Cinéma : pour Lucien Jean-Baptiste, réalisateur d’ « il a déjà tes yeux », « les Noirs font des Blancs »
Et si des parents noirs adoptaient un bébé blanc ? Avec un synopsis improbable, le réalisateur d’ « il a déjà tes yeux » tord le cou aux clichés et dit non aux déterminismes.
Tout est rose dans la vie de Paul, issu d’une famille antillaise, et de Salimata, d’origine sénégalaise… Tout, sauf qu’ils ne peuvent pas avoir d’enfant. Un jour, enfin, le couple reçoit un coup de fil des services d’adoption : un petit bonhomme les attend. Il a six mois. Et de grands yeux bleus. Rencontre avec l’acteur principal et réalisateur du long-métrage Il a déjà tes yeux, Lucien Jean-Baptiste.
Jeune Afrique : Au départ du film, il y a un fait divers que vous avez lu dans un journal : l’histoire d’un couple de Nigérians qui a mis au monde un enfant blanc.
Lucien Jean-Baptiste : Oui, mais c’est un élément parmi beaucoup d’autres. Je me faisais surtout la réflexion que ma mère antillaise « pur jus », très croyante, avait aujourd’hui des petits-enfants métis presque blancs, et athées. Bref : les Noirs font des Blancs ! Et au moment où je vois ce fait divers, incroyable coup du sort, je reçois aussi un scénario, imaginé par la journaliste Marie-Françoise Colombani et intitulé Black Adoption, racontant l’histoire d’un couple de Noirs à qui on propose d’adopter un enfant blanc. J’étais très intéressé, mais beaucoup de choses me faisaient tiquer, à commencer par le titre… J’ai tout réécrit avec mon coscénariste Sébastien Mounier, et c’est devenu Il a déjà tes yeux.
Avec un synopsis comme celui-ci, on pouvait s’attendre à un film plein de bons sentiments, à des clichés en pagaille… Mais le résultat est réellement drôle et touchant.
Parce que ce n’est pas qu’un film sur les stéréotypes. Quand j’ai fait mon premier long-métrage, La Première Étoile, qui raconte l’histoire d’une famille noire qui part pour la première fois au ski, on me disait : « Il faut mettre plein de blagues sur les Noirs ! » Mais mon sujet c’était aussi celui, universel, d’un père qui tente de donner du rêve à ses enfants. Une thématique qu’on pourrait retrouver dans des genres complètement différents, dans des drames de Ken Loach, par exemple. Et avec Il a déjà tes yeux je parle aussi de l’amour que des parents ressentent pour leur petit, de transmission, de tradition, d’immigration…
Les clichés sont aussi chez ceux qui veulent défendre les Noirs. »
Est-ce qu’il existe vraiment des couples noirs qui adoptent des enfants blancs en France ?
Nous sommes peu de Noirs en France. Trois millions, quatre millions ? Impossible de savoir puisque les statistiques ethniques sont interdites… Mais en tout cas ce n’est rien par rapport à la totalité des quelque 66 millions de Français. Donc, proportionnellement, il y a aussi moins de Noirs qui cherchent à adopter. D’ailleurs, quand j’ai enquêté sur le sujet, je me suis rendu compte que l’on préférait privilégier, chez les Français d’origine africaine, les adoptions intrafamiliales. Le cas de figure du film est donc très improbable. Mais au fond on s’en fiche. Ce qui m’intéressait, dans ce scénario, c’est qu’il me donnait une porte d’entrée parfaite pour tourner en dérision les préjugés, parler de vivre ensemble… Ou plutôt de vivre les uns à côté des autres.
Votre film sort à quelques mois de l’élection présidentielle française, où la question de l’immigration va être centrale.
Je n’ai pas cherché à surfer sur l’actu. Vous savez, j’ai 52 ans, et depuis que je suis arrivé en métropole, à l’âge de 3 ans, j’ai été confronté au racisme. À la maternelle, j’étais déjà le « bamboula », le « noiraud ». Au-delà, la vraie question à poser, selon moi, c’est celle intemporelle et universelle de la différence, quelle qu’elle soit. Est-ce normal que les femmes aient des salaires inférieurs de 20 % à ceux des hommes et ne puissent pas accéder à certains emplois ? J’ai un credo : la différence ne doit pas créer l’inégalité des chances. Si une femme veut être camionneuse, qu’elle le soit !
Au fond, vous refusez les déterminismes.
Et c’est pour ça que je déteste les expressions « culture black » ou « culture noire ».
Pourtant cette culture existe…
Parce qu’historiquement il y a plus de Noirs, par exemple, qui font du blues ? Mais ça ne tient pas la route. Est-ce que John Mayall [grand bluesman anglais] est noir ? Je n’accepte pas ces expressions, car elles sous-tendent que la couleur de peau nous définit culturellement. Je ne veux pas que mon gamin soit condamné à chanter du rap, à faire de l’athlétisme ou du foot, parce qu’aujourd’hui ce sont les modèles de réussite auxquels les Noirs sont sans cesse renvoyés. Et quand ils ne sont pas condamnés à être des stars du divertissement dans la vraie vie, on voudrait les voir, dans les films, dans des rôles de super-héros, pour qu’ils soient légitimés.
Quand j’ai réfléchi au scénario d’Il a déjà tes yeux, une personne de la production m’a dit : « Ton personnage principal doit être superintégré, il faut qu’il soit avocat, architecte… » Les clichés sont aussi chez ceux qui veulent défendre les Noirs. C’est n’importe quoi ! J’en ai fait un fleuriste. Voilà, ça, c’est de l’intégration. Au fond, mon message c’est : ne vous laissez pas enfermer dans votre couleur. Quand j’étais en troisième, un conseiller d’orientation a dit à ma mère que je devrais faire de la mécanique… Moi qui ne savais pas tourner un boulon ! Plus tard, dans le milieu du cinéma, presque personne n’imaginait que je pouvais faire de la réalisation.
Vous refusez l’idée qu’il existe une « communauté noire », en France.
Oui, à la rigueur on peut parler de communautés antillaise, malienne ou sénégalaise… Et encore. Qu’est-ce qui nous rassemble, à part peut-être le fait d’être victimes de racisme ? Chez les Antillais, par exemple, il n’y a pas de bourgeoisie, d’élites, comme on peut en retrouver dans des populations immigrées venues d’Afrique. Moi-même, je ne me sens pas « que » noir, je suis un mix avec du sang africain, mais aussi probablement indien…
Vous allez à contre-courant d’un mouvement porté par des intellectuels et des militants, inspirés par les États-Unis, qui défendent l’affirmation d’une identité noire.
Aux États-Unis, c’est très différent, les Noirs sont liés par un passé commun. Et moi ça ne m’intéresse pas de faire des films militants pour trois universitaires déjà convaincus. Je veux créer de l’unité dans un pays qui est de plus en plus divisé. Voilà pourquoi je fais des comédies sociales qui s’adressent à tous. Je parle à l’humain, au cœur, avant de penser à telle ou telle communauté. Et j’essaie de ne jamais être manichéen dans ce que je fais.
Ce ne sont pas les gentils Noirs contre les méchants Blancs. Dans mon film, par exemple, les parents de la maman, d’origine sénégalaise et musulmans pratiquants, ont autant de blocages face à cette adoption, sinon plus, que les autres. Le film a été présenté en avant-première en Côte d’Ivoire, à Madagascar… Les spectateurs ont apprécié. Pas seulement parce que des Noirs étaient à l’écran, mais parce que le film est équilibré et qu’il traite, avec sincérité je crois, de problématiques universelles.
Des couleurs et des nuances
Couleurs acidulées dignes d’une sitcom, réalisation un peu fade, tout n’est pas bon à prendre dans le film de Lucien Jean-Baptiste. Et pourtant, dès les premières minutes, on est happé par l’histoire, on rit, on pleure au gré des mésaventures de cette famille « Benetton » qui se débat contre l’administration et les stéréotypes.
Peut-être parce qu’avant de parler de couleur de peau Il a déjà tes yeux traite d’un sujet qui peut tous nous toucher : l’irruption d’un enfant dans un couple. Mais aussi parce qu’il met en scène des comédiens crédibles, dont Aïssa Maïga, en maman qui doit affronter sa famille sénégalaise très traditionaliste, et Vincent Elbaz, en copain mi-clodo, mi-philosophe improbable. Enfin, mine de rien, ce film grand public pose la question de la « racialisation » de notre société sous un angle neuf… Ce qui n’est pas si mal pour une « humble » comédie familiale !
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