Boissons : Castel, le casse-tête africain de Coca-Cola
Entre provocations et coups d’éclat, le bras de fer se durcit entre les deux géants. S’ils restent partenaires, la stratégie d’expansion et la soif d’indépendance du français sur le continent irritent son allié américain.
Août 2016. Le groupe Castel, à travers sa filiale Brasseries et glacières internationales (BGI), s’implante au Malawi en rachetant les cinq usines de bière et de boissons gazeuses du danois Carlsberg. Un mois plus tard, la direction locale du brasseur français reçoit une lettre postée d’Atlanta. L’expéditeur, The Coca-Cola Company (TCCC), leader mondial des boissons gazeuses, y notifie « sèchement » à Castel la fin du contrat autorisant les usines nouvellement acquises à produire dans ce pays les marques Coca-Cola à compter du 1er janvier 2017.
Certes, le géant américain aux 500 marques (dont Fanta, Sprite, les jus Minute Maid ou les eaux minérales Dasani) est en droit de rompre ses licences à chaque changement d’actionnaires chez ses sous-traitants. Mais sa décision est d’autant plus inattendue que Castel, surtout connu pour son hégémonie sur la bière en Afrique francophone, est l’un de ses principaux partenaires sur le continent. De l’Algérie à l’Angola en passant par Madagascar et le Sénégal, il produit les marques du groupe Coca-Cola dans la majorité de ses usines, et ce depuis 1995.
Chez le géant français, on se montre plus amusé que surpris par cette missive lapidaire. « L’épisode symbolise bien l’état actuel de nos relations, confie une source interne, pour qui Coca-Cola s’est vexé de ne pas avoir été averti de la transaction avec Carlsberg. Les dirigeants du groupe ont été fort courroucés de se retrouver devant le fait accompli. De leur point de vue, cela sape leur autorité. »
La tension monte entre les deux partenaires
Pourquoi le géant américain (41,9 milliards de dollars – 39,7 milliards d’euros – de chiffre d’affaires en 2016) en arrive-t-il à montrer ses muscles à son partenaire français (7 milliards de dollars de revenus) ? Contacté, il nous répond : « Il n’est pas dans notre politique de commenter les accords conclus avec nos partenaires dans des marchés spécifiques. »
Avant de rappeler, sans entrer dans les détails, combien Castel est un partenaire de confiance. Pourtant, l’avenir de sa relation avec Castel est devenu un véritable « casse-tête », selon le titre d’une note de Deutsche Bank publiée en janvier. En coulisses, la tension ne cesse en effet de monter entre les équipes de Brian Smith (patron de la zone Europe, Moyen-Orient et Afrique) et le groupe de Pierre Castel.
Sur le continent comme ailleurs, Coca-Cola, qui se définit comme une « entreprise de marketing », travaille avec des « embouteilleurs ». Des sous-traitants qui lui achètent du concentré – la fameuse recette jalousement gardée – produisent les boissons à partir de cette base, puis les distribuent. Pour s’assurer un droit de regard sur ces opérations, le groupe a pris des parts au capital de tous ses principaux embouteilleurs : Coca-Cola Beverages Africa (CCBA) dans la zone australe et orientale, Equatorial Coca-Cola Bottling Company (ECCBC) au Maroc et dans le golfe de Guinée ou encore Coca-Cola Hellenic Bottling Company au Nigeria. Seul Castel n’a pas ouvert son tour de table à l’américain. Cette indépendance du groupe français, deuxième embouteilleur derrière CCBA, l’autorise plus que d’autres à afficher ses désaccords.
Face aux prix cassés de la concurrence
« Travailler avec Coca-Cola nous coûte de plus en plus cher et nous rapporte de moins en moins », n’hésite-t-on pas à lancer au sein du groupe. Un discours volontiers provocateur que tendent à confirmer les analystes. Ces dernières années, les embouteilleurs du groupe Coca-Cola ont vu leurs coûts gonfler. Indexé sur l’indice des prix américains, « le prix du concentré, que Coca-Cola peut ajuster d’une semaine à l’autre, tend à augmenter car il est facturé en dollars », explique un analyste de Bryan Garnier.
Une position inconfortable pour les embouteilleurs du continent, alors que certains marchés voient leur monnaie s’effondrer face au dollar (en Angola, en Égypte et au Nigeria notamment). Cette situation les empêche d’être compétitifs face à des acteurs locaux et à de nouveaux arrivants, qui proposent des boissons à bas prix, expliquait déjà Deutsche Bank dans une note datée de 2015 : « L’accroissement significatif de la concurrence est une évolution notable des boissons en Afrique, et ce particulièrement pour les embouteilleurs de Coca-Cola. »
Coca devancé par Castel
Mais, malgré ses grognements, l’intérêt n’est pas négligeable pour Castel. En produisant les célèbres marques américaines, il s’assure un volume d’affaires annuel de 20 millions d’hectolitres de boissons gazeuses. Certes moins rentables que la bière, les sodas lui permettent d’optimiser ses usines et ses réseaux de distribution. Le français n’a d’ailleurs pas attendu l’américain pour s’en rendre compte : avant même leur partenariat, il possédait déjà ses propres marques, qu’il n’a cessé de développer. Et c’est bien là ce qui irrite Coca-Cola.
Les boissons Top, Youki (en Afrique de l’Ouest), Caprice (Madagascar) ou encore Boga (Tunisie) représentent une concurrence grandissante pour les marques de Coca-Cola et vont jusqu’à les devancer dans certains pays comme le Cameroun. Non seulement le français s’étend dans le secteur – il a racheté en 2014 la gamme portugaise de jus Sumol+Compal, très présente en Angola – mais il enregistre une progression de ses volumes, désormais similaires à ceux qu’il produit pour Coca-Cola.
Avec un bond significatif en 2016 : au début de l’année, Castel a décidé unilatéralement, selon nos informations, de rompre une clause de l’accord qui l’obligeait à aligner le prix de ses propres produits sur ceux de l’américain, boostant ainsi ses ventes. Une mesure qu’il justifie par la concurrence accrue et le positionnement diamétralement opposé de ses marques, qui se veulent populaires. Par ailleurs, le groupe rechigne à commercialiser les boissons énergisantes Monster Energy de Coca-Cola, leur préférant sa propre marque, XXL.
Conflits d’ego
L’américain finira-t‑il par rompre les amarres ? Non, si l’on considère sa dépendance à Castel, reconnu pour sa fine connaissance du marché et sa maîtrise des complexes réseaux de distribution, notamment en Afrique de l’Ouest, en Angola et en Éthiopie. Mais un scénario de divorce entre les deux partenaires n’est pas totalement exclu si l’on ajoute aux différends actuels le fait que Castel est désormais l’allié du numéro 1 mondial de la bière, AB Inbev. En rachetant l’anglo-sud-africain SABMiller, numéro 2 mondial, ce dernier a récupéré 20 % de Castel en Afrique. Réciproquement, le français possède 38 % des nouveaux actifs d’AB Inbev sur le continent.
Si elle reste minoritaire, cette alliance capitalistique peut être lourde de conséquences. Car c’est peu dire que Coca-Cola a pris AB Inbev en grippe : non seulement le belgo-brésilien est le premier embouteilleur de Pepsi en Amérique latine mais ce groupe à la stratégie agressive ne cache pas son ambition d’engloutir à terme le géant des sodas. Cerise sur le gâteau, des « conflits d’ego » non dissimulés opposent les deux directions, note l’analyste de Bryan Garnier, rappelant qu’un des actionnaires d’AB Inbev avait un jour humilié le PDG de Coca-Cola en déclarant qu’il pourrait faire tourner l’entreprise avec seulement 200 salariés…
Rester leader à tout prix
Preuve de son animosité, le groupe américain n’a pas hésité à prendre des décisions radicales au cours du dernier semestre pour évincer AB Inbev de ses anciens partenariats avec SABMiller. Au Zimbabwe, il a ainsi résilié son contrat avec Delta Corporation, troisième groupe du pays, au motif qu’AB Inbev y devenait un actionnaire minoritaire. Il s’apprête à faire de même au Swaziland et au Lesotho. Par ailleurs, il a déboursé 3,15 milliards de dollars pour racheter à AB Inbev les 54,5 % de parts que possédait SABMiller dans CCBA (40 % des volumes de Coca-Cola en Afrique).
Mais l’américain veut trouver dans les deux années à venir un repreneur pour cet actif très stratégique. Et Castel fait figure de candidat naturel. D’après Deutsche Bank, si cette opération se concrétisait, Coca-Cola exigerait du français qu’il abandonne ses propres marques… Une hypothèse hautement improbable. Le bras de fer ne fait que commencer.
LA CONCURRENCE CROISSANTE DES ACTEURS LOCAUX
Longtemps, le géant américain a profité d’une faible concurrence en Afrique, où sa marque phare bénéficiait en outre d’une immense visibilité.
Mais le groupe Coca-Cola est désormais bousculé par des acteurs locaux solidement installés, comme la marque Top de Castel au Cameroun, Lemo au Maroc, celles du groupe Ibrahim et Fils en Algérie, présent sur toutes les gammes (sodas, jus, eaux minérales et boissons énergisantes), ou encore celles de Monarch Beverages, présent dans dix pays.
Et cette compétition s’accélère, note Deutsche Bank, grâce à une forte chute des coûts et à des modèles plus flexibles : « Une usine de boissons vendues en bouteille PET (polytéréphtalate d’éthylène) coûte moins de 5 millions de dollars (environ 4,7 millions d’euros) au total. Cet emballage très accessible perturbe fortement dans un secteur traditionnellement fondé sur un système de consignation des bouteilles en verre. »
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