Algérie : que nous apprennent les documents récemment déclassifiés par la CIA ?

Ben Bella, Boumédiène, Chadli, le Sahara… Les archives déclassifiées de l’agence américaine constituent une plongée fascinante dans les arcanes du pouvoir algérien entre 1962 et 1988.

Au quartier général de la Central Intelligence Agency (CIA), à Langley, en Virginie, le 21 janvier 2017. © Andrew Harnik/AP/SIPA

Au quartier général de la Central Intelligence Agency (CIA), à Langley, en Virginie, le 21 janvier 2017. © Andrew Harnik/AP/SIPA

FARID-ALILAT_2024

Publié le 13 février 2017 Lecture : 9 minutes.

Sans être aussi explosifs et dévastateurs que les câbles diplomatiques de WikiLeaks, les documents que la CIA a récemment déclassifiés, conformément au Freedom of Information Act de 1966, qui oblige le gouvernement fédéral à donner libre accès à certains documents administratifs, n’en sont pas moins édifiants. Élaborés sur la base d’informations récoltées sur le terrain par les agents de la Centrale, ces mémorandums sont constitués de briefings quotidiens, de notes de synthèse, d’analyses et d’études prospectives qui touchent à tous les secteurs de la vie d’un pays. Ils proposent aux différentes responsables de l’administration américaine de précieux et indispensables supports stratégiques, orientations et autres conseils susceptibles de les aider dans le decision making.

Ainsi, peu de temps avant la visite historique du président Chadli Bendjedid aux États-Unis en avril 1985, la CIA avait produit des centaines de pages d’analyses sur le régime algérien, son arsenal militaire, sa situation économique, ses relations avec ses voisins, ainsi qu’un portrait psychologique du chef de l’État. Bien que certains de ces documents aient été caviardés pour protéger les sources de renseignements ou le processus de leurs collectes – procédé très courant chez tous les services d’intelligence du monde –, ils offrent une plongée fascinante et riche dans les arcanes du pouvoir algérien depuis l’indépendance du pays, en 1962, jusqu’à la fin des années 1980.

« Nous ne croyons pas que Boumédiène utilisera l’armée pour renverser Ben Bella. »

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La CIA jugeait Boumédiène loyal

La CIA a-t-elle surestimé les capacités du président Ahmed Ben Bella, arrivé au pouvoir en 1962 avec le soutien de l’armée des frontières, à se maintenir à son poste ? Dans une longue note secrète élaborée avec le concours de différentes branches du renseignement et de l’intelligence, la Centrale écrit le 23 décembre 1964 : « Nous pensons que les chances de Ben Bella de demeurer au pouvoir durant les deux prochaines années sont bonnes. » L’agence de Langley estime que le président devrait s’appuyer sur l’establishment militaire, notamment Houari Boumédiène, vice-président et ministre de la Défense, qui « semble loyal ». Le mémo ajoute : « Nous ne croyons pas que Boumédiène utilisera l’armée pour renverser Ben Bella, sauf dans des conditions extrêmes. »

Dans le cas où Ben Bella « venait à mourir ou s’il était assassiné, Boumédiène assumerait probablement un rôle dominant en association avec la clique gouvernante ». Le 19 juin 1965, près de six mois après ces prévisions, Ben Bella est renversé par un coup d’État conduit par Boumédiène. Ce jour-là, un mémo secret de la CIA atterrit sur le bureau du président américain, Lyndon B. Johnson. L’agence annonce le putsch et esquisse un bref portrait de Boumédiène. Pourquoi s’est-il donc retourné contre Ben Bella ? La CIA suppose que cette éviction serait liée à de récentes manœuvres contre Abdelaziz Bouteflika, son ministre des Affaires étrangères.

Bouteflika : « Si l’Espagne quitte le Sahara, aucun officier algérien ne franchira la frontière »

La CIA n’y croyait pas

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C’est un mémo de cinq pages intitulé « L’Invasion marocaine du Sahara espagnol » que le directeur de la CIA, William Colby, adresse, en ce 3 octobre 1975, au chef de la diplomatie américaine, Henry Kissinger. Hassan II, note Colby, « a réitéré, en août, son intention d’accaparer le Sahara espagnol avant la fin de l’année, par la force si nécessaire ». Il pourrait se « décider à passer à l’acte dans un moment de faiblesse des Espagnols ». Pour le patron de la CIA, Rabat s’attend à une résistance de la part de 5 000 légionnaires espagnols et des forces aériennes stationnées sur les îles Canaries, mais peut-être aussi des forces terrestres algériennes.

Les Marocains, analyse le rapport, sont plutôt sceptiques quant à une éventuelle intervention militaire algérienne. Pour deux raisons. La première est le message rassurant adressé en juillet 1975 par le président Boumédiène à Hassan II via Abdelaziz Bouteflika, son ministre des Affaires étrangères. Lequel a déclaré, dans un palais de Marrakech, que, « si l’Espagne quitte le Sahara, aucun officier algérien ne franchira la frontière ». Les Algériens, a-t-il ajouté, ne veulent plus jamais revivre la guerre des Sables de 1963 avec le voisin marocain.

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Les forces marocaines sous-estimées

La deuxième raison est liée à une ruse de guerre du Palais à forte charge symbolique. Les Marocains avaient en effet « enrôlé » à leurs côtés des soldats syriens, égyptiens, voire saoudiens, et des combattants palestiniens. Ces troupes arabes serviraient de barrière psychologique à une éventuelle intervention militaire d’Alger. Même si l’armée marocaine, qui disposait de 12 000 à 15 000 soldats dans le Sud, a mis en place une structure de commandement dans la région, la CIA est persuadée qu’elle éprouverait d’énormes difficultés à déclencher et à maintenir une offensive massive contre les forces espagnoles ou algériennes.

« S’il se décidait à faire la guerre, nous pensons que Hassan II aurait alors sérieusement sous-estimé une éventuelle réplique espagnole à une invasion », écrit Colby. L’Espagne n’a pas vocation à rester au Sahara ni à engager une guerre coloniale, mais elle résistera à une éventuelle éviction. Quid des Algériens ? Favorables à l’indépendance du Sahara, ils n’envisagent pas d’intervenir militairement. L’agence américaine s’attend donc à ce qu’Alger soutienne le Polisario, masse des troupes aux frontières avec le Maroc pour mettre la pression sur Hassan II et renouvelle son aide aux dissidents marocains. Les Algériens mèneront certainement « un intense effort diplomatique international pour dénoncer l’agression marocaine ». Le 11 décembre 1975, les troupes marocaines occupent Laayoune.

« L’Algérie ne soutient plus le « terrorisme palestinien » »

Tournant dans le soutien à la cause palestinienne

La mort de Boumédiène en décembre 1978 et l’arrivée au pouvoir de Chadli Bendjedid marquent-elles un tournant dans la politique d’Alger à l’égard de la cause palestinienne ? Dans un mémorandum daté du 26 juin 1980, les analystes de CIA estiment qu’il n’existe aucune preuve que l’Algérie soutienne actuellement le « terrorisme palestinien ». Par le passé, elle avait accordé un support opérationnel, notamment des passeports vierges, à divers groupes palestiniens, tout comme elle avait permis à maintes reprises aux auteurs de détournements d’avion d’atterrir sur son sol ou encore avait refusé d’extrader les ravisseurs.

Yasser Arafat et Chadli Bendjedid, lors de la proclamation de la création de l’État palestinien, le 15 novembre 1988, à Alger. © Joel Robine et Mike Nelson/AFP

Yasser Arafat et Chadli Bendjedid, lors de la proclamation de la création de l’État palestinien, le 15 novembre 1988, à Alger. © Joel Robine et Mike Nelson/AFP

Pour différentes raisons, note la CIA, ce type d’aide n’est plus proposé aux « groupes terroristes ». Le nouveau régime souhaite en effet densifier ses relations avec les pays occidentaux, contrairement à Boumédiène, réputé proche des Soviétiques. Le nouveau pouvoir a pris conscience des dégâts occasionnés par ce soutien sur l’image du pays. « L’usage de passeports algériens par des combattants du Fatah dans l’attaque à la grenade qui a ciblé en juillet 1978 l’ambassadeur irakien à Londres a généré une mauvaise publicité », juge la CIA. Les détournements d’avion vers l’Algérie ont également desservi le gouvernement, qui a probablement compris les dangers que lui faisait courir son implication dans ces opérations.

Soutien de Yasser Arafat

Les autorités algériennes, note l’agence américaine, offrent des privilèges diplomatiques à l’OLP et à certains de ses membres influents. Des groupes radicaux, comme le FPLP de Georges Habache, ancien compagnon de Yasser Arafat, pourraient profiter de l’hospitalité algérienne pour mener des opérations secrètes à partir de leur bureau d’Alger. Toutefois, il est peu probable que les Algériens ferment les yeux sur ces activités, pronostique le mémo.

Les agents de la Centrale rappellent que l’Algérie est membre (avec l’Irak, la Syrie, le Sud-Yémen, la Libye et le Soudan) du Front du refus, « le plus radical et le plus farouche des groupes arabes anti-Israël ». Des signes laissent à penser, avance la CIA, que l’Algérie est probablement le plus modéré de ces États. Et qu’elle soutiendrait Yasser Arafat et l’aile modérée de l’OLP. Bonne pioche. Le 15 novembre 1988, huit ans après cette note, Arafat proclamait à Alger la création de l’État palestinien.

« Chadli fait face […] à la menace grandissante des fondamentalistes islamistes »

La victoire des islamistes aux législatives

L’alerte est donnée le 7 janvier 1987. Dans un Directorate of Intelligence, analyse élaborée sur la base de renseignements collectés par ses agents sur le terrain, la CIA prévient que le régime de Chadli, en proie à une crise économique née de l’effondrement des cours du pétrole en 1986, est désormais miné par des luttes de factions. De plus, il doit gérer un « mécontentement populaire croissant ». La Centrale estime que si la position du président « semble assez sûre », il pourrait « toutefois affronter cette année des difficultés politiques et économiques d’une telle magnitude qu’il serait affaibli et forcé de composer avec ses adversaires ».

Affiches du Front islamique du salut (FIS), dans les rues d’Alger, le 14 janvier 1992, après la démission de Chadli et l’annulation des législatives. © Abdelhak Senna et Andre Durand/AFP

Affiches du Front islamique du salut (FIS), dans les rues d’Alger, le 14 janvier 1992, après la démission de Chadli et l’annulation des législatives. © Abdelhak Senna et Andre Durand/AFP

La déflagration n’aura pas eu lieu cette année-là, mais dix-huit mois plus tard. En octobre 1988, de violentes émeutes éclatent. Chadli décrète l’état d’urgence et fait appel à l’armée pour restaurer l’ordre. La répression fait plus de 500 morts. Dans un mémorandum secret daté du 17 octobre, Charles E. Allen, officier au National Intelligence Warning, fait part des inquiétudes de son département. Il écrit : « Les efforts de Bendjedid pour régler les problèmes de l’Algérie ne s’attaquent pas aux causes profondes du mécontentement populaire, et il fait face à une opposition soutenue des vieux militants du parti [FLN] d’une part et à la menace grandissante des fondamentalistes islamistes. » Bien que le calme soit rétabli, constate-t-il, la marge de manœuvre de Bendjedid est encore plus étroite qu’auparavant, et il ne dispose virtuellement pas des ressources pour satisfaire les demandes du peuple.

La suite ? Une analyse saisissante de lucidité tant elle est prémonitoire. Charles E. Allen : « Les réformes économiques orientées vers l’ouverture du marché ne dureront que le temps d’un premier essai. Et d’autres désordres et violences auront lieu. » L’écrasante victoire des islamistes aux législatives de décembre 1991 oblige Chadli à renoncer au pouvoir, sous la pression des militaires. Les élections sont annulées. Les groupes islamiques armés entrent en action. L’état d’urgence est restauré en février 1992. L’Algérie plonge dans la guerre civile.

L’AFFAIRE WARREN 

Une antenne de la CIA à Alger ? Les Algériens en découvrent l’existence en janvier 2009 après les révélations de la chaîne américaine ABC News sur une affaire de mœurs mettant en cause Andrew Warren, chef de cette antenne entre septembre 2007 et octobre 2008. Âgé à l’époque de 41 ans, Warren avait été mis en cause par deux Algériennes qui l’accusaient de les avoir violées dans la résidence de l’ambassade, à Alger. Jugé en 2011, l’agent secret a été condamné par un juge fédéral de Washington à soixante-cinq mois de prison pour agression sexuelle sur l’une des plaignantes. Radié en 2011, Andrew Warren a déposé plainte en 2015 contre l’ancien chef de la CIA, Leon Panetta, pour atteinte à la vie privée.

Discrétion 

Au-delà du scandale, l’affaire a obligé les Américains à faire preuve de davantage de discrétion dans leurs activités d’intelligence en Algérie. À l’ambassade américaine, sur les hauteurs d’Alger, le Chief of Station travaille sous couverture diplomatique avec un adjoint, une assistante, au moins un analyste et sans doute un agent du Special Collection Service, un service de renseignements géré conjointement par la CIA et la National Security Agency (NSA).

Réseau 

Edward Snowden, ex-analyste du renseignement américain aujourd’hui réfugié à Moscou, a révélé d’ailleurs la présence au sein de cette ambassade, ainsi que dans son consulat, d’une équipe et d’équipements consacrés au Special Collection Service. Ce dernier s’intéresse aux communications échangées par téléphone ou via internet par les diverses institutions et organismes publics et privés en Algérie. La CIA collecte ses renseignements grâce à des agents officiant dans les deux représentations et à des espions agissant sous couverture, ainsi qu’à travers des échanges diplomatiques avec des responsables du pouvoir ou de l’opposition, des membres de chancelleries étrangères en poste à Alger, des experts, des chefs d’entreprise, ainsi que des journalistes.

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