Maghreb : le check-up alarmant du rapport des parlementaires français
Destiné à comprendre les mutations survenues depuis 2011 dans la région, le rapport d’une mission parlementaire française dresse un diagnostic sans concession.
On trouvera à peine trace de la petite phrase qui a tant fait couler d’encre. Le 18 janvier, présentant à l’Assemblée nationale française le rapport d’information sur la coopération européenne avec les pays du Maghreb, le député Jean Glavany avait violé le tabou de l’état de santé des dirigeants tunisien, algérien et marocain, s’inquiétant de « pouvoirs personnels qui sont d’une grande fragilité ». « Je démens l’interprétation qui a été faite de mes propos », déclarera ensuite le député socialiste pour calmer les esprits.
Le contenu du rapport lui-même a fait moins de bruit. Conclusion d’une mission d’information constituée par la commission des affaires étrangères, il vise notamment à « comprendre les mutations survenues depuis 2011 dans cette région ». La Libye en guerre est survolée, la Mauritanie excentrée est effleurée, mais le rapport est consistant sur les trois pays du Maghreb central, dont il brosse un portrait préoccupant.
Bouleversement profond des sociétés
Chambardés par la libération de tensions sociales trop longtemps contenues, leurs paysages politiques comme le rapport des sociétés aux États sont transformés. Mais l’inertie persistante des systèmes, conjuguée aux crises économiques, empêche la mise en œuvre des réformes nécessaires et brident l’efficacité de celles qui sont engagées. La frustration des attentes de 2011 qui s’exprime dans des frictions sporadiques et localisées pourrait-elle conduire à un nouveau cycle de contestation générale dans les trois pays ? En toile de fond, la menace sombre du jihadisme, ravivée par les guerres de Libye et du Sahel, alourdie par l’irruption de Daesh dans le monde arabe.
En 2011, le Maghreb a de nouveau fait irruption dans l’Histoire
Si le Printemps arabe n’aura abouti à une révolution qu’en Tunisie, son passage en Algérie et au Maroc est tout de même souligné. Dans la première, « il s’est traduit par l’expression d’un malaise social », tandis que le royaume chérifien a connu « une phase de mobilisation très intense en 2011 ». À l’origine de ces manifestations, « les changements radicaux intervenus au sein des sociétés maghrébines ces dernières décennies, dans leur morphologie sociale, dans leur culture, leur démographie, leurs valeurs et leur rapport à la modernité, qu’elle soit politique ou sociétale ».
Une évolution qui a échappé à l’Europe, plus focalisée sur le Moyen-Orient jusqu’en 2011, quand le Maghreb « a de nouveau fait irruption dans l’Histoire ».
Inclure les islamistes aux systèmes politiques…
Première tendance à avoir été exprimée par une jeunesse elle aussi « trop longtemps éludée », la défiance vis‑à-vis des systèmes politiques et de leurs acteurs traditionnels : « L’idée de la toute-puissance de l’État central s’effrite […]. On assiste aujourd’hui à des remises en cause des États-nations partout au Maghreb […], un tournant historique qui voit la disparition des partis traditionnels. »
Si le poids des islamistes représente près de la moitié des électeurs, leur intégration au jeu politique est inévitable
En Tunisie et au Maroc, l’admission des forces islamistes d’Ennahdha et du Parti de la justice et du développement (PJD) dans l’arène politique puis leurs victoires électorales n’ont ainsi été qu’un inévitable réajustement. En Algérie, le « choix de l’inclusion » des islamistes au pouvoir a été engagé plus tôt, au sortir des années noires, et a été entériné par la Charte pour la paix et la réconciliation nationale de 2005. « Si l’on estime le poids des islamistes à près de la moitié des électeurs dans nombre de pays de la zone, il devient évident que leur intégration au jeu politique est inévitable », avance le rapport.
… c’est amoindrir leur force contestataire
Dans les trois pays, le processus a reposé sur la recherche de compromis avec les systèmes en place, mais selon des voies différentes. En Algérie, « la participation des partis islamistes au pouvoir a eu pour effet de les placer dans une position paradoxale d’opposants cooptés par le régime, et par conséquent de neutraliser en partie leur force contestataire ». En Tunisie, où Ennahdha est décrite comme hégémonique, le modèle « fut celui d’une alliance entre les deux principaux mouvements politiques », les islamistes – dont l’habileté et la modération du chef, Rached Ghannouchi, sont soulignées – et les modernistes de Nidaa Tounes.
Au Maroc, obligeant le PJD à abandonner sa position de défi à la monarchie et à la Commanderie des croyants, « la pratique gouvernementale a amené [celui-ci] à apprendre l’art du compromis ». Des expériences diverses qui amènent les rapporteurs à cette réflexion traduisant l’espoir européen d’une compatibilité entre islamisme et démocratie : « C’est très certainement dans cette région, plus particulièrement en Tunisie, au Maroc et en Algérie, que se réinventent aujourd’hui l’islam politique et son articulation avec la démocratie pluraliste. »
Le risque est grand de nouvelles éruptions sociales
Cette compatibilité sera-t‑elle l’antidote aux menaces de l’islamisme radical, qui se sont aujourd’hui régionalisées ? Certes, le jihadisme est présent en Algérie depuis le début des années 1990, mais le surgissement d’Al-Qaïda dans les années 2000 lui a offert « un second souffle », avant que le chaos libyen ne contribue « au renforcement des groupes terroristes existants et [à] l’émergence de nouveaux » et qu’enfin la proclamation du pseudo-califat de Daesh ne « constitue un facteur supplémentaire de développement du jihadisme ».
Si le rapport constate que le Maroc et l’Algérie parviennent à contenir la menace, il s’inquiète davantage de la Tunisie, dont les forces de sécurité « n’ont pas toujours les capacités ou l’organisation adaptée pour répondre aux menaces terroristes ».
Une révolution frustrée
Défiés par les sociétés, ébranlés par la terreur, les États n’ont d’autre choix que de se réformer en profondeur pour s’adapter à des évolutions qu’ils ont voulu nier ou contrecarrer. « Mais il existe aussi des forces conservatrices puissantes et ancrées », explique le rapport, qui diagnostique « une coupure croissante entre les pouvoirs et leurs populations ». En Tunisie, pays où le Printemps arabe a pourtant laissé ses plus beaux fruits, « les revendications de dignité et de justice n’ont pas trouvé de satisfaction ».
Hausse du chômage, stagnation économique, promesses gouvernementales non tenues, « ce qui est analysé selon certains comme une forme d’inertie des structures d’État et de gouvernement concourt à alimenter la colère populaire ». Les rares mots réservés au président Béji Caïd Essebsi ne sont pas tendres. « Très pris par un agenda diplomatique chargé, [il] ne s’est pas véritablement impliqué dans la mise en œuvre des réformes. »
Gare au conservatisme
Côté algérien, la réforme constitutionnelle de février 2016 « a suscité des critiques de la part de l’opposition, avec notamment le maintien de larges prérogatives présidentielles ». « Une succession à haut risque », titre le premier paragraphe, consacré à l’analyse politique du pays. D’un cinquième mandat de Bouteflika, sur toutes les lèvres depuis la fin de 2016, il n’est pas question, mais le terme quasi monarchique de « succession » semble illustrer l’inertie d’un appareil d’État qui apparaît avant tout obnubilé par sa perpétuation.
Justifiée par des arguments sécuritaires, la claustration de l’Algérie illustre la fracturation de l’espace maghrébin
L’urgence d’apporter des solutions au marasme économique qui suscite un mécontentement croissant en est reléguée au second plan : « Malgré les discours du gouvernement sur la diversification, les contraintes administratives continuent de peser sur le secteur privé en Algérie. » Est évoqué aussi « un certain conservatisme qui prétend maintenir la société sous le joug de l’État ».
Au Maroc, si la dynamique de réformes engagées depuis 2011 est saluée et que le roi se voit décerner des palmes par les parlementaires français – « l’institution monarchique demeure centrale au Maroc, se nourrissant tout autant d’une légitimité religieuse, historique que de la popularité personnelle du roi » –, les mêmes pesanteurs du système produisent les mêmes effets. « Les autorités marocaines affichent une forte volonté politique de résoudre cette fracture sociale. Mais les effets des réformes sont encore contrastés. »
Le conflit sur le Sahara occidental, qui perdure depuis 1975, est déploré comme responsable de la paralysie qui frappe l’Union du Maghreb arabe (UMA), « hélas une coquille vide », à l’heure où les constructions régionales s’imposent partout.
Région désolidarisée
L’Algérie « a érigé un mur à la frontière algéro-marocaine et récemment des tranchées à ses frontières avec la Tunisie et la Libye ». Justifiée par des arguments sécuritaires, la claustration de l’Algérie illustre la fracturation de l’espace maghrébin en dépit de ces « tendances unificatrices » que sont les histoires communes, l’islam malékite, l’arabité et le combat anticolonial passé.
Aux déchirures régionales semblent répondre des déséquilibres locaux aux échelles nationales, qui se conjuguent avec les inégalités socio-économiques et les antagonismes culturels et politiques. En Tunisie, les régions périphériques négligées où est née la révolution de 2011 constituent toujours un arc de colère. « À la fracture sociale s’ajoute la fracture territoriale : la région centrale, de Gabès au Kef en passant par Gafsa et Kasserine. »
Contestations disparates
Phénomène nouveau, après s’être passés des partis en 2011, les Tunisiens contestataires ont aussi retiré leur confiance aux acteurs sociaux et associatifs. « Les mouvements sont de plus en plus “désocialisés”, menés spontanément par des franges de la population éclatées et non encadrées. » « Le risque est grand de nouvelles éruptions sociales », en déduit le rapport. Rappelant les manifestations d’In Salah, dans le Sud algérien, en 2015, contre l’exploitation des gaz de schiste, le rapport précise que « le mouvement est venu rappeler la demande récurrente d’un plan de développement du Sud algérien ».
Il évoque également la crise de Ghardaïa entre Mozabites et Chaânba (2014-2015) : « Ces heurts, ainsi que la méfiance persistante d’une partie de la population de Kabylie, sont le signe d’une défiance grandissante de pans de plus en plus larges de la population, non seulement à l’égard du pouvoir mais aujourd’hui également à l’égard de l’État et [de] ses représentants. »
Au Maroc, les enquêteurs ont aussi particulièrement retenu les manifestations d’El Hoceima, dans le Rif, à la suite de la mort d’un vendeur de poisson broyé dans une benne à ordures. Le 5 février, la police dispersait une nouvelle manifestation dans la même ville. « Liberté, dignité, justice », scandaient notamment les manifestants. Les mots d’ordre mêmes des révolutions arabes de 2011.
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