Algérie – Ali Benflis : « Nous devons nous interroger sur ce qui conduit notre société à la violence »

Leader du parti d’opposition Talaï el-Horriyet, qui vient de décider de boycotter les prochaines législatives, l’ancien Premier ministre, dresse un diagnostic sans concession de la crise dans laquelle le pays est plongé. Et pointe la faillite politique d’un pouvoir qui a atteint ses limites.

Dans son bureau, sur les hauteurs d’Alger, le 10 janvier 2016. © Louiza Ammi/JA

Dans son bureau, sur les hauteurs d’Alger, le 10 janvier 2016. © Louiza Ammi/JA

FARID-ALILAT_2024

Publié le 24 janvier 2017 Lecture : 11 minutes.

Ne comptez pas sur Ali Benflis, 72 ans, pour émettre un avis, un commentaire ou une critique sur la personne ou sur la santé d’Abdelaziz Bouteflika, avec lequel il a étroitement travaillé entre 1999 et 2003. En revanche, celui qui fut chef du gouvernement et patron du FLN avant de passer dans l’opposition livre une analyse sans concession du style de gouvernance du chef de l’État et de son exécutif, ainsi que de la crise dans laquelle l’Algérie est plongée depuis la chute des cours du pétrole, principale richesse du pays.

Deux fois candidat à la présidentielle, en 2004 et en 2014, Benflis assume également la décision de son parti, Talaï el-Horriyet, de ne pas participer aux législatives qui auront lieu au printemps prochain. Entretien.

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Jeune Afrique: Vous venez d’annoncer le boycott des législatives de 2017 au motif que le pouvoir ne garantit pas un scrutin transparent. C’est pourtant ce même pouvoir qui a organisé la présidentielle de 2014 à laquelle vous étiez candidat. N’y a-t-il pas là une contradiction ?

Ali Benflis : Absolument pas. Juriste de formation et par déformation, je tiens à la forme autant qu’au fond. La non-participation a été décidée par un vote public du comité central du parti. J’ai présidé la session, mais je n’ai pas pris part au vote. La décision est donc celle du comité central. Et elle a été précédée par de larges consultations des bureaux communaux et territoriaux du parti. Quant à la dernière présidentielle, je m’y suis présenté en tant que candidat indépendant. J’ai décidé seul de ma candidature.

Certaines régions de Kabylie ont été secouées récemment par des émeutes en marge de l’appel à la grève générale lancé par les commerçants pour protester contre la hausse de la TVA. Quelle lecture faites-vous de ces événements ?

Beaucoup de zones d’ombre entourent cette déferlante de violence qui s’est soudainement abattue sur Béjaïa. Elle suscite toujours de nombreuses interrogations, auxquelles les pouvoirs publics n’ont toujours pas apporté de réponses crédibles. Nous n’avons eu droit qu’à une seule explication.

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Laquelle ?

Celle de la main intérieure et extérieure, ce qui est un peu court. Je prône le changement, mais dans l’ordre, l’apaisement et la sérénité. Le recours à la violence n’est ni tolérable ni acceptable. C’est ma conviction, qui se double d’une autre : le traitement des causes de la violence est aussi, sinon plus, important que celui de ses manifestations.

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Quelles sont ces causes ?

Nous devons nous interroger sur ce qui conduit notre société à produire cette violence, dont Béjaïa a certes été le point culminant, mais qui ne se limite pas à elle. Nous comprendrons alors que les causes véritables sont ailleurs, dans le fait que l’État n’est plus géré comme il se doit et que l’économie est toujours livrée à la prédation des plus forts et des mieux lotis du moment dans une société déboussolée, dévitalisée et prise en étau entre le désespoir et l’angoisse du lendemain. Voilà ce qui menace notre pays, et non des complots extérieurs et des mains étrangères que l’on brandit à tout va pour tenter de justifier la faillite d’une gouvernance.

Les véritables handicaps de notre économie résident essentiellement dans des archaïsmes structurels.

Vous étiez chef de gouvernement au moment des événements qui ont secoué la Kabylie en 2001 [plus d’une centaine de morts]. Avec le recul, avez-vous des regrets quant à la gestion de cette crise par vous-même et par la présidence de la République ?

Ce que vous appelez « des événements » a été pour moi une véritable tragédie. Nous ne parlons pas d’incidents, mais de la mort de 123 de nos compatriotes, dont des dizaines de jeunes, brutalement ravis aux leurs. Face à une tragédie d’une telle ampleur, les remords ou les regrets ne suffisent pas, et il est toujours vain de se placer sur le champ politique et légal pour s’expliquer. Si cela suffisait, je vous aurais rappelé que l’Algérie n’a connu qu’une seule commission d’enquête indépendante et que j’ai mis tout mon poids dans la balance pour qu’elle soit créée et fasse la lumière sur cette tragédie.

La commission confiée à l’avocat Mohand Issad…

Le professeur Mohand Issad, dont tout le monde connaît l’intégrité et la droiture, a rendu publiques les conclusions de cette commission. Il les a longuement expliquées. J’ai assumé mes responsabilités et je me suis présenté devant l’Assemblée nationale pour lui fournir toutes les informations dont je disposais au sujet de cette tragédie. Relisez cette déclaration, j’y ai dit tout ce que j’avais sur le cœur.

La loi de finances 2017, qui est l’un des motifs de ces violences, est entrée en vigueur le 1er janvier. En quoi est-elle critiquable ?

C’est une loi de matraquage fiscal. Plus d’une vingtaine de taxes ont été modifiées ou créées. L’État s’exonère de tout effort, puisque le budget de fonctionnement n’a pratiquement pas bougé. Par contre, le budget d’équipement a subi une véritable saignée, puisqu’il aura été réduit de moitié entre 2015 et 2017. C’est donc dans sa démarche que cette loi est le plus contestable. Strictement comptable, elle fait fi de tous les dysfonctionnements structurels de l’économie. Si cette dernière n’avait qu’un problème de financement, alors les abondantes ressources financières de la dernière décennie auraient dû suffire pour en faire une économie dynamique et prospère. Cela n’a pas été le cas.

Pourquoi ?

Parce que c’est essentiellement dans des archaïsmes structurels que résident les véritables handicaps de notre économie. S’attaquer à ces archaïsmes suppose une légitimité et une volonté politique que le pouvoir n’a pas. Je ne cesse de le répéter : l’État patrimonial, clientéliste et rentier ne pourra jamais être l’auteur des profondes réformes structurelles dont notre économie a besoin.

Y voyez-vous des points positifs tout de même ?

L’avant-projet de loi de finances 2017 adopté en Conseil des ministres contenait une réforme et une seule allant dans ce sens : l’entrée en Bourse des banques publiques et donc la possibilité de leur capitalisation boursière. J’y avais vu une lueur d’espoir. Mais, entre le Conseil des ministres et l’Assemblée, cette disposition a subitement disparu. À ce jour, personne ne sait comment et pourquoi.

Manifestation contre la loi de finances 2017,le 21 novembre 2016, à Alger. © Sidali Djarboub/AP/SIPA

Manifestation contre la loi de finances 2017,le 21 novembre 2016, à Alger. © Sidali Djarboub/AP/SIPA

La crise est-elle économique, financière ou budgétaire ?

Sa source première est politique. L’économique, le financier et le budgétaire n’en sont que les manifestations, non la cause. Le Conseil des ministres de mai 2014 a promis un plan de développement 2014-2019. Lequel n’a jamais vu le jour. C’est là une défaillance politique. Le suivant, tenu en septembre 2014, a annoncé la création d’un Comité interministériel de veille chargé du suivi de la crise énergétique et de ses répercussions sur l’économie. On n’en a ensuite plus jamais entendu parler. Pas plus qu’on n’a entendu parler de quelque mesure que ce soit destinée à traiter la crise. Cela s’appelle aussi une défaillance politique.

Quid du nouveau modèle de croissance annoncé par le gouvernement ?

Je n’ai pas la moindre idée des contours de ce plan, qui ne me semble exister que dans l’imagination de nos gouvernants. Il y a là encore défaillance politique. La crise énergétique mondiale va bientôt boucler sa troisième année et, de tous les pays de l’Opep, l’Algérie reste le seul à ne pas disposer d’une véritable stratégie de riposte. C’est une faute politique majeure qui aurait été considérée comme impardonnable dans n’importe quel autre État digne de ce nom.

Des responsables n’excluent pas de recourir à l’endettement extérieur pour financer des projets, voire pour payer les fonctionnaires. Existe-t-il un risque que le pays soit conduit à solliciter à nouveau le FMI ?

La spirale de l’endettement extérieur s’est déjà enclenchée avec le prêt de 900 millions de dollars contracté auprès de la Banque africaine de développement (BAD). La menace immédiate ne me semble pas être le passage sous les fourches caudines du FMI, mais bel et bien les conditions d’un retour sur les marchés financiers. Après l’épuisement des ressources du Fonds de régulation des recettes (FRR) et l’échec patent de l’opération de mise en conformité fiscale et de l’emprunt obligataire, la perspective d’un retour à l’endettement sur les marchés financiers est inévitable.

Pour quelles conséquences ?

L’Algérie est appelée à effectuer son retour sur les marchés financiers dans les pires conditions. Il est de notoriété publique qu’elle est considérée comme un pays à risque. En conséquence, les emprunts se feront au prix fort. J’ajoute que nos besoins financiers sont colossaux. Nous parlons au bas mot de 15 milliards de dollars qu’il faudra trouver annuellement pour boucler le budget.

Vous Président, que feriez-vous pour sortir de cette crise ?

Exactement le contraire de ce qui a été fait jusqu’ici. Fort d’une légitimité et d’une volonté politique, je n’aurais absolument aucune hésitation à engager les réformes structurelles sans lesquelles il serait illusoire d’attendre une rénovation de notre système économique.

Et ensuite ?

Je dépolitiserais l’acte économique. Je le débureaucratiserais pour lui assurer la stabilité juridique. J’éliminerais les barrières à l’investissement national ou étranger. Je mettrais de l’ordre dans notre commerce extérieur et mettrais en place un marché financier. Je procéderais à une refonte totale de notre système fiscal. Je réformerais le système bancaire pour le sortir de ses archaïsmes. Je doterais le pays de véritables stratégies industrielle, agricole et touristique. J’accompagnerais l’ouverture de ces chantiers par un autre, celui du secteur informel, devenue une économie à part entière dans l’économie nationale. À cela devra s’ajouter un combat sans merci contre la corruption, l’évasion fiscale, la fuite des capitaux et les fraudes au commerce extérieur. Il faudra aussi réduire le train de vie de l’État, qui a la fâcheuse tendance de vivre au-dessus de ses moyens. Et, a contrario, c’est le budget d’équipement que je m’emploierais à prémunir, du mieux que je pourrais, contre des coupes sombres et inconsidérées.

Quel est l’état de la nation près de trois ans après la réélection de Bouteflika ?

Elle est confrontée à une crise économique d’une exceptionnelle gravité qui l’expose à une dangereuse exacerbation des tensions sociales. Jamais, depuis son indépendance, le pays n’avait été à ce point assailli par des crises concomitantes, politique, économique et sociale. Le système a atteint ses limites. Il est à bout de souffle, à court d’idées. Alors il s’essaie, comme tous les régimes autoritaires, à une sorte d’exorcisme par les complots extérieurs.

Il faut qu’Algériens et Marocains, qui se tournent le dos depuis quinze ans, se rencontrent et se parlent. »

Vous évoquez souvent la vacance du pouvoir et un vide au sommet de l’État. Certains répondent que le président reçoit, travaille et va sur le terrain.

Croyez-vous sincèrement qu’il soit encore possible de parler d’un État qui fonctionne normalement quand pas moins d’une dizaine de mesures et de décisions annoncées publiquement l’automne dernier, y compris des décisions du Conseil des ministres, ont été annulées ou gelées ? Un État dont le sort inquiète ses administrés comme ses partenaires n’est pas un État qui fonctionne normalement. J’ai cessé de parler de la vacance du pouvoir parce qu’il y a désormais plus grave : l’impasse politique totale et les risques réels qu’elle fait courir à la pérennité de l’État national.

Des partisans de Bouteflika évoquent la possibilité d’un cinquième mandat. Vous qui connaissez très bien le président, est-il vraiment adepte de la présidence à vie ?

Mais nous y sommes déjà pleinement. La révision constitutionnelle de 2008 a expurgé notre Constitution de la limite de deux mandats présidentiels. Quel dessein ce déverrouillage a-t-il servi, sinon la création des conditions d’une présidence à vie ? Ce n’est plus une hypothèse, c’est désormais une réalité. On peut donc s’attendre à tout, y compris à un cinquième mandat.

La question du Sahara occidental empoisonne encore les relations entre l’Algérie et le Maroc. Que faut-il faire pour que les deux voisins refondent leurs relations ?

Cette question fait partie d’une donne régionale et internationale. C’est pour cette raison qu’elle a fait l’objet d’un plan de règlement de l’ex-OUA, devenu celui de l’ONU. Et c’est le Conseil de sécurité lui-même qui veille à sa mise en œuvre. Nous avons, d’un côté, une souveraineté revendiquée, mais non reconnue par la communauté internationale, et, de l’autre, un peuple qui aspire à l’indépendance. La juste voie entre ces deux objectifs contradictoires est celle d’un référendum d’autodétermination. C’est à cette conclusion que la communauté internationale est parvenue. C’est sur cette base que repose le consensus international, dont l’Algérie est partie prenante. Voilà les données fondamentales de ce dossier, qui attend un règlement depuis quarante-deux ans. C’est très long. Les relations algéro-marocaines, tout comme l’intégration régionale, ont subi les conséquences de cette situation, qui s’est de plus en plus figée.

Que faut-il faire ?

Il faut revenir à cette position sage qui consiste à considérer que le dossier du Sahara occidental est entre les mains de l’ONU et qu’en le maintenant dans ce cadre il est possible d’aller de l’avant dans le développement des relations algéro-marocaines et dans l’intégration régionale. L’Algérie devrait aussi renouer de manière plus dynamique et plus assidue avec cette mission de bonne volonté qui a longtemps été la sienne, celle du rapprochement des vues entre Marocains et Sahraouis. Enfin, et surtout, il faut qu’Algériens et Marocains, qui se tournent le dos depuis quinze ans, se rencontrent et se parlent. Je suis un adepte fervent de la théorie de « zéro problème avec les voisins ».

Et la question des frontières fermées depuis 1994 ?

Si les frontières entre deux États voisins n’ont pas vocation à être indéfiniment fermées, les problèmes qui peuvent exister entre eux n’ont pas non plus vocation à être ignorés ou occultés pour toujours. L’Algérie et le Maroc ne se sont pas parlé sérieusement depuis bientôt quinze ans. Cela n’est ni normal ni anodin ; c’est une grande anomalie et une singularité affligeante qu’il faut corriger. Il faut reprendre langue avec le Maroc, c’est cela qu’il va falloir faire. Et le plus tôt sera le mieux.

Vous n’avez gardé aucun lien avec Bouteflika ?

Absolument aucun.

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