« Pour l’instant, l’Afrique est dans l’angle mort de Donald Trump »

Selon Pap Ndiaye, historien et professeur franco-sénégalais à Sciences-Po Paris , le nouveau locataire de la Maison-Blanche ignore tout du continent. Et risque de ne s’en préoccuper qu’à l’aune des intérêts économiques américains.

Le nouveau président américain a prêté serment le vendredi 20 janvier 2017. © DAMON WINTER/NYT-REDUX-REA

Le nouveau président américain a prêté serment le vendredi 20 janvier 2017. © DAMON WINTER/NYT-REDUX-REA

leo_pajon

Publié le 30 janvier 2017 Lecture : 11 minutes.

Le soir de la victoire de Trump, Pap Ndiaye était à Chicago, avec des collègues. « Le ciel nous est tombé sur la tête », confie cet amoureux des États-Unis qui a eu le sentiment que, soudain, le pays lui tournait le dos. De père sénégalais et de mère française, ce normalien agrégé d’histoire a longtemps étudié en Virginie. C’est même outre-Atlantique qu’il a « découvert » la part noire de son identité et a commencé à s’intéresser aux discriminations raciales.

Aujourd’hui professeur à l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris, où il enseigne l’histoire nord-américaine et dirige le département d’histoire, il continue de faire régulièrement des allers-retours aux États-Unis. Il est l’un des observateurs les plus éclairés pour parler du pays et des bouleversements à attendre du mandat Trump. Il livre à Jeune Afrique son analyse, alors que le nouveau locataire de la Maison-Blanche est entré en fonction le 20 janvier.

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Jeune Afrique : Quel bilan dressez-vous de l’action du président Obama ? A-t-il su défendre la communauté africaine-américaine ?

Pap Ndiaye : En 2004, certains avaient espéré une présidence « transformative », marquant une rupture entre un avant et un après, comme l’ont été celles de Roosevelt ou de Kennedy. Or huit ans plus tard, il n’y a pas eu de transformation nette du pays. Les inégalités de revenu et surtout de patrimoine ont continué de s’accroître, même si le taux de pauvreté a baissé depuis deux ans. La concentration de la richesse entre les mains d’un nombre de plus en plus réduit d’Américains est spectaculaire.

Cette situation nous fait revenir aux années 1920, avant les grandes réformes du New Deal. Elle n’est pas seulement imputable à Obama : le Congrès à majorité républicaine a bloqué les réformes. La tentative d’augmenter le salaire fédéral minimum, par exemple, s’est heurtée à une fin de non-recevoir. La présidence Obama n’a pas enrayé le phénomène, et cela explique en grande partie le succès de Trump auprès de l’électorat populaire blanc.

Du côté de l’éducation ou de la justice, les choses n’ont pas vraiment changé. La vigueur du mouvement Black Lives Matter montre bien la déception et la colère d’une partie de la population à l’égard d’une police qui commet des brutalités et d’un système judiciaire biaisé. Obama ne s’est pas investi dans les questions raciales autant que certains l’espéraient.

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Il n’y a que dans la santé que les choses ont vraiment changé. Il y a bien un avant et un après l’Obamacare, la loi d’assurance qui permet à 22 millions d’Américains d’accéder à une couverture maladie. Ce n’est pas rien dans un pays marqué depuis un siècle par des tentatives successives et ratées de création d’une assurance-maladie. Malheureusement, Trump a promis de liquider cette loi, au demeurant imparfaite. Sans dire d’ailleurs ce par quoi il veut la remplacer, à supposer qu’il le sache.

La candidature de Trump a été soutenue de manière inédite par des groupes suprémacistes blancs. »

Cela étant, Obama reste immensément populaire dans le monde noir américain. Il quitte le pouvoir avec une cote de popularité remarquable de plus de 60 %… Du jamais-vu depuis Reagan. Les Africains-Américains sont fiers d’avoir eu un homme noir à la Maison-Blanche, ils se sont sentis représentés par un homme dont l’intelligence et la dignité contrastent avec celles de ses prédécesseurs… et de son successeur, déjà empêtré dans des affaires scabreuses.

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Lors de la présidentielle, la communauté noire s’est un peu moins mobilisée pour Hillary Clinton. Comment analysez-vous ce manque d’enthousiasme ?

Hillary Clinton n’a pas été à la hauteur des espoirs, et notamment du soutien que lui a apporté Barack Obama. On n’avait jamais vu un président sortant s’impliquer autant dans une campagne. La candidate ne s’est pas assez rapprochée des gens ordinaires. Sa campagne a été menée par le haut, de manière très technocratique. À l’inverse, Obama s’est toujours appuyé sur une énergie militante.

Résultat : à Chicago, le vote démocrate est monté jusqu’à 75 %, mais, dans les quartiers noirs, la participation électorale a été divisée par deux par rapport à celles de 2008 et 2012 ! La situation est similaire à Philadelphie ou à Detroit. Il aurait fallu que Clinton intègre les militants jeunes et enthousiastes de Sanders, et pour cela qu’elle le choisisse comme vice-président. L’élection s’est jouée à rien. Hillary Clinton, même impopulaire, aurait dû gagner face à un milliardaire impopulaire et caricatural.

Vous estimez qu’Obama a choisi de se positionner en président fédérateur ?

Oui. Voyez comme il a réglé l’affaire de ce professeur de Harvard, Henry Louis Gates, rudoyé devant sa maison par un policier qui n’imaginait pas qu’un Noir puisse en être le propriétaire. Obama a invité les deux hommes à la Maison-Blanche pour boire une bière, discuter, se rapprocher. Cette démarche a frustré beaucoup de Noirs, parce que lorsque l’on traite les deux parties de manière neutre on nie que l’une d’elle a subi un tort.

Manifestation à New York après l’acquittement en juillet 2013 de George Zimmerman, qui avait abattu le jeune Trayvon Martin. © Kevin C. Downs/ZUMA/REA

Manifestation à New York après l’acquittement en juillet 2013 de George Zimmerman, qui avait abattu le jeune Trayvon Martin. © Kevin C. Downs/ZUMA/REA

Est-il allé assez loin sur la question des violences policières ?

Sur ce point, Barack Obama est resté très prudent. Par exemple, contrairement aux attentes, il ne s’est pas rendu à Ferguson après la mort de Michael Brown, tué par un policier. Mais il faut remarquer, à sa décharge, que dès qu’il s’exprime sur la question noire il est vilipendé par les républicains. Quand il a dit, dans un accès de sincérité, que Trayvon Martin [un adolescent noir tué par un agent de surveillance en 2012] aurait pu être son fils, on lui est tombé dessus dans les jours qui ont suivi… C’est le paradoxe minoritaire : un président issu d’un monde minoritaire est le moins bien placé pour le défendre, puisqu’on le soupçonne de représenter la communauté en question.

L’élection de Trump a surpris beaucoup de monde, vous y compris. Comment expliquer que les intellectuels n’aient pas vu venir cette victoire ?

D’abord il faut remarquer que, du fait du système électoral américain, Hillary Clinton a perdu avec deux millions de voix d’avance. Un tel écart est inédit. Son échec s’est joué à quelques dizaines de milliers de voix dans quelques États : la Pennsylvanie, le Wisconsin et le Michigan… Trois États démocrates qui ont basculé dans le camp républicain.

Là où nous nous sommes tous trompés, intellectuels et médias, c’est sur le degré de désaffection du monde blanc populaire pour le Parti démocrate. Dans le Michigan, par exemple, des masses d’ouvriers blancs ont voté Trump, parce qu’ils reprochent aux démocrates de les avoir abandonnés. Leur sentiment de déclassement les a fait basculer. Parallèlement, du côté des mondes minoritaires, notamment noir, la participation n’a pas été suffisante pour compenser. Clinton n’a suscité, au mieux, qu’une approbation résignée.

Vous avez affirmé que « la victoire de Trump est la vengeance du monde blanc »…

Oui. La candidature de Trump a été soutenue de manière inédite par des groupes extrémistes, racistes, suprémacistes blancs, normalement éloignés des Républicains qu’ils considèrent comme faisant partie de l’establishment et n’étant pas fiables. Ils se sont cette fois-ci mobilisés comme jamais pendant une campagne électorale nationale.

Cette élection a libéré une parole raciste. On a vu des drapeaux confédérés [utilisés par le camp sudiste esclavagiste durant la guerre de Sécession] flotter sur les pick-up, comme si ce que l’Amérique compte de plus raciste redressait la tête après huit années d’administration Obama.

Y a-t-il réellement un consensus du « monde blanc » en faveur de Trump ?

Trump a conquis une très forte proportion du monde blanc américain, au sein duquel 53 % de femmes, alors qu’on aurait pu s’attendre à ce qu’il les fasse fuir, étant donné son comportement.

Des soutiens de Donald Trump posent avec un drapeau confédéré à Jacksonville, le 3 novembre 2016. © Matt Rourke/AP/SIPA

Des soutiens de Donald Trump posent avec un drapeau confédéré à Jacksonville, le 3 novembre 2016. © Matt Rourke/AP/SIPA

Mais il ne faut pas voir seulement en ce vote une critique à l’égard d’Obama… Durant ces cinquante dernières années, deux phénomènes se sont croisés. D’abord, des emplois industriels ont été détruits par millions, comme dans la plupart des vieux pays industriels, du fait des délocalisations et surtout de la robotisation. En parallèle, le monde blanc populaire a perdu une grosse part de son pouvoir social, politique et culturel, du fait des victoires remportées par le mouvement des droits civiques, de l’immigration asiatique et hispanique qui s’est fortement accrue…

Dans l’esprit de beaucoup d’Américains blancs, il y a un lien entre le déclassement qu’ils ont subi et l’émergence de ce monde minoritaire. Trump, qui se présente comme un candidat blanc, a été un recours.

Avec lui, c’est enfin le retour d’un homme blanc, et fier de l’être, à la Maison-Blanche. Son discours relève au mieux de l’indifférence envers les minorités, au pire, d’une franche hostilité. Son slogan, « Make America great again » (« rendre sa grandeur à l’Amérique »), suggère une nostalgie pour l’Amérique des années 1950, celle du fordisme triomphal, des bons salaires pour les ouvriers blancs, où chacun était à sa place, et où il n’y avait pas encore de conquêtes politiques pour les minorités. C’est l’enfance de Trump, lorsque les seuls Noirs qu’il fréquentait étaient ceux qui lui servaient son petit déjeuner.

Trump est-il raciste ?

Oui, si l’on considère son passé d’entrepreneur. Sa vie d’homme d’affaires est marquée par des comportements racistes. La société immobilière dont il a hérité dans les années 1970 a subi procès sur procès pour discrimination raciale.

Mais a-t-il eu des propos directement racistes ?

Il a été prudent en public, mais il a tenu des propos choquants pendant sa campagne. Par exemple, quand il s’est adressé directement au monde noir, en septembre 2016 à Detroit, en disant : « Vous êtes dans une telle situation de misère que vous n’avez rien à perdre en votant pour moi. » Ce discours a évidemment fait scandale. Il exprimait une méconnaissance profonde du monde noir ! Les Africains-Américains ont été vexés, parfois scandalisés, par ce misérabilisme teinté de mépris paternaliste.

L’ultra-conservateur Ben Carson est le seul Noir du nouveau gouvernement. © Christian Murdock/AP/SIPA

L’ultra-conservateur Ben Carson est le seul Noir du nouveau gouvernement. © Christian Murdock/AP/SIPA

Pensez-vous que l’équipe sélectionnée par Trump puisse jouer sur la division communautaire ?

Le gouvernement Trump est quasi exclusivement composé d’hommes blancs immensément riches venus du monde des affaires et de l’armée. Cela ne rassemble pas le pays. Même sous George W. Bush, les républicains s’efforçaient de représenter les communautés dans des proportions plus ou moins cosmétiques. Colin Powell, Condoleezza Rice ont été placés à des postes régaliens absolument centraux. Cette fois, le seul afro-américain nommé par Trump, c’est l’ultra-conservateur Ben Carson, affecté à un poste secondaire, le département du Logement et du Développement urbain.

Le désintérêt de Trump pour les minorités est remarquable et n’augure rien de bon du mandat qui s’annonce. Mais sera-t-il indifférent ou franchement agressif vis-à-vis des minorités ? Impossible de le dire. On peut déjà noter que l’élection de Trump a durci les frontières raciales du pays. Pour l’instant, Trump est vu comme l’homme politique le plus hostile auquel le monde noir-américain a eu affaire depuis Nixon. Ses propos méprisants à l’égard de John Lewis, figure historique et très respectée du mouvement des droits civiques, n’arrangent rien.

De la même manière qu’il méconnaît le monde africain-américain, Trump semble se désintéresser de l’Afrique. Qu’est-ce que le continent peut attendre du nouveau président américain ?

Il n’a pas dit un mot de l’Afrique durant toute sa campagne présidentielle. Sans doute parce qu’il ne connaît pas cette partie du monde et n’a pour l’heure aucune idée de ce qu’il peut y faire. L’Afrique est pratiquement dans un angle mort de ses activités d’homme d’affaires. Mais peut-il continuer à s’en désintéresser ?

Deux éléments peuvent donner une idée de la relation qui va se nouer entre Trump et le continent. D’abord, certains autocrates, notamment en Afrique centrale, se sont réjouis lors de son élection – je pense par exemple au président de la RD Congo, Joseph Kabila. Ces derniers ont sans doute le sentiment qu’ils seront moins dans le viseur de l’administration américaine, qu’ils subiront moins de pressions pour démocratiser leurs pays. On peut donc estimer que la politique étrangère du nouveau président sera moins sensible aux questions de démocratisation et aux conditions plus que contestables par lesquelles certains se maintiennent coûte que coûte au pouvoir. Peut-être va-t-on d’ailleurs juger positivement l’action d’Obama dans quelques années, à l’aune de ce que fera Trump.

Ensuite, il faut considérer la nomination de Rex Tillerson, PDG d’ExxonMobil, au poste de secrétaire d’État. Le nouveau chef de la diplomatie américaine est un homme du pétrole, un puissant patron. On peut donc craindre que ce soient des préoccupations seulement mercantiles qui guideront ses décisions à l’étranger. Et que si l’Afrique est prise en compte, ce soit seulement au travers des intérêts économiques américains à court terme.

Il faut donc s’attendre à une prédominance des intérêts économiques ?

C’est la grande ligne de sa politique étrangère pour l’instant : protectionnisme à l’intérieur, et politique de négociation pour établir des « bons deals » avec les partenaires économiques étrangers. Les questions de démocratisation et de respect des droits humains risquent de passer à la trappe.

Le combat économique que Trump a promis de livrer à la Chine va-t-il se transposer aussi sur le continent africain ?

Trump veut mettre en place une politique de menaces, de rétorsions, établir des rapports de force, notamment avec les Chinois. Les barrières protectionnistes qu’il évoque entraveraient l’économie chinoise. Mais une dégradation des relations entre la Chine et les États-Unis pourrait favoriser un renforcement des relations commerciales chinoises vers l’Europe et l’Afrique.

Comment l’élection de Trump est-elle perçue au Moyen-Orient ?

Il faut se souvenir que Bachar al-Assad s’est empressé de féliciter Trump. D’abord par calcul, pour critiquer indirectement l’interventionnisme d’Obama. Mais aussi parce qu’il estime n’avoir rien à craindre de lui. Trump ne s’offusque pas des crimes qu’il commet contre sa propre population. Quant aux propos sur les musulmans, franchement hostiles, ils ont forcément choqué sur le continent africain.

J’ai récemment eu l’occasion de converser avec Macky Sall, à propos de l’élection américaine. Le président sénégalais m’a semblé soucieux de l’indifférence de Trump par rapport à l’Afrique. Il manifestait également une certaine inquiétude à l’égard des mesures que le nouveau chef de l’État a annoncées vis-à-vis des musulmans. Ses observations sur Trump et Clinton suggèrent qu’il a suivi de très près la campagne présidentielle américaine.

Les Africains sont-ils globalement inquiets de l’arrivée de Trump ?

Je le pense, d’autant qu’il existe une migration de plus en plus importante d’Africains vers les États-Unis, y compris d’étudiants financés par des universités et des fondations américaines. En résumé, on peut s’attendre à tout durant la présidence de Trump, même à des décisions qui pourraient être explosives dans la région Afrique - Moyen-Orient. Par exemple, on peut citer sa proposition de déplacer l’ambassade américaine de Tel Aviv à Jérusalem [ce qui reviendrait à ne plus considérer Jérusalem comme capitale de deux États et pourrait embraser le conflit israélo-palestinien]. Désormais, il faut malheureusement prendre Trump au sérieux.

Pape Ndiaye historien, spécialiste de l'Amérique du Nord, à Paris, le 13 janvier 2017. © Vincent Fournier/JA

Pape Ndiaye historien, spécialiste de l'Amérique du Nord, à Paris, le 13 janvier 2017. © Vincent Fournier/JA

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