Côte d’Ivoire : les hommes du président Ouattara
Daniel Kablan Duncan vice-président, Amadou Gon Coulibaly Premier ministre. Pour diriger le pays, Ouattara a choisi deux hommes qui n’ont pas grand-chose en commun, si ce n’est leur fidélité à son égard. Portraits croisés.
Avec son air de ne pas y toucher, il a gravi tous les échelons. Lentement mais sûrement, il s’est imposé comme une évidence. À ses détracteurs qui l’ont toujours qualifié d’éternel second, Daniel Kablan Duncan (DKD) peut désormais répondre qu’il est un second de choix : premier vice-président de l’histoire de la Côte d’Ivoire et deuxième personnalité de l’État. Alors ce 16 janvier, lorsqu’il est investi dans ses nouvelles fonctions par le Conseil constitutionnel et le président Alassane Dramane Ouattara (ADO), une certaine fierté se lit sur son visage. Sans en faire trop ou trop peu bien sûr, comme d’habitude… L’homme aime la mesure. À peine s’encanaille-t-il quelques secondes avec un hommage à sa « chère et tendre épouse, Clarisse » et à son fils, Albert.
Assis à sa gauche ce jour-là, Alassane Ouattara bien sûr, mais aussi Amadou Gon Coulibaly (AGC), l’ancien secrétaire général de la présidence qui lui a succédé, le 10 janvier, au poste de Premier ministre. Ceux qui ont pu assister à la prestation de serment auront remarqué que le chef du gouvernement occupe désormais, conformément à la nouvelle Constitution, le troisième rang dans l’ordre protocolaire, juste devant le président de l’Assemblée nationale fraîchement réélu, Guillaume Soro. Un jeu de chaises musicales dont les deux hommes ont plaisanté, toutes dents dehors, pendant le cocktail qui a suivi, mais qui a été pris très au sérieux par leurs protocoles respectifs.
Duncan et Ouattara, économistes de même génération
Les appareils photo crépitent. Le voici donc, enfin, le nouvel exécutif ivoirien. ADO, DKD, AGC, ces trois hommes aujourd’hui côte à côte se connaissent par cœur. Six ans qu’ils gouvernent ensemble, des décennies qu’ils se sont rencontrés. Et pourtant, sur le papier, rien ne les y prédestinait forcément, tant la relation et le parcours d’ADO avec l’un et l’autre diffèrent. Tant les personnalités de ces deux derniers s’opposent.
Duncan, c’est la continuité de l’État. »
DKD, AGC, c’est d’abord deux générations. 73 ans pour le premier, bientôt 58 pour le second. Lorsque Duncan entre au FMI, à Washington, en 1973, un certain Alassane Ouattara y exerce déjà depuis quelques années la fonction d’économiste. Très peu de temps après, ce dernier s’envole pour Paris afin de rejoindre le siège local de la BCEAO, l’autre en intègre l’antenne abidjanaise. Les deux trentenaires, bientôt quadra, se comprennent, ils parlent le même langage : celui de la finance et de l’économie. Le jeune ingénieur des travaux publics Amadou Gon entre lui à la Direction et contrôle des grands travaux (DCGTx), aujourd’hui Bureau national d’études techniques et de développement (BNEDT).
Partenaire politique de longue date
En 1990, quand ADO est nommé Premier ministre par Félix Houphouët-Boigny, il s’entoure de Duncan, qu’il bombarde ministre de l’Économie, des Finances, du Budget, du Plan, du Commerce et de l’Industrie – autrement dit, collaborateur principal – et d’Amadou Gon Coulibaly, qu’il nomme conseiller technique chargé du suivi des réformes dans de nombreux secteurs tels que l’agriculture, les transports et l’énergie. Un saut dans le grand bain de la politique pour tous les trois, alors que le pays traverse une grave crise économique. Il se traduira bientôt par une ouverture et une diversification de l’économie, mais aussi par des ajustements structurels et une préparation à la dévaluation du franc CFA.
Décembre 1993, Houphouët meurt. Henri Konan Bédié, alors président de l’Assemblée nationale et dauphin constitutionnel, lui succède. Ouattara retourne au FMI, dont il devient directeur général adjoint. Ses deux compagnons empruntent alors des chemins radicalement opposés. Pour Duncan, l’enfant du pays n’zima (Sud-Est), bastion du Parti démocratique de Côte d’Ivoire-Rassemblement démocratique africain (PDCI-RDA), l’avenir se dessine au sein du pouvoir. Bédié le promeut Premier ministre. Avant d’accepter, celui qui s’est toujours tenu à l’écart des querelles partisanes se tourne vers son prédécesseur, ADO, qui approuve. Les deux hommes se donnent déjà du « cher frère », « cher ami ».
Pour DKD, c’est une première période de gloire, qui durera six ans. « Le Premier ministre Duncan reconduit, le mérite et la continuité », titre Fraternité Matin en janvier 1996, après un remaniement. On loue le « travail énorme » qu’il abat, « son efficacité », on note son style bien particulier… « Duncan, qui n’a pas son pareil pour expliquer les actions du gouvernement a, une heure durant, abreuvé son auditoire de chiffres », écrit le quotidien d’État. De son côté, le principal intéressé vante les « efforts inlassables [du président Bédié] pour le développement d’une démocratie participative et apaisée. »
Coulibaly, prisonnier sous la primature de Duncan
Nous sommes alors en octobre 1999. Et il est à parier qu’AGC n’aurait, à ce moment-là, pas tout à fait partagé son point de vue… Il rejoint dès sa création, en 1994, le Rassemblement des républicains (RDR), un parti né d’une scission au sein du PDCI-RDA dont ADO devient rapidement la figure de proue. Dans un contexte où le débat sur l’ivoirité fait rage et où Ouattara est accusé d’être « burkinabè » ou « voltaïque », la fidélité d’un Amadou Gon, arrière-petit-fils de Péléforo Gbon Coulibaly – chef coutumier de la région de Korhogo (Nord), ami et pilier du système Houphouët –, fait mouche.
Avec Henriette Diabaté, autre membre fondateur du RDR, ils mèneront pendant presque deux décennies un combat politique pour porter leur champion jusqu’à la présidentielle. « Ils ont tenu la boutique alors que Ouattara était la plupart du temps à l’étranger », explique un de leurs opposants de l’époque. Ils seront même plusieurs fois emprisonnés, comme en octobre 1999, après avoir « organisé une manifestation interdite ». Le Premier ministre d’alors est un certain… Daniel Kablan Duncan.
Le coup d’État de décembre 1999 change la donne, inverse les sorts. DKD prend, dans les pas de Bédié, la route de l’étranger – il reviendra au bout de quelques mois et entamera, politiquement, une longue traversée du désert. AGC, qui est alors à la maison d’arrêt et de correction d’Abidjan, peut décamper. Comme il le raconta à l’époque : « Deux soldats armés sont arrivés, ils nous ont dit qu’on était libres. Nous nous sommes concertés, car il ne fallait rien faire d’illégal […]. Nous avons accepté de les suivre à condition qu’ils nous conduisent quelque part où nous serions en sécurité. » Après le coup d’État avorté de septembre 2002 et les accords de Linas-Marcoussis, plusieurs personnalités RDR font leur entrée dans le gouvernement de réconciliation nationale de Seydou Elimane Diarra. Amadou Gon en fait partie et prend le portefeuille de l’Agriculture, qu’il occupera jusqu’en 2010.
Duncan, l’atout stable de Ouattarra
Côté pile. En 2011, ADO devient président de la République. Et rebelote, il entraîne dans son sillage les deux hommes. DKD retrouvant, après un passage au ministère des Affaires étrangères, son fauteuil de Premier ministre et AGC devenant le secrétaire général de la présidence. Mais le contexte et le rapport de force ont changé. Le PDCI et le RDR ont beau être des alliés électoraux, c’est bien ce dernier qui gouverne. Et Ouattara a certes besoin d’un économiste pur jus, mais aussi d’un politique, qui maîtrise le système politico-social ivoirien, ses acteurs, ses turpitudes. Gon, maire et député de Korogho depuis des années, a le profil parfait. Telles les deux faces d’une même pièce politique, DKD et AGC marcheront donc ensemble.
Il (Duncan) cherche toujours le consensus, et cela devient un handicap quand il faut trancher »
« Duncan, c’est la continuité de l’État, il maîtrise tous les dossiers, les projets lancés sous Bédié qui, à cause de la décennie de crise, n’ont pas été mis en œuvre », assure un ministre actuel PDCI. Opérationnel, le Duncan version 2011, qui a le crâne un peu plus dégarni mais le débit toujours aussi rapide, s’attelle à faire redémarrer l’économie. Le Premier ministre gère aussi les portefeuilles de l’Économie, des Finances et du Budget, a la confiance du Chef de l’État et les coudées franches : rencontres avec les bailleurs de fonds et les investisseurs du monde entier, inauguration de chantiers tous azimuts, etc.
Sagesse politique
DKD séduit. Les milieux d’affaires l’adorent, louent ses capacités d’analyse, sa mémoire, sa rigueur… « Un grand commis de l’État », selon un diplomate. « S’il prend un dossier en charge, on est sûr qu’il arrivera à son terme. Il sait prendre le temps de la réflexion, n’est pas arc-bouté sur ses positions », déclare un administrateur de la Confédération générale des entreprises de Côte d’Ivoire (CGECI). « Artisan de la réussite du Contrat de désendettement et de développement (C2D) français » pour les uns, « meneur énergique des débats lors de la présentation du Plan national de développement 2016-2020 à Paris » pour les autres…
Respecté à l’étranger, il l’est aussi par ses ministres, même si certains lui reprochent sa lenteur dans les prises de décision. « Il cherche toujours le consensus, et cela devient un handicap quand il faut trancher, explique l’un de ses anciens ministres. C’est une des raisons qui nous poussaient à faire remontrer certains dossiers à la présidence. Parfois avec son accord, parfois sans. » Et de continuer : « Il est personnellement réglo et très procédurier, mais je n’ai jamais constaté qu’il ait tenté de mettre fin aux dérapages que nous pouvions tous remarquer. Comme il est honnête, il pense que tout le monde l’est… »
Les critiques les plus virulentes viennent finalement de son propre camp, le PDCI, où on hausse souvent les épaules à l’évocation de son nom. « Incolore, inodore, il ne gêne personne », tacle un baron du parti. « Ni PDCI ni RDR, il est surtout Alassaniste », lâche un second. « Ne comptez pas sur lui pour donner son avis, même sur des petites choses. Il est comme sans personnalité, sans conviction », clos un dernier.
Coulibaly, fidèle coûte que coûte
Côté face. « Gon », pour qui le mot « fidélité » n’est pas un vain mot. De quoi faire l’objet de quelques caricatures, comme celle, récente, du journal satirique L’Éléphant déchaîné, qui écrit : « Pour lui, après Dieu, sur terre, il y a notre président ». Les mauvaises langues disent également que sa nomination au poste de Premier ministre n’est en fait qu’une officialisation d’un rôle qu’il occupait déjà en réalité, tant son influence ne cessait de grandir.
Moins connu des patrons et des partenaires extérieurs du pays, Gon était plutôt discret sur les grands dossiers économiques. Certes, il s’est toujours intéressé aux questions agricoles, relatives au coton ou au cacao, mais on faisait surtout appel à lui pour des arbitrages problématiques ou des chantiers d’infrastructures jugés prioritaires et donc à forte dimension politique. L’arbitrage en faveur de la filiale du groupe Webb Fontaine – dirigée par le gendre du chef de l’État – en 2013, lui attribuant le contrat de vérification des importations en Côte d’Ivoire ou la décision de surseoir aux augmentations du tarif de l’électricité en 2016, face au front social, portent, par exemple, son empreinte.
Sans concession
« Il est directif, n’hésite pas à trancher, mais supporte difficilement la contestation », témoigne un ancien ministre. Les colères du « lion » (son surnom) sont, il est vrai, souvent évoquées. Tout comme son côté « très famille » pour ses supporters, « clanique » pour ses détracteurs. Selon l’un de ses « petits », « lorsqu’il vous aime, il vous aime, et il vous fera évoluer avec lui. Lorsqu’il ne vous aime pas, il ne vous aime pas. » Ceux qui ont été privés de l’investiture RDR aux dernières législatives, pour des raisons parfois étonnantes, s’en souviennent encore… « Il travaille surtout avec ses hommes, mais il les met plus dans des positions d’exécutants que de collaborateurs », dit le même ancien ministre. Quoi qu’il en soit, AGC avance ses pions et s’est constitué un gouvernement plus resserré, en faisant entrer des fidèles supplémentaires (Amadou Koné, Claude Isaac Dé…).
Le voilà désormais sur le devant de la scène. Point d’état de grâce : des dossiers brûlants – mutineries et grèves de fonctionnaires – l’attendent déjà. Sera-t-il à la hauteur ? C’est désormais la question que tout le monde se pose. Sera-t-il le choix de Ouattara pour la présidentielle de 2020, comme beaucoup l’avancent ? Entre son côté pile et son côté face, ADO a-t-il réellement choisi ?
THÉOPHILE AHOUA N’DOLI : LE LIEUTENANT DE DUNCAN
Dire que Théophile Ahoua N’Doli est un fidèle de DKD serait un euphémisme. Il en est presque le double. Dès 1990, le nouveau ministre de l’Économie fait de cet ancien de la BCEAO son directeur de cabinet. Ils ne se sont plus vraiment quittés depuis. DKD le nommera directeur de son cabinet à la primature puis ministre du Plan et du Développement industriel. Depuis 2011, le « dircab » a suivi DKD au ministère des Affaires étrangères, à la primature et aujourd’hui à la vice-présidence.
PHILIPPE SEREY-EIFFEL : L’ADJOINT DE COULIBALY
On sait si peu de chose de Philippe Serey-Eiffel. Sinon qu’il se complaît dans l’ombre. Ses détracteurs, qui le surnomment « le Français » ou « le Blanc d’ADO », lui prêtent une considérable influence au sein de l’exécutif. D’abord conseiller économique chargé des infrastructures et coordonnateur général des conseillers à la présidence en 2011, il est ensuite devenu ministre, secrétaire général délégué de la présidence chargé des grands projets auprès d’AGC.
Dès sa nomination à la primature, celui-ci en a fait son directeur de cabinet. Pas vraiment une surprise, mais la simple continuité d’un compagnonnage amorcé au milieu des années 1990, lorsque ce descendant de Gustave Eiffel et ex-directeur des grands travaux sous Houphouët a pris la direction du futur Bureau national d’études techniques et de développement et fait d’AGC son adjoint.
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