel de la banque.
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