Christine Lagarde : « Pour éradiquer la corruption, mieux vaut traquer les tigres que les mouches »
Lors de sa visite en Centrafrique, en Ouganda et à Maurice fin janvier, la directrice générale du FMI a analysé la santé « des Afriques » et mis en avant la lutte contre les inégalités. Une nécessité pour l’économie planétaire et une manière de redorer l’image du Fonds sur le continent.
Dans la cour d’une ONG de lutte contre les violences à Kampala, elle esquisse un déhanchement au rythme des tam-tams qui l’accueillent. À la faculté d’économie et de gestion de Bangui, elle demande au doyen d’accorder la parole aux étudiantes autant qu’aux étudiants… Le point fort de Christine Lagarde, la très « chic » directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), en visite en Centrafrique, en Ouganda et à Maurice du 24 au 30 janvier, c’est l’empathie dont elle sait faire preuve. Reconduite en février 2016 pour un deuxième mandat de cinq ans à la tête du Fonds, elle a choisi de se rendre à la fois en terres anglophones et francophones.
Empathique
À tous ceux – et ils sont nombreux selon les sondages – qui lui demandent de rentrer en France et de briguer l’Élysée, elle répond qu’il n’en est pas question. La vive blessure infligée par l’extravagante vraie-fausse condamnation de la Cour de Justice de la République pour « négligence » dans l’arbitrage Tapie, qu’elle eut à connaître en tant que ministre des Finances de Nicolas Sarkozy, l’incitera encore moins à revenir dans le marigot hexagonal. D’autant qu’à Washington elle s’est épanouie en « Madame Monde », loin des miasmes politiciens. Ses interlocuteurs sont désormais les chefs d’État, Premiers ministres, ministres des Finances et gouverneurs des banques centrales des 189 pays membres du FMI.
Durant ses voyages officiels, elle rend aussi visite aux plus fragiles. Est-ce pour redorer le blason du Fonds, qui, malgré un vrai changement de doctrine depuis dix ans, demeure dans l’inconscient africain une institution brutale, ignorante des conséquences sociales dramatiques que provoquaient ses remèdes de cheval contre les déficits et les dettes ? Réduire cette empathie à de la « com » serait injuste.
Le FMI au service des démunis… ?
Christine Lagarde est animée par la conviction qu’il n’y a pas de salut pour l’économie planétaire hors du multilatéralisme. Et celui-ci ne résistera à la montée des populismes et des protectionnismes symbolisés par l’« America first » de Donald Trump qu’à la condition de ne pas laisser les plus démunis sur le bord du chemin. Certes, le nouveau président américain aurait déclaré à l’un de ses proches qu’il « adorait » la patronne du FMI.
Mais de là à ce que l’imprévisible républicain « adore » l’institution et les prêts qu’elle accorde aux pays en difficulté financière, il y a une marge énorme ! Avec sa langue de velours, la directrice générale ne rate jamais une occasion de souffler aux gouvernants qui s’enorgueillissent du gonflement de leur PIB que la croissance ne se mange pas ou plutôt qu’elle doit être partagée par tous. Et que les inégalités croissantes, tout comme l’exclusion des femmes des hautes responsabilités, nuisent au développement.
La santé économique des Afriques
Juriste internationale de métier, Christine Lagarde n’en parle pas moins couramment la langue de la macroéconomie et des finances publiques, celle qui scrute les dettes et les déficits, surveille les taux de change, dénonce les manipulations budgétaires, les planches à billets et les subventions électoralistes.
Il est vrai que les politiques d’ajustement structurel ont laissé des empreintes lourdes
Dans l’entretien qu’elle a accordé à Jeune Afrique, au sortir de sa rencontre avec le président ougandais, Yoweri Museveni, elle analyse la santé des Afriques, les retombées des printemps arabes, le prurit autour du franc CFA, les risques de l’endettement et dispense quelques conseils sur la gestion du pétrole. Le FMI de cette « Maman Christine » chantée par un chœur d’orphelins de Bangui a remplacé celui du père Fouettard. Les propos sont balancés, mais joliment fermes.
Jeune Afrique : Il semblerait que l’économie mondiale reparte. L’Afrique va-t-elle en profiter ?
Christine Lagarde : Nous voyons des perspectives d’amélioration en 2017 et en 2018 qui n’existaient pas en 2016. Mais nous n’allons pas revenir aux taux de croissance d’avant la crise, quand on se réjouissait de « l’essor africain ». Cela m’embarrasse toujours de parler de « l’Afrique », car il n’y en a pas une, mais 54. Il y a des pays francophones et anglophones, côtiers ou enclavés, ceux qui sortent de conflits et ceux qui sont avancés dans le domaine de leur reconstruction et de leur sécurité, des producteurs-exportateurs de matières premières et des importateurs, etc.
En fait, il s’agit d’une mosaïque de développements économiques dans laquelle on a constaté une grande diversité de croissances, même dans les années qui ont précédé la crise. Une quinzaine de pays africains n’ont-ils pas figuré parmi les plus fortes croissances mondiales au cours de la dernière décennie ? Avec des taux annuels de 8 % à 10 %, ils rivalisaient avec les pays en développement du Sud-Est asiatique !
Tous profiteront-ils du regain annoncé, même les pays « faillis » ?
Pour les « pays fragiles », souvent en situation post-conflit, comme la Centrafrique, ou pour le Zimbabwe, la situation demeure compliquée.
Quelles sont vos relations avec le Zimbabwe, qui était en délicatesse avec le FMI ?
Ils ont payé l’intégralité de leurs arriérés de remboursements, et nous poursuivons auprès d’eux une mission d’assistance technique.
Quel bilan dressez-vous des printemps arabes ?
Un bilan mitigé. La Jordanie a effectué un beau redressement macroéconomique, mais elle paie le prix fort en matière de charges budgétaires en raison d’un afflux monumental de réfugiés. Le Maroc, où nous avons renouvelé pour la troisième fois une ligne de crédit de liquidités, s’en sort assez bien. Il fait partie des pays qui ne sont pas exportateurs de pétrole ou de matières premières agricoles et qui mènent à bien leur restructuration.
Quid de la Tunisie ?
Nous faisons tout notre possible pour la soutenir. Nous avons assoupli et prolongé notre programme. Faire une transition démocratique, élaborer une Constitution quasi exemplaire, organiser des élections locales et nationales, c’était un défi incroyable !
Cela dit, les enjeux économiques sont toujours là : le déséquilibre de développement entre les zones rurales et la côte, les jeunes diplômés qui ne trouvent pas d’emploi, les menaces sécuritaires qui nuisent au tourisme. Le contexte reste difficile, mais la Tunisie montre une persévérance certaine, et nous persévérerons à ses côtés.
Et l’Égypte ?
Nous avons enfin trouvé avec son gouvernement les bases d’un programme de 12 milliards de dollars [plus de 11 milliards d’euros] qui a été approuvé par notre conseil d’administration fin 2016. Les réformes auxquelles l’Égypte s’est engagée sont en bonne voie. Le gouvernement doit consacrer un minimum de 33 milliards de livres [1,6 milliard d’euros], soit 1 % du PIB, à ses dépenses sociales. Cela va dans le bon sens.
La montée de la dette vous inquiète-t-elle ?
Pour les pays qui se sont lourdement endettés en devises étrangères et en prêts non concessionnels, il y a effectivement des risques de renchérissement des taux de leurs emprunts et de dépréciation de leur devise. En 2010, sur notre échelle, le risque de la dette était très faible en Afrique. Depuis, la situation s’est dégradée. Il y a moins de pays à très haut risque, mais la cohorte de ceux dont le risque est devenu moyen a beaucoup augmenté.
Sauf erreur dans nos prévisions, les prix des matières premières vont demeurer à des niveaux moyens pendant longtemps. Si l’on veut malgré tout maintenir une croissance pour améliorer la vie des populations, un fort développement des infrastructures, donc une hausse des besoins de financement, est nécessaire. Du fait d’une faible mobilisation des ressources domestiques dans ces pays, cela se traduira par un recours accru à l’endettement. À nous de les accompagner dans la recherche d’un bon équilibre de leurs financements.
Quel est ce bon équilibre ?
Cela dépend du pays. Le ratio dette/PIB est un indicateur, mais il faut aussi regarder l’évolution du service de la dette à moyen terme et vérifier que les pays endettés ne se trouveront pas, un jour, comme la Centrafrique par exemple, avec le remboursement de la dette comme premier poste budgétaire.
Les prix des matières premières sont à nouveau à la hausse…
Pas tous, regardez celui du cacao…
Oui, mais celui du pétrole s’est apprécié…
Et tout le monde y trouve son compte. Les pays importateurs sont satisfaits du fait que leur balance commerciale soit moins détériorée qu’à l’époque où le prix du baril dépassait les 100 dollars. Les pays producteurs, eux, améliorent enfin des recettes amputées depuis deux ans par cette chute dramatique des cours, tombés un temps sous les 30 dollars.
Comment gérer les matières premières – et en particulier les hydrocarbures – pour qu’elles ne deviennent pas une « malédiction » pour les pays producteurs ?
Il faut impérativement assurer la transparence des comptes et créer un compte public permettant de tracer les recettes en provenance des sociétés pétrolières. Ensuite, il convient d’affecter pour partie cette manne au budget de l’État et pour partie à un fonds consacré aux générations futures. L’Ouganda, qui compte percevoir les dividendes du pétrole du lac Albert vers 2020, est attentif à cette question. S’il parvenait à maîtriser la gestion de ses recettes, il donnerait un bel exemple.
La corruption représente-t-elle un grave problème en Afrique ?
Transparency International confirme que la corruption est un fléau très répandu dans le monde, y compris dans les pays avancés. Mais dans certains États, c’est tellement flagrant que cela devient un facteur de paralysie économique et de déprime sociale. Comment voulez-vous que les jeunes ou les petits entrepreneurs aient envie de payer leurs impôts et d’être vertueux quand ils voient autour d’eux des gens – parfois parmi ceux qui devraient donner l’exemple – s’en mettre plein les poches impunément ?
Il faut établir des priorités dans ce combat. Regardez la Chine, qui disait vouloir traquer les « tigres » et les « mouches » [les grands comme les petits dirigeants corrompus]. Elle se concentre désormais sur les « tigres ».
Vous conseillez aux gouvernements de créer un « filet social ». Et dans le même temps, vous préconisez qu’ils réduisent leurs déficits…
Nous avons analysé et compris qu’il existe un lien entre la sécurité des plus pauvres et le développement. C’est pourquoi, même quand une consolidation budgétaire est nécessaire, nous suggérons aussi de flécher la dépense publique vers les plus démunis, qui soutiennent la croissance en consommant. Mais cela ne veut pas dire la flécher n’importe comment. L’affecter à des subventions aux carburants, qui profitent plus aux riches qui possèdent de gros 4×4 qu’aux pauvres, est dommageable.
Souvent, l’opinion publique comprend mal la demande du FMI de supprimer ces subventions…
Je sais. Supprimer ces subventions sans accompagnement est aussi désastreux, car cela pénalise les plus pauvres. Nous conseillons de coupler la disparition de l’aide aux carburants avec un transfert en cash vers ces catégories sociales, directement sur des comptes bancaires qu’ils doivent ouvrir. L’Iran et l’Arabie saoudite prévoient par exemple de verser de l’argent sur les comptes de particuliers avant même de supprimer les subventions à l’énergie. La pilule passe beaucoup mieux et cela contribue à augmenter le taux de bancarisation.
Vous dénoncez la montée des inégalités. Pourtant, cela ne fait pas partie de la mission du FMI…
D’après nos études, les inégalités excessives sont défavorables à la croissance durable.
Vous plaidez également pour une meilleure égalité hommes-femmes…
C’est un combat personnel et une question morale. Mais pas seulement… Il a été démontré que le fait que les femmes soient moins éduquées, moins financiarisées et écartées de la vie économique est inhibant pour le développement. A contrario, aligner leurs salaires sur ceux des hommes, leur confier des responsabilités, les bancariser, c’est participer à la croissance. Pourquoi continuer à écarter la moitié de l’humanité et se priver ainsi de la possibilité d’augmenter notre gâteau commun ?
Le FMI conserve une image de « père Fouettard » dans l’opinion publique africaine. Est-ce un défaut de communication ?
Pas seulement, mais il est vrai que les politiques d’ajustement structurel ont laissé des empreintes lourdes. Quand nous parlons de combattre les inégalités ou de promouvoir les femmes, ce n’est pas un changement de langage, mais de politique. Nous sommes au service des pays qui nous demandent d’intervenir, et il n’est plus question de mener un ajustement budgétaire sur deux ans.
Une monnaie appartient au domaine souverain des États. Il incombe à eux seuls de la débaptiser
Qu’avez-vous retenu du Forum de Davos ?
J’ai été frappé par l’optimisme des promoteurs de nouvelles technologies, qui croient qu’elles vont provoquer des changements massifs dans l’organisation du travail et des moyens de production. Il faut qu’ils parlent avec les politiques pour que nous en tirions le meilleur.
Est-ce valable pour l’Afrique ?
J’en suis convaincue quand je vois que le Kenya a su bancariser plus de 70 % de sa population et 90 % de ses transactions grâce à la téléphonie, qui a associé toutes les couches sociales et suscité un étonnant développement économique.
Les difficultés de la Cemac ont fait craindre une dévaluation du franc CFA en Afrique centrale, rituellement sous le feu des critiques. Faut-il le supprimer ? Êtes-vous plus favorable aux monnaies flottantes ou fixes ?
Lors de notre réunion au Cameroun en décembre 2016, il s’est agi d’éviter par tous les moyens une dévaluation du franc CFA face aux risques croissants, car les réserves des six pays de la Cemac étaient tombées à moins de deux mois d’importations et tout indiquait qu’elles seraient à zéro en juillet 2017, sous l’effet de la chute de leurs ressources d’exportations et de l’impact considérable de la fragilité de la sécurité régionale.
Jamais, au grand jamais, nous n’avons préparé un plan de dévaluation ! Les présidents ont affirmé leur volonté de coopérer les uns avec les autres pour préserver la stabilité et rétablir la croissance. Le FMI s’est déclaré prêt à fournir une aide conséquente pour les aider à surmonter ces difficultés. Une monnaie commune est précieuse pour le développement de marchés régionaux dont l’Afrique a tant besoin.
De plus, elle assure une faible inflation et de moindres déficits publics. En fait, aucun système n’est parfait. On peut seulement dire qu’en période de turbulences un taux de change fixe assorti d’ajustements en cas de nécessité est préférable. Pour le reste, une monnaie appartient au domaine souverain des États. Il incombe à eux seuls de la débaptiser ou de l’adosser au système de leur choix.
L’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche ne sonne-t-elle pas le glas du multilatéralisme et des institutions de Bretton Woods comme le FMI ?
Je me tourne vers nos pères fondateurs et leurs fondamentaux. Certaines de nos missions ont évolué comme notre surveillance, devenue plus multilatérale, ou nos prêts, aujourd’hui plus flexibles. Mais le cœur de notre activité demeure, comme ils l’avaient décidé, la stabilité financière et la prospérité qu’elle génère en facilitant le commerce et la création d’emplois. Un chef d’État peut souhaiter privilégier les entreprises de son pays, mais il a quand même intérêt à ce qu’il y ait dans le monde une stabilité financière et de la prospérité.
Comme nous l’avons fait au cours des soixante-dix dernières années, nous allons continuer à adapter les instruments de notre institution – surveillance, prêts et assistance technique – aux besoins de nos pays membres et aux changements induits par une économie globale en perpétuelle mutation.
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