Arabie saoudite : pour le roi Salman, jusqu’ici tout va bien…
Plus que jamais concurrencé régionalement, ébranlé économiquement, le royaume wahhabite s’est résolu à prendre des mesures radicales. Souvent avec brutalité. Mais la dynastie régnante, fer de lance des contre-révolutions arabes, tient bon.
Arabie Saoudite : jusqu’ici tout va bien…
Entre la chute de l’économie due à la crise pétrolière, son enlisement militaire au Yémen et la défaite des rebelles Syriens à Alep soutenus par Riyad, la monarchie des Saoud semble en perte de vitesse. Ce qui ne l’empêche pas de voir ses relations diplomatiques avec le Maghreb progresser.
Salon Chantilly, palace George-V, à Paris, le 16 janvier. Trônant en habit traditionnel, le ministre saoudien des Affaires étrangères, Adel al-Jubeir, s’entretient avec une petite quinzaine de journalistes. La parole du diplomate à l’anglais parfait est presque un chuchotement, qui tranche avec la force du message. Ses stances virulentes contre l’Iran – « l’histoire de ce pays, depuis la révolution islamique, est celle d’un défi permanent au monde » – succèdent à des ouvertures appuyées à l’intention du nouveau président américain, Donald Trump : « Nous sommes optimistes au sujet de l’administration à venir et impatients de travailler avec elle dans tous les domaines d’intérêts communs. »
En Syrie, le régime a pris l’avantage à Alep, mais ce n’est qu’une bataille, et le conflit n’est pas terminé.
Débâcle en Syrie de l’insurrection soutenue par Riyad, revers politique au Liban, enlisement militaire au Yémen, progrès du rival iranien dans la région, difficultés à redresser une économie pétrolière confrontée à la chute des cours, les questions posées disent la conjoncture difficile que connaît le royaume. Cette puissance régionale – et réserve d’hydrocarbures stratégique pour le monde – sera-t-elle le prochain pays arabe à s’effondrer ? La pratique impétueuse du pouvoir par le roi Salman et ses deux héritiers, en rupture avec la prudence conciliante du précédent souverain, Abdallah, est davantage critiquée pour sa témérité que louée pour son audace.
Plan d’austérité
Le 23 janvier, Salman célébrera ses deux années sur le trône, mais les bilans qui fleurissent dans la presse s’intéressent essentiellement aux résultats de son fils, Mohamed Ibn Salman. Car le jeune couronné est aussi un vieux roi qui a fêté ses 81 ans le 31 décembre. Dernier fils d’Abdelaziz Ibn Saoud, fondateur de l’État moderne, à régner, il réalise la transmission du pouvoir aux générations suivantes, ayant fait héritier son neveu Mohamed Ibn Nayef, 57 ans, et vice-héritier son fils favori, Mohamed Ibn Salman, 31 ans.
Projeté de l’ombre sur le devant de la scène, ce dernier a reçu le portefeuille de la Défense, la haute main sur l’outil pétrolier et la mission de bâtir une économie qui ne dépende plus des hydrocarbures. Ses méthodes sont radicales : lancement d’une coalition sunnite contre la milice houthiste chiite qui, avec l’appui politique de Téhéran, s’était emparée de vastes régions du Yémen voisin en 2014 ; cession d’une partie d’Aramco, le fleuron industriel du royaume ; élaboration d’un plan d’austérité des plus sévères ; et promesse d’une refonte totale du modèle économique.
« Vision ou mirage ? » s’interrogeait The Economist en avril 2016, pour répondre, en novembre, que ses réformes sont « construites sur du sable » et constater, en décembre, que « l’Arabie saoudite bat en retraite ». De l’avis général, 2016 a été l’annus horribilis du royaume, et les diagnostics pour l’année qui s’ouvre oscillent entre scepticisme et pessimisme. Dans son élan, Ibn Salman entraînera-t-il son pays au fond d’un gouffre ?
La guerre contre les houthistes
Car le jeune prince est jugé sur son action la plus visible, la guerre livrée aux houthistes, qui devait se conclure vite et valoir au vice-héritier ses premiers galons. Las, près de deux ans après le début de l’intervention, celle-ci s’enlise sans que l’on entrevoie l’issue politique que chaque bord appelle de ses vœux. Au début de janvier, l’ONU a annoncé que 10 000 civils avaient été tués, dont près de 1 400 enfants.
La famine et le choléra font rage, et le désastre humanitaire progresse. Bombardements d’écoles, de rassemblements, d’infrastructures vitales, utilisation de bombes à sous-munitions, les « bavures » saoudiennes souillent la réputation de Riyad, dont le discours sur la restauration de la légitimité gouvernementale à Sanaa est étouffé par le constat que le plus riche des États arabes se déchaîne contre le plus pauvre d’entre eux.
Peut-être plus préoccupant que ses revers géopolitiques, l’isolement moral du royaume s’accentue. Il est dénoncé comme va-t-en-guerre, mais son engagement bien plus timoré contre Daesh est vu comme l’illustration d’une connivence avec le pseudo-califat. Doctrine religieuse officielle du royaume, le wahhabisme est accusé d’être la matrice du jihadisme. En septembre 2016, à Grozny, la capitale tchétchène, les plus hautes autorités sunnites réunies en congrès l’ont même qualifié d’obédience dissidente.
Plus problématique encore pour Riyad, le 28 septembre 2016, le Congrès américain a passé outre le veto du président Barack Obama et voté le Justice Against Sponsors of Terrorism Act (Jasta), qui autorise les proches des victimes du 11 Septembre à poursuivre l’État saoudien. « L’Arabie saoudite, un Daesh qui a réussi », la formule lancée en 2015 par le romancier et chroniqueur algérien Kamel Daoud, a fait florès.
Un pays loin d’être isolé
Voulant oublier que Donald Trump avait pu mettre en cause la responsabilité saoudienne dans les attentats contre le World Trade Center et le Pentagone, le ministre saoudien des Affaires étrangères a concédé que son pays était victime de perceptions erronées et a relativisé les revers qu’on lui prête : « Au Yémen, le gouvernement légitime contrôle la majorité du territoire, et les houthistes sont en déroute. En Syrie, le régime a pris l’avantage à Alep, mais ce n’est qu’une bataille, et le conflit n’est pas terminé. » L’élection du général Michel Aoun, allié du Hezbollah chiite, à la présidence libanaise en octobre 2016 a-t-elle été vue comme une victoire de Téhéran sur Riyad ? Le diplomate rappelle que le nouveau chef de l’État libanais a réservé sa première visite officielle au roi Salman, les 9 et 10 janvier.
Pour sécuriser sa « profondeur stratégique », Riyad va installer sa première base militaire extraterritoriale à Djibouti.
En outre, ses difficultés régionales ne font pas de l’Arabie saoudite un pays isolé, et Salman reste courtisé par presque tous les chefs d’État arabes. En janvier 2016, se rapprochant du royaume, le Soudan a rompu avec l’Iran. En novembre 2016, Abdelmalek Sellal, Premier ministre d’une Algérie traditionnellement proche de Téhéran, a fait une visite remarquée à Riyad, et, fin décembre, le sultanat d’Oman, qui entretenait une prudente neutralité entre Saoudiens et Iraniens, a fini par rejoindre la « coalition contre le terrorisme » formée par le roi Salman. Enfin, explique ce cadre supérieur français résidant sur place et qui a publié Arabie saoudite, l’incontournable (Riveneuve, 2016) sous le pseudonyme de Jacques-Jocelyn Paul, « si diplomatiquement il y a un indéniable malaise, les difficultés extérieures n’ont pas de conséquences internes qui pourraient mettre en cause la stabilité du royaume, et l’allié américain ne les abandonnera pas ».
Agir dans l’urgence
Pour Jubeir, loin d’être le produit d’une fuite en avant irréfléchie, ce nouvel activisme saoudien répond à l’urgence de la situation régionale : « Il y a trois ans, nous avons constaté un vide politique dans la région que beaucoup nous demandaient de combler. Alors nous avons pris l’initiative. Mais, au Yémen par exemple, où l’on attendait que nous prenions les choses en main, notre action est maintenant critiquée. Si l’on veut que nous nous mettions en première ligne, alors il faut nous soutenir. Mais si l’on veut que nous restions à l’arrière, alors il faut nous présenter le nouveau commandement. »
Au-delà d’un conflit indirect avec l’ennemi iranien, l’engagement yéménite répond aussi à des impératifs de stabilité intérieure. La longue frontière entre les deux pays n’a été officialisée qu’en 2000, et près d’un tiers des Saoudiens sont d’origine yéménite. Il s’agit donc de sécuriser la « profondeur stratégique » de Riyad. Le contrat qui vient d’être signé avec Djibouti pour l’ouverture de la première base militaire extraterritoriale saoudienne va dans ce sens.
Sur le dossier économique, Jubeir tient aussi à démentir les diagnostics de fragilité régulièrement publiés. « Notre économie est beaucoup plus forte qu’on a pu l’annoncer, explique-t-il. Voyez notre appel obligataire de 17 milliards de dollars, le plus élevé jamais émis par un marché émergent. Les demandes de souscriptions ont atteint quatre fois notre offre. Est-ce que cela n’en dit pas assez sur la confiance, à long terme, du marché financier international dans la santé de notre économie et dans la direction du pays ? » Là aussi, la trop grande prudence des souverains précédents à réformer le système, conjuguée à la chute des cours du pétrole, a mis Riyad au pied du mur.
Sortir du pétrole ?
L’équipe dirigeante veut voir dans la crise l’occasion de mettre en œuvre une véritable refonte qui doit, à l’horizon 2030, faire du secteur privé le moteur d’une économie délivrée de sa dépendance au pétrole. « Le poids de l’État reste colossal, mais si les objectifs posés sont trop ambitieux pour être réalistes, une vraie dynamique est cette fois à l’œuvre », commente Fatiha Dazi-Héni, chercheuse spécialiste des pays du Golfe, qui publie, le 9 février, L’Arabie saoudite en 100 questions (Tallandier).
L’État emploie 80 % de la population active, et aucun pays dans le monde n’a connu un plan d’austérité aussi violent.
Après avoir réduit les subventions, le gouvernement a imposé cet été une baisse de 20 % sur les salaires du secteur public. « L’État emploie 80 % de la population active, et aucun pays dans le monde n’a connu un plan d’austérité aussi violent. Ailleurs, de telles mesures auraient provoqué des émeutes, mais rien ne s’est passé en Arabie saoudite », explique Jacques-Jocelyn Paul, qui insiste sur l’inanité de l’opposition politique et la solidité du système politique saoudien.
« Nous sommes le même pays, avec la même direction qui suit les mêmes principes », martèle pour sa part Jubeir lorsqu’on l’interroge sur le changement radical de style de l’équipe régnante depuis deux ans. La continuité de la monarchie ne saurait être remise en question. Mais on ne peut que constater la nouvelle configuration du pouvoir, plus autocratique, concentré entre les mains de trois hommes, quand le prédécesseur de Salman, le roi Abdallah, prenait ses décisions après moult consultations pour s’assurer de l’adhésion de la majorité à ses projets.
Lente évolution au royaume
Mais Abdallah avait contre lui la faiblesse de ne pas appartenir au clan des Sudaïri, la plus puissante faction de la famille régnante, dont font partie le roi actuel et ses deux héritiers. Porté devant les médias par le jeune Ibn Salman, ce style musclé suscite un certain scepticisme à l’étranger.
Contrairement à Jubeir, Dazi-Héni y voit une vraie rupture, mais qui est en phase avec les aspirations populaires : « Ibn Salman a une façon inédite de dire les choses, qui rompt avec le politiquement correct de la famille Saoud, et des méthodes qui font violence aux traditions monarchiques et marchandes, mais c’est ce discours musclé qui plaît au peuple et aux jeunes en particulier, qui constituent plus des deux tiers de la population. »
La surexposition du jeune vice-héritier fait enfin prédire que celui-ci se prépare à court-circuiter son cousin Ibn Nayef pour la succession, et l’on y devine de sourdes luttes de pouvoir qui pourraient mettre en péril la monarchie. Dazi-Héni tempère : « Ibn Nayef a un pouvoir considérable, contrairement à ce qui peut être dit. Il a la main sur l’État profond et sur nombre de leviers administratifs stratégiques, et il y a beaucoup plus de complémentarité que de rivalité entre Ibn Salman et lui. »
Ainsi, plus concurrencé que jamais régionalement et ébranlé économiquement, le pouvoir saoudien, plus solide qu’il n’y paraît, n’a eu d’autre choix que de prendre ces taureaux par les cornes. Mais la monarchie, fer de lance des contre-révolutions arabes, tient bon et n’a pas perdu la tête.
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