Cinéma – Yousry Nasrallah : « La vraie transgression, c’est de parler de sexualité »
Dans son nouveau long-métrage, Le Ruisseau, le Pré vert et le Doux Visage, le réalisateur égyptien évoque les plaisirs de la chair. Et signe une œuvre plus politique qu’il n’y paraît.
Un veuf qui succombe à une overdose de Viagra. Une femme tiraillée entre un futur époux et son frère. L’infernale attaque d’un essaim d’abeilles. Un mezilikia à la grecque pour faire chavirer un cœur… Le dernier film concocté par Yousry Nasrallah contient tous ces ingrédients, et bien d’autres, pour composer une fresque sociale capiteuse sur fond d’amours interdits et de ras-le-bol populaire.
L’intrigue est impossible à résumer. Il y est question d’une famille de cuisiniers renommés aux prises avec un homme d’affaires sans scrupule. Mais l’essentiel est ailleurs : dans les mains amoureuses qui se frôlent au-dessus des marmites, dans la danse langoureuse d’une certaine Mademoiselle Kiki, dans les chants ou les blagues épicées qui secouent les dialogues.
Bref, dans l’hymne au plaisir que compose Nasrallah dans chaque scène de ce film saturé de couleurs. Souvent présenté comme l’héritier de Youssef Chahine, dont il fut l’assistant, le réalisateur égyptien signe, ce faisant, un film très politique comme il s’en explique dans l’entretien qu’il nous a accordé.
Jeune Afrique : À quoi fait référence votre titre, Le Ruisseau, le Pré vert et le Doux Visage ?
Yousry Nasrallah : C’est une manière de décrire le paradis dans la poésie arabe… Ce à quoi vous rêveriez si vous étiez perdu dans le désert.
Dans votre film, le « ruisseau » revient dans une chanson paillarde particulièrement salée chantée par les femmes avant le mariage…
L’idée de boire au ruisseau, d’étancher sa soif, est une métaphore qui renvoie à l’assouvissement du désir. Cette séquence m’a été inspirée par une scène que j’ai vécue lors du tournage du documentaire À propos des garçons, des filles et du voile il y a plus de vingt ans.
Je filmais une fête populaire qui célébrait le mariage de quelque 200 couples lorsque j’ai entendu une femme, un peu en retrait de la manifestation, qui chantait des rimes particulièrement obscènes, disant aux futures épouses : « Soyez heureuses, dans deux mois vous allez vous faire baiser ! »
Étonnamment, vos personnages passent souvent d’une grande crudité à une extrême pudeur.
Parce qu’ils reflètent la manière dont la sexualité se vit dans la culture arabe. Il y a une reconnaissance du désir, mais la consommation de l’acte est perçue comme impossible hors du mariage. L’expression même d’une attirance est mal vue dans la sphère publique. De là le côté furtif, secret, des regards, des caresses. Cela étant, le sexe hors du mariage existe comme ailleurs, la société ferme les yeux tant que ça reste discret.
Étant donné le durcissement que vit aujourd’hui l’Égypte, on attendait un film plus morose… comment en êtes-vous venu à ce scénario ?
Cela fait longtemps que je prépare ce long-métrage. Lors du tournage du documentaire dont je parlais tout à l’heure, j’ai rencontré des cuisiniers, travaillant en famille, qui m’ont fasciné. C’étaient des personnages plus grands que la vie, très drôles, très séducteurs… Les femmes, d’ailleurs, les draguaient plus souvent que l’inverse : le sexe, avec ces travailleurs nomades, n’engageait à rien.
Je savais que je voulais faire quelque chose autour de cette fratrie, en y mêlant une légende, peut-être vraie, celle de la fille d’un pacha qui avait fui avec le cuisinier. Avec le scénariste Ahmad Abdalla, nous avons tourné pendant près de vingt ans autour de cette idée sans trouver la bonne formule.
Nous élaborions des histoires trop politiques, avec des stéréotypes de parlementaires véreux, de flics corrompus, auxquels s’opposaient les cuisiniers issus du peuple, dans un esprit révolutionnaire. Or moi je voulais faire quelque chose de beaucoup plus simple, d’axiomatique, qui dise qu’aujourd’hui, en Égypte, on aime encore la nourriture, le sexe, l’amour.
Il y a chez nous un conservatisme de façade, une peur du désir, et notamment du désir féminin.
En même temps, ce film est aussi très politique.
Ce qui a fait bouger les gens pendant la révolution c’est le slogan « du pain, la liberté et la dignité ». Autant d’ingrédients qu’on retrouve dans le film. On m’accuse de frivolité, mais aujourd’hui c’est peut-être plus politique d’exprimer du désir dans une société cadenassée que de viser le gouvernement. En Égypte, j’ai eu des réactions très critiques de la gauche qui me reprochait de ne montrer que des femmes adultères, des filles délurées, des personnages qui ne seraient pas « positifs ».
Mais c’est très positif de choisir sa sexualité, de décider de la personne avec qui on veut passer sa vie plutôt que de se laisser imposer un conjoint. Il y a chez nous un conservatisme de façade, une peur du désir, et notamment du désir féminin. Et puis la classe moyenne est d’accord pour voir le petit peuple représenté en victime, mais est choquée s’il est libre et joyeux.
Vous semblez touché par toutes ces critiques…
Lorsque je viens présenter mon film en Occident, on attend qu’il soit le strict reflet de la société égyptienne. Je suis une sorte de porte-parole du Printemps arabe, de ce qui se passe ici… Ce qui est déjà lassant. En Égypte, ça va plus loin. On me dit que je ne peux pas parler de la révolution, du voile, de Nasser, que je n’ai pas toutes les données, le recul nécessaire… On m’accuse d’opportunisme.
Mais moi je ne filme pas pour me placer ou pour la gloire, je filme pour le plaisir. Je parle de liberté et de joie à un moment où le discours qui domine, presque partout, est celui de l’austérité qu’il s’agisse d’économie ou de mœurs. L’autre jour j’ai entendu le membre du Front national Marion Maréchal-Le Pen s’exprimer à la télé… Son discours m’a rappelé sur le fond celui des intégristes musulmans !
Vous vous définissez aussi comme un « archéologue du présent ».
Oui, je veux que les gens qui regardent le film dans vingt ans puissent se dire : voilà comment vivaient les Égyptiens en 2016. Par exemple, moi, quand je regarde ce que nous filmions dans les années 1970, les rues animées avec des filles en minijupes, je trouve que ça dit beaucoup des changements qui ont eu lieu en quelques décennies !
Justement, l’exubérance, la sensualité de votre long-métrage rappellent des films des années 1960 et 1970, ceux de Federico Fellini par exemple.
Alors ça, ça me fait plaisir ! Les films de Fellini, de Buñuel, de Pasolini, ont forgé mon regard. Il y avait à l’époque un ton libertaire, irrévérencieux par rapport au sexe, mais aussi au pouvoir et au sacré que nous avons totalement perdu. Dans mon film Bab el chams, qui évoquait le destin d’un combattant palestinien, ce qui choquait c’était qu’il était amoureux, qu’il y avait « trop de baisers » dans le film… Je l’ai entendu !
Je me souviens du premier film que j’ai vu étant enfant, à l’âge de 6 ans, c’était Voyage au centre de la Terre. Ce fut un choc. Ce film a fait entrer de la lumière, de l’air, sur un monde qui était étouffant pour moi. Pour moi, le cinéma, c’est ça, c’est ouvrir des fenêtres.
Quand je vois des films comme celui de Ken Loach, Moi, Daniel Blake [Palme d’or du dernier Festival de Cannes], qui disent que la violence sociale, que la bureaucratie c’est mal… je me dis que ce sont des coups sûrs, que ça n’apporte rien. Le cinéma doit être transgressif. Et la vraie transgression aujourd’hui, c’est de parler de sexualité.
La révolution a-t-elle changé quelque chose à votre manière de faire des films ?
J’ai le sentiment de parler à un public moins peureux. Quand on a goûté à la liberté, quand on a vécu les événements de la place Tahrir, cette euphorie incroyable, il en reste toujours quelque chose. Quelque part, mon cinéma tente de retrouver cette joie, cette jouissance, cette intensité.
Quand les femmes mènent la danse
Cantonnées au foyer, muselées, privées de sexualité, mariées de force… Les femmes ont pourtant le premier rôle dans le film de Nasrallah. Shadia (interprétée par la superstar égyptienne Leïla Eloui), la grande bourgeoise déçue par son premier mariage, choisit le tempo de sa relation avec le cuisinier Refaat. Om Roqaya, l’épouse du « méchant » du film, se révèle bien plus maligne que lui.
Karima al-Tabakh (Menna Shalaby), amoureuse du frère de l’époux qui lui est promis, tire toutes les ficelles pour réussir à gagner son cœur… « Je voulais faire un film où les filles manipulent tout », avoue le réalisateur, convaincu que, dans le monde arabe, « ce sont les femmes qui font bouger les choses ».
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