Gambie : voyage en schizophrénie
À la veille de la fin officielle de son mandat, Yahya Jammeh refuse toujours de mettre un terme à ses vingt-deux années de règne. Voyage en schizophrénie sur les terres de ce leader autoritaire.
Il faut d’abord franchir un premier check-point, puis un second. La route, asphalte parfaite sur la terre ocre, serpente au milieu des palmiers et des manguiers jusqu’à l’entrée du village de Kanilai. C’est ici, en plein territoire diola, à un jet de pierre de la Casamance, que l’homme qui règne sur la Gambie a vu le jour, il y a 51 ans. Très attaché à l’endroit, Yahya Jammeh y a fait construire, au beau milieu des champs, un palais, un stade, une arène de lutte, un hôtel et même un zoo. Les habitants, qui ne paient ni eau ni électricité et reçoivent chaque mois, gratuitement, des sacs de riz, des bidons d’huile et plusieurs kilos de sucre, ne tarissent pas d’éloges sur le seigneur local. Mais cela fait des semaines qu’ils n’ont pas vu passer son convoi de 4×4 rutilants aux vitres teintées. Signe que les choses ne tournent plus tout à fait rond pour celui qui était jusqu’à présent le maître incontesté de la petite enclave gambienne.
Son volte-face à l’élection présidentielle
Défait dans les urnes par Adama Barrow à la présidentielle du 1er décembre, Jammeh avait d’abord, à la surprise générale, reconnu sa défaite. Avant de faire volte-face une semaine plus tard. Depuis, il semble décidé à se maintenir au pouvoir, multipliant les déclarations bravaches face à la communauté internationale. Alors que la date butoir du 19 janvier – la limite de son mandat fixée par la Constitution – approche, bien malin qui sera capable de prédire l’avenir de la Gambie. « Avec Jammeh, vous ne pouvez rien prévoir, résume une source ministérielle qui a souhaité garder l’anonymat. Il est impossible à cerner : il suffit que vous regardiez vers la gauche pour qu’il surgisse par la droite. »
Une islamisation orchestrée par Jammeh
En un peu plus de deux décennies, il a fait de son étroit pays un État à part sur le continent. L’un des rares où l’on célèbre moins la fête de l’Indépendance que la date d’accession au pouvoir de son « excellence Sheikh Professor Alhaji Dr. Yahya A.J.J. Jammeh Babili Mansa », le 22 juillet 1994, jour de son putsch contre Dawda Jawara. Un pays plein de contradictions, qui possède de réels atouts – une industrie touristique florissante, un joli potentiel agricole –, mais qui connaît l’un des plus forts taux d’émigration clandestine. En décembre 2015, le chef de l’État a décrété que « sa » République serait désormais islamique. Pas de quoi affoler les touristes britanniques qui sirotent des bières sur les plages paradisiaques de la côte et entretiennent la prostitution locale, tandis que des panneaux disséminés un peu partout dans Banjul rappellent aux citoyens qu’« Allah est grand » et qu’ils ne doivent « pas oublier de prier ».
C’est un vrai rancunier qui a soif de revanche »
Un chef dÉtat aux allures d’homme providentiel auto-proclamé
Dans ce paysage kafkaïen, Jammeh joue le rôle de guide national, investi d’une mission divine pour son peuple. Toujours vêtu d’un boubou blanc, il ne se sépare jamais de son coran ni de son chapelet et multiplie les références à Allah dans la moindre de ses interventions publiques – ce qui ne l’empêche pas d’organiser des soirées fastueuses à Kanilai et d’avoir la réputation d’accumuler les conquêtes féminines alors qu’il est officiellement marié. Le vert, couleur de l’islam, est aussi celle de son parti, l’Alliance patriotique pour la réorientation et la construction. De culture animiste, l’intéressé se dit par ailleurs doté de pouvoirs mystiques et surnaturels. Lors de ses tournées dans le pays, il organise fréquemment des séances de guérisons publiques, allant même jusqu’à affirmer qu’il peut soulager les malades du sida.
Double personnalité
De l’avis de tous ceux qui l’ont côtoyé, il existe deux Yahya Jammeh. Le premier, charmeur et souriant, qui a la discussion franche et qui sait se rendre très accessible. Et le second, impulsif et paranoïaque, capable de décider du sort de quelqu’un d’un claquement de doigt. Passant de l’un à l’autre en une fraction de seconde, il ne supporte pas qu’on lui manque de respect et a acquis une très haute idée de sa personne. Il est fréquent que ses visiteurs fassent la révérence ou se mettent à genoux avant de lui adresser la parole.
« En réalité, il nourrit un véritable complexe d’infériorité. Il n’était qu’un “petit” lieutenant quand il a pris le pouvoir. C’est un vrai rancunier qui a soif de revanche », analyse un ancien membre de sa garde rapprochée. Aussi exubérant en public que secret en privé, Jammeh est un homme difficile à cerner.
Une démocratie dirigée par un seul homme ?
À la State House, le palais présidentiel, il décide de tout et tout seul. Les membres de son cabinet et ses ministres sont aussi rapidement nommés que remerciés – le plus souvent sans explication. Beaucoup ont choisi l’exil par crainte d’être jeté en prison. « Jammeh n’a jamais eu de véritables conseillers. Personne n’ose le contredire », explique notre source ministérielle. Selon elle, le Conseil des ministres s’apparentait généralement à une sorte de cours magistral, durant lequel les membres du gouvernement écoutaient le patron sans moufter.
Au fil des ans, seul un petit quarteron d’officiers de confiance a survécu à ses foudres et continue de le suivre partout. Quelques hauts gradés, comme le général Ousman Badjie, le chef d’état-major général des armées, ou ceux qui commandent la Garde républicaine – la garde prétorienne de Jammeh – ont parfois l’oreille du président. La plupart sont diolas, comme lui, et sont ses obligés.
Quant aux pressions internationales, les diplomates en poste à Banjul le reconnaissent eux-même, Jammeh n’en a cure. « Il n’en fait qu’à sa tête et n’écoute personne, encore moins nous », confie l’un d’entre eux. En poste depuis un an, l’ambassadrice américaine n’a été reçue qu’une seule fois à la State House… lors de la remise de ses lettres de créances.
Un positionnement antioccidental qui n’empêche pas Jammeh de scolariser ses enfants dans des établissements américains réputés ou de posséder une vaste propriété près de Washington, où son épouse Zeinab se rend souvent. Métisse maroco-guinéenne, cette femme discrète mais influente s’est progressivement taillé un rôle important dans l’entourage de son mari. Dans les rangs de l’opposition, nombreux sont ceux qui murmurent qu’elle n’ignore rien de l’appétit débordant de Jammeh, mais qu’elle tient à continuer à profiter de ses nombreux business.
Pression omniprésente sur la population
Nous parlons de tout librement, mais pas n’importe où ni avec tout le monde »
Si l’homme s’est maintenu aussi longtemps au pouvoir, c’est parce qu’il a réussi à instaurer un véritable climat de peur dans son pays. Les Gambiens ont appris à ne jamais parler de politique en public, et encore moins de leur président. Pas question d’attirer l’attention de la très redoutée National Intelligence Agency (NIA), sorte de police politique chargée de traquer les adversaires du régime – journalistes, opposants ou militants de la société civile.
« Nous parlons de tout librement, mais pas n’importe où ni avec tout le monde », résume Aïssatou, étudiante en commerce de 21 ans à l’université de Banjul. Avec ses camarades, elle n’a connu que Jammeh et s’exprime volontiers sur son quotidien en Gambie. Elle va en cours, espère exercer un jour un métier qui lui plaît et sort avec ses copines en observant les garçons. En bref, rien de très différent d’une jeune Dakaroise de son âge, sauf qu’elle utilise, comme la plupart de ses compatriotes, un VPN (un réseau virtuel privé) sur son portable pour contourner le blocage des réseaux sociaux.
Menaces
À l’évocation de la NIA, le large sourire d’Aïssatou s’estompe rapidement. Tout juste concède-t-elle avoir entendu parler des « pratiques » de ses agents : arrestations en pleine nuit par des hommes encagoulés, disparitions forcées et tortures – passage à tabac, électrification, simulacre de noyade, dont les associations de défense des droits de l’homme font fréquemment le récit. Une fois passés entre les mains de la NIA, les « suspects » finissent généralement à Mile 2, prison symbole du régime. Située au bord de l’unique route menant à la State House, elle semble faire office d’avertissement pour ceux qui se rendent dans le centre névralgique du pouvoir.
Enfin, si la NIA ne suffit pas, le big man a recours aux Jungulers, un escadron de la mort chargé d’éliminer ses adversaires trop gênants. « Ce sont des soldats issus de différents corps, prêts à tout pour lui et directement sous ses ordres », explique l’ex-membre de la garde rapprochée de Jammeh. Nul doute que le sort de ces hommes de l’ombre et celui des hauts responsables sécuritaires du régime est aujourd’hui au cœur des négociations de sortie de crise, dont personne ne sait si elles vont aboutir à une fin en douceur pour ce régime d’un autre âge ou à une issue bien plus sombre.
Des affaires florissantes
En vingt-deux ans de règne, Jammeh s’est constitué un véritable empire. À Kanilai, il dispose de centaines d’hectares de champs, dans lesquels il fait travailler les gens de la région, mais parfois aussi des soldats. Il y possède également des troupeaux de bœufs et de moutons, abattus sur place ou revendus dans tout le pays. À Banjul, son groupe d’import-export, Kanilai Group International (KGI) a pignon sur rue et négocie des produits aussi variés que le ciment, le riz ou l’huile de palme. Jammeh, qui possède aussi des boulangeries et un magasin fournissant des uniformes aux différentes administrations, serait également lié à Mohamed Bazzi, riche homme d’affaires libanais actif dans l’import de pétrole en Gambie. B.R.
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