Gambie : la fulgurante ascension d’Adama Barrow
Il a réussi ce que tout le monde pensait impossible. Inconnu hier encore, il a battu Yahya Jammeh dans les urnes et rallié derrière lui une communauté internationale unanime pour tenter de le chasser du pouvoir.
Il est arrivé le poing droit fièrement levé, tel un ultime défi lancé à Yahya Jammeh. Drapé dans un boubou blanc immaculé rappelant la tenue immuable de l’homme auquel il s’apprête à succéder. Ce 19 janvier, à quelques minutes d’une prestation de serment inédite, Adama Barrow salue ses supporters, massés dans une ruelle sablonneuse du quartier de Yoff, à Dakar. C’est en effet dans une enclave gambienne en territoire sénégalais – l’ambassade de Gambie à Dakar – que ce riche promoteur immobilier de 51 ans s’apprête à prendre la suite du fantasque autocrate de Banjul, au pouvoir depuis 1994.
Il est devenu la preuve incarnée qu’un « petit homme » peut accomplir de grandes choses. »
Dans une pièce étroite aux allures de salle des fêtes communale, Adama Barrow s’avance face à un parterre de diplomates triés sur le volet – faute de place –, composé de représentants des pays membres du Conseil de sécurité de l’ONU, de la Cedeao ou de l’Organisation de la conférence islamique. Une fois son serment recueilli par le président de l’Ordre des avocats gambiens, son discours se veut ferme. Il évoque un « jour historique », « qu’aucun Gambien n’oubliera jamais », puis enjoint le chef d’état-major et les officiers supérieurs de lui démontrer « leur loyauté, en tant que commandant en chef », afin d’en finir avec le pouvoir désormais illégitime de Yahya Jammeh.
Inconnu à l’international
Qui aurait imaginé pareille scène il y a seulement trois mois ? « Personne ne s’attendait à ce que la démocratie s’impose d’elle-même en Gambie, sans la moindre intervention en coulisses », affirme, estomaqué, un diplomate basé à Dakar. Encore inconnu hors de son pays à la veille de sa nomination comme candidat unique de l’opposition, le 30 octobre, Adama Barrow est devenu, depuis, la preuve incarnée qu’un « petit homme » peut accomplir de grandes choses.
De New York à Addis-Abeba, nul n’aurait alors parié sur les chances de succès de ce quinquagénaire timide et effacé, venu défier, presque par hasard, le tout-puissant et redouté maître de Banjul lors de l’élection présidentielle du 1er décembre. Natif d’un village de l’ouest du pays, Adama Barrow n’avait jamais été considéré comme un cador de l’opposition. Entré en 1996 au Parti démocrate unifié (UDP), il avait quitté son pays pour Londres au début des années 2000 afin de suivre une formation dans le domaine de l’immobilier, qu’il a financée en devenant agent de sécurité dans un magasin de grande distribution. En 2006, diplôme en poche, il retourne à Banjul, où il fonde sa société immobilière, grâce à laquelle il fera fortune. En parallèle, il reprend ses activités à l’UDP, dont il devient le trésorier.
Élu malgré une opposition dispersée
Son destin bascule le 16 avril 2016, lorsque le fondateur du parti, Ousainou Darboe, est arrêté lors d’une manifestation. Condamné à trois ans de prison, l’adversaire historique de Yahya Jammeh est tenu à l’écart de la campagne présidentielle – même s’il ne pouvait de toute façon pas se présenter, ayant dépassé la limite d’âge. Les différents partis d’opposition décident alors d’investir un candidat unique, après maintes élections en ordre dispersé. Reste à désigner l’élu qui aura la lourde tâche de défier Jammeh.
Avec son profil de modeste second couteau, davantage porté sur les affaires que sur sa carrière politique, Adama Barrow apparaît comme l’homme du consensus. Encore inconnu du grand public quelques semaines plus tôt, le visage bonhomme de « Mr Nobody » s’affiche rapidement sur les tee-shirts des militants de l’opposition. L’ancien agent immobilier endosse sans états d’âme son costume de candidat à la magistrature suprême, sillonnant la Gambie.
Sous-estimé par Yahya Jammeh
Regardant de haut ce challenger improbable, qu’il juge inoffensif, Yahya Jammeh ne s’inquiète pas outre mesure… « Cela a été son premier moment d’égarement : laisser l’opposition battre campagne dans les rues et revendiquer ouvertement l’alternance », ironise un diplomate sous le couvert de l’anonymat. Rencontré lors d’un de ses derniers meetings, en périphérie de Banjul, Adama Barrow affichait pourtant sa confiance en l’issue du duel : « Je n’ai pas peur de Jammeh. Nous allons gagner car nous avons le soutien du peuple et de toute l’opposition. »
Le 2 décembre 2016, contre toute attente, il est déclaré vainqueur face à celui qui règne en maître incontesté sur le pays depuis vingt-deux ans. Plus surprenant encore : le « roi qui défie les rivières », son « excellence Sheikh Professor Alhaji Dr. Yahya A.J.J. Jammeh Babili Mansa » l’appelle pour reconnaître sa défaite, filmé par la chaîne nationale. Un deuxième « moment d’égarement » qui va sceller le sort du dictateur.
Ce geste de bonne volonté de la part de Yahya Jammeh, aussi surprenant que le résultat de cette élection qu’on pensait jouée d’avance, pousse la communauté internationale à s’enhardir. L’enthousiasme monte autour d’Adama Barrow. Et le vainqueur lui-même semble incrédule. Dans le salon de sa villa cossue, en périphérie de Banjul, transformée en ruche humaine, c’est pieds nus et en polo de sport qu’il continue à recevoir journalistes et visiteurs, en toute décontraction. « Jamais je n’aurais pensé me retrouver dans une telle position, c’est une grande surprise. Aujourd’hui, je suis investi d’un devoir national auquel je me dois de répondre », confie-t-il alors à Jeune Afrique.
Soutien du Sénégal
Le conte de fées gambien ne fera pas long feu. Six jours plus tard, Jammeh fait volte-face et conteste la victoire de son opposant. Dès lors, tout s’enchaîne à la vitesse grand V. Désespérément solitaire pendant deux décennies, l’opposition gambienne voit soudainement affluer à ses côtés une communauté internationale unanime, de la Cedeao à l’Union africaine, et jusqu’à l’ONU. Dès la mi-décembre, chacun fait du 19 janvier – date officielle de la fin du mandat de Jammeh – une deadline pour la passation de pouvoir entre le « petit homme » et celui qu’on surnomme le Big Man.
Faux jumeau de la Gambie, contraint depuis des années, bon gré mal gré, à faire le dos rond face aux rodomontades de Yahya Jammeh, le Sénégal laisse entendre, par la bouche de son président, Macky Sall, que la coupe est pleine. À la Cedeao, du chef de l’État nigérian Muhammadu Buhari à la présidente libérienne Ellen Johnson-Sirleaf, l’unanimité se fait aussitôt : Jammeh doit partir !
Idéalement, au terme d’une négociation entre pairs ; s’il le faut, sous la menace d’une intervention armée. Du jamais-vu. Le 13 janvier, après l’échec d’une deuxième médiation de la Cedeao dans la capitale gambienne, décision est prise d’emmener temporairement Barrow hors du pays, le temps d’y voir plus clair. « Il commençait à y avoir des menaces sérieuses sur son intégrité physique, la Cedeao a donc préféré ne prendre aucun risque », explique une source à la présidence sénégalaise.
Sommet Afrique-France de Bamako
Le soir même, il embarque à bord de l’avion d’Ellen Johnson-Sirleaf, membre de l’équipe de médiation et présidente en exercice de la Cedeao, à destination de Monrovia. Le lendemain matin, le même équipage décolle en direction de Bamako, pour prendre part au 27e sommet Afrique-France. Sur place, la présence de Barrow est justifiée par les organisateurs maliens et français par le fait qu’il est « le président élu » de la Gambie. Il participe d’ailleurs, à ce titre, au déjeuner officiel, assis entre le Guinéen Alpha Condé et le Nigérien Mahamadou Issoufou. « Il est pleinement conscient de la responsabilité qui pèse sur ses épaules, glisse un ministre présent. Il sait aussi que la situation est grave et dépasse les frontières de la Gambie. »
Le 14 janvier, Adama Barrow change de stature. Oublié le personnage nonchalant, en polo de sport, enfoncé dans son canapé en cuir. L’homme déambule dorénavant, non sans une certaine aisance, parmi ses pairs du continent, qui le reconnaissent comme l’un des leurs. Selon plusieurs de ses interlocuteurs, il est serein et déterminé. À l’issue du sommet, Ellen Johnson-Sirleaf, toujours au nom de la Cedeao, demande à Macky Sall d’accueillir son futur homologue gambien à Dakar jusqu’à son investiture. Requête immédiatement acceptée par le président sénégalais, qui le fait monter dans son avion, à l’abri des regards. Avec ses deux épouses et quelques membres de sa famille, il séjournera discrètement à l’hôtel King Fahd, à Dakar, jusqu’à sa prestation de serment.
Investiture à Dakar
Vendredi 19 janvier, au terme d’une investiture au rabais qui a néanmoins fait de lui le président en exercice de la Gambie, Adama Barrow pouvait savourer la sollicitude subite de la communauté internationale envers un petit pays oublié de 2 millions d’habitants, ayant réussi l’exploit d’agréger derrière lui, en un mois, le ban et l’arrière-ban de la communauté internationale. Vers 17 heures GMT, le Conseil de sécurité de l’ONU donnait le feu vert à la Cedeao – dont les forces en attente étaient prépositionnées depuis la veille – pour passer à l’action.
Moins d’une heure plus tard, une coalition ouest-africaine, essentiellement constituée de forces terrestres, navales et aériennes sénégalaises et nigérianes, pénétrait sur le territoire gambien. Jusqu’au dernier moment, de la Mauritanie à la Guinée en passant par le Maroc, tous les médiateurs de bonne volonté se seront succédé à Banjul pour éviter une issue funeste. Le 6 janvier, le président Macky Sall, dans une ultime adresse à son frère ennemi Yahya Jammeh, lui avait rappelé cet adage : « Le pouvoir est donné par Dieu et Il le retire quand Il le veut, sans que personne ne puisse Le contrecarrer. »
YAHYA JAMMEH, SEUL AU MONDE
L’unanimité peut surprendre. Après deux décennies d’abandon, l’opposition gambienne fait désormais l’objet de toutes les attentions. « Yahya Jammeh n’aura cessé d’insulter tous azimuts, aussi bien le secrétaire général de l’ONU, l’Union européenne ou les États-Unis », analyse Sidat Jobe, ancien ministre des Affaires étrangères du président sortant. En janvier, « il est allé jusqu’à enregistrer, à son insu, la présidente de la Cedeao, Ellen Johnson-Sirleaf, avant de diffuser leur échange à la télévision nationale », ajoute l’ancien diplomate, selon qui « il en allait de la crédibilité de la Cedeao et de l’ONU ».
« Le Sénégal ne saurait laisser prospérer une dictature en son ventre », ajoute de son côté un proche du président Macky Sall, se réjouissant du fait que, malgré certaines réserves initiales sur les termes des résolutions soumises à l’ONU, la Russie et la Chine aient emboîté le pas à une Cedeao déterminée. « Le Sénégal était, de loin, le pays le plus concerné, confirme une source diplomatique occidentale. Il ne pouvait se montrer ni trop vindicatif ni trop passif : à l’arrivée, il a très bien su trouver l’équilibre. »
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