Enquête : comment le Rwanda tente de renaître de ses cendres
Les détracteurs du régime l’accusent de développer le pays à marche forcée. Pourtant, le chemin parcouru depuis juillet 1994 et le génocide des Tutsis est indéniable. Et les Rwandais ont approuvé la réforme constitutionnelle autorisant Paul Kagame à briguer un nouveau mandat en août prochain.
L’odyssée rwandaise
Depuis 1994, le Rwanda s’efforce de changer son image de pays meurtri et de reconstruire une société prospère. Même si d’énormes progrès peuvent être constatés, les critiques à l’égard de la politique de Paul Kagamé sont fréquentes. Qu’est devenu le Rwanda ? Jeune Afrique s’est rendu sur place.
«Nous avons lutté pour notre survie, désormais notre ambition est de prospérer. » Le 15 décembre 2016, dans la salle de conférences archicomble du Kigali Convention Center (KCC) – un dôme futuriste qui ne dépareillerait pas à Tokyo ou à Dubaï –, le président, Paul Kagame, égrène les réussites affichées du nouveau Rwanda dans son discours d’ouverture du Dialogue national (Umushyikirano), un rituel annuel prévu par la Constitution.
La pacification ne s’est pas faite en marchant sur des pétales de roses.
Devant un parterre conquis d’avance où se côtoie le gratin du pays, de l’armée à la société civile en passant par les représentants du gouvernement et du Parlement, l’ancien maquisard issu de l’armée ougandaise peut mesurer le chemin parcouru depuis le 4 juillet 1994. Ce jour-là – devenu celui de la fête nationale –, la rébellion dont il fut le commandant en chef prenait le contrôle de Kigali face à une armée gouvernementale en déroute, qui venait d’encadrer le génocide le plus fulgurant de l’Histoire : 1 million de Tutsis exterminés en cent jours.
Viser l’autonomie
« À cette époque, pour évoquer un fléau, pour dire que tout allait mal quelque part, on comparaît la situation à celle du Rwanda », résume Louise Mushikiwabo, la ministre des Affaires étrangères. « Notre dignité ne repose pas sur des mots, nous avons le droit et la capacité de viser plus haut », poursuit Paul Kagame, dressant comme ligne d’horizon « l’échéance au terme de laquelle le Rwanda cessera d’être tributaire de ce que les autres lui donnent » – autrement dit, s’affranchira de l’aide extérieure, qui représente encore 34 % de son budget.
Deux jours durant, la grand-messe verra défiler à la tribune ou en duplex, depuis les quatre régions du pays, responsables publics et simples citoyens. Tandis que les uns dressent le bilan des réalisations accomplies au cours de l’année écoulée, les autres – après un hommage appuyé au chef de l’État – exposent leurs attentes, voire leurs doléances, à la manière feutrée qui sied aux Rwandais. « C’est un rituel en trois actes, décrypte un observateur averti. D’abord on remercie le Président, puis on évoque les progrès accomplis, et enfin on parle de ce qui mériterait d’être amélioré. »
Success-story
Reparti de zéro en 1994, le Rwanda accumule depuis quelques années les satisfecit. Parmi tant d’autres, l’ancien Premier ministre britannique Tony Blair (consultant de luxe pour les autorités rwandaises), l’ancien président américain Bill Clinton ou la présidente du FMI, Christine Lagarde, ont rendu un hommage appuyé à la « success-story » rwandaise.
Croissance soutenue du PIB, progression spectaculaire en matière d’indice de développement humain, forte représentation des femmes et des jeunes aux postes de décision, instauration d’une mutuelle de santé universelle, intransigeance face à la corruption et à la protection de l’environnement, intégration des ennemis d’hier dans tous les rouages de l’État, professionnalisme de l’armée et de la police… Dernier trophée en date : dans le classement « Doing Business » 2017 de la Banque mondiale, le Rwanda se classe en deuxième position des pays africains en matière d’environnement des affaires.
Les zones rurales délaissées
Toutefois, derrière le « miracle » célébré par les uns, nombreux sont les détracteurs d’un régime accusé de promouvoir un développement à marche forcée, sélectif et brutal, qui ferait litière des libertés fondamentales. « Le développement du pays est indéniable, mais il se concentre dans les villes, en particulier à Kigali, au détriment des zones rurales », estime Frank Habineza, le président du Parti vert, qui défiera Paul Kagame lors de la présidentielle du 4 août. « Par ailleurs, ajoute-t‑il, nous avons un problème en matière de liberté d’expression : les gens n’osent pas exprimer leur opinion par crainte de représailles. »
Avocat et blogueur connu pour sa plume incisive, qui n’a pas hésité à prendre ouvertement ses distances avec la réforme constitutionnelle récente autorisant Paul Kagame à briguer un troisième mandat, Thierry Kevin Gatete concède qu’au Rwanda la critique nécessite d’y mettre les formes :
« Beaucoup de choses peuvent être dites, mais il y a la manière pour cela. Dans un pays aussi petit, où tout le monde se connaît et où le FPR exerce une influence importante, il vaut mieux éviter de se mettre à dos les cercles du pouvoir, par exemple en attaquant frontalement la personne du président. » Selon lui, certaines particularités rwandaises vues de l’extérieur comme hétérodoxes ne sauraient occulter que « le Rwanda représente une réussite inédite en matière de reconstruction postconflit ».
Un pays en ruine
En juillet 1994, alors que toutes les infrastructures sont détruites et que la plupart du personnel de santé, des fonctionnaires et des commerçants sont morts ou en exil, la victoire du FPR face à l’armée et aux milices génocidaires a un goût amer. « Le pays semblait vide, on pouvait seulement sentir le vent agiter les branches », témoigne Faustin, arrivé par la route depuis l’Ouganda. « On dormait dans des maisons sans porte ni fenêtres, la subsistance de chacun était fondée sur le troc », rappelle un ancien exilé revenu s’installer dans son pays natal après trois décennies passées en Belgique.
Kigali était devenu un far west où des officiers et des leaders influents se comportaient en terrain conquis.
Sur les collines, des exécutants du génocide étaient encore là, vaquant à leurs occupations au milieu des rescapés. « Il n’y avait plus de magistrats, plus d’avocats ni d’officiers de police judiciaire, témoigne Marthe Mukamurenzi, ministre de la Justice de 1995 à 1996. Les fonctions de police étaient provisoirement assumées, tant bien que mal, par des soldats de l’Armée patriotique rwandaise [APR], et lorsque nous avons rouvert les prisons on s’est rapidement retrouvés avec plus d’une centaine de milliers de suspects incarcérés, qu’il semblait impossible de juger dans un délai raisonnable. »
Assurer à nouveau la sécurité
Pour relancer l’économie, le Front patriotique rwandais (FPR) puise dans le reliquat de son trésor de guerre, constitué par les cotisations des exilés tutsis. En 1995, une société d’investissement est créée par des membres de l’ancienne rébellion. Rebaptisée Crystal Ventures en 2009, elle affiche aujourd’hui des actifs de 450 millions d’euros. « Durant cette première phase de la reconstruction, l’un des principaux enjeux était sécuritaire », analyse le politologue Jean-Paul Kimonyo, auteur d’un ouvrage à paraître prochainement sur la résurrection rwandaise entre 1994 et 2014.
Car en RD Congo, sur l’autre rive du lac Kivu, les organisateurs du génocide ne désemparent pas. « Sur le plan militaire, nous nous réorganiserons », avertissait depuis Goma, en juillet 1994, Jean Kambanda, le Premier ministre du gouvernement déchu. En quelques années, la nouvelle armée réduira la menace sans état d’âme, quitte à pratiquer des incursions militaires répétées – et meurtrières – en RD Congo. Au début de 1997, au terme d’une guerre éclair sous fausse bannière contre les camps du Kivu pilotée depuis Kigali, quelque 600 000 réfugiés hutus prennent le chemin du retour vers le Rwanda. « La pacification ne s’est pas faite en marchant sur des pétales de roses », admet Jean-Paul Kimonyo.
En 1997, le far west
Supervisée par le général Paul Kagame, à l’époque vice-président et ministre de la Défense, la sécurisation du Rwanda face aux groupes armés issus de la matrice génocidaire va progressivement changer d’optique. « La répression s’accompagnera d’un objectif plus large, qui sera l’un des piliers de la politique de réconciliation, poursuit Jean-Paul Kimonyo : capturer l’ennemi plutôt que l’éliminer ; retourner les rebelles et les inciter à prendre leur place dans le nouveau Rwanda. »
Entre autres symboles de cette main tendue, la reddition, suivie du ralliement, en 2003, du général Paul Rwarakabije, ancien commandant en chef des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR). Comme tant d’autres rebelles hutus repentis, il sera intégré aux Forces rwandaises de défense (RDF), avant de prendre la direction de l’administration pénitentiaire.
Fin 1997, trois ans après le génocide, le Rwanda n’a rien d’un eldorado. La justice est encore au point mort ; les ONG pullulent au prétexte de pallier l’impéritie d’un État déliquescent ; la réconciliation entre Hutus et Tutsis demeure virtuelle ; et, surtout, corruption, népotisme et mauvaise gouvernance gagnent chaque jour du terrain. Au sein du FPR, nombre de cadres considèrent que les fruits n’ont pas tenu la promesse des fleurs.
« Kigali était devenu un far west où des officiers et des leaders influents se comportaient en terrain conquis, se payant sur la bête sans vergogne », témoigne un militant de longue date. Dans la presse, des articles au vitriol interpellent les nouveaux dirigeants, accusés d’avoir reproduit, au profit d’une « mafia » essentiellement composée d’exilés tutsis revenus d’Ouganda, le système prébendier du régime Habyarimana.
Certains vont même jusqu’à comparer la nouvelle nomenklatura à l’« akazu », la clique raciste, régionaliste et affairiste qui entourait Juvénal Habyarimana. Pour Paul Kagame, jusque-là partisan de réformes institutionnelles progressives, l’allusion fait office d’électrochoc. « S’il le faut, je rechausserai mes bottes et retournerai dans le maquis pour combattre l’akazu », lance-t‑il à ses détracteurs.
La purge du FPR
L’heure de l’aggiornamento a sonné. En 1998, la révolte des « Kadas » (cadres) va jeter les bases du « nouveau Rwanda ». En février, lors d’un premier « conclave » (Kicukiro I), le comité exécutif national du FPR se dote d’un nouveau leadership, Paul Kagame remplaçant Alexis Kanyarengwe au poste de président du parti. Et en décembre, lors d’une réunion du bureau politique élargi (Kicukiro II), les doléances sont mises sur la table…
Un mois plus tard, la purge est officialisée. Plusieurs figures historiques du FPR quittent le gouvernement ou sont mises sur la touche. Dans le même temps, Kicukiro sonne le glas d’un gouvernement d’union nationale vu comme un « rassemblement des mangeurs ». Assumant désormais ouvertement sa prééminence, le FPR confie ses rênes et celles du pays à Paul Kagame. En avril 2000, celui-ci est désigné président de la République par le Parlement, en remplacement de Pasteur Bizimungu.
Repenser le pays chaque semaine
« La révolte des Kadas a abouti à la configuration du Rwanda actuel, où Paul Kagame se retrouve au centre du jeu », analyse Jean-Paul Kimonyo. Il imprime aussitôt sa marque : un pouvoir fort et centralisé, fondant son action sur de larges consultations. Tous les responsables de l’époque se souviennent ainsi des « samedis d’Urugwiro » – du nom du complexe hébergeant la présidence de la République.
« Il s’agissait en quelque sorte d’états généraux réunissant les différents segments de la société rwandaise : partis politiques, organisations de la société civile, représentants religieux… », se souvient Valens Munyabagisha, ancien ambassadeur et sénateur, passé par plusieurs ministères. Chaque samedi, de mai 1998 à mars 1999, ces réunions informelles posent les fondations d’un nouveau projet de développement, qui se veut consensuel et inclusif. « C’est là, par exemple, qu’a été forgé le projet Vision 2020 », ajoute Valens Munyabagisha.
C’est là aussi qu’est conceptualisée l’une des spécificités du nouveau Rwanda : les « home grown solutions » – des initiatives endogènes inspirées des traditions du Rwanda précolonial –, au premier rang desquelles les gacaca, ces tribunaux populaires qui permettront de juger sur les collines, de 2002 à 2012, des centaines de milliers de personnes impliquées dans le génocide.
Autre priorité : la mise en place d’institutions censées favoriser une gouvernance vertueuse, intraitable envers la corruption.
Autodétermination
« La singularité du Rwanda, c’est cette détermination à promouvoir la transparence et à contraindre chaque responsable public à rendre des comptes, estime Giles Muhame, fondateur du site d’information Chimp Reports et président de l’Association ougandaise des médias en ligne. À tous les échelons, les Rwandais se distinguent par un sens aigu de la discipline et de ce que leur dignité leur commande. »
« Au lendemain du génocide, nous avons vu défiler beaucoup de donneurs de leçons, ironise Vincent Biruta, l’actuel ministre des Ressources naturelles, par ailleurs président du Parti social-démocrate (PSD). Des États, des bailleurs de fonds ou des ONG prétendaient vouloir notre bien tout en cherchant à nous orienter. Or, derrière les récents succès du Rwanda, il y a cette capacité à affirmer notre propre vision : tous les soutiens sont les bienvenus, mais c’est nous qui déterminons ce que sont nos problèmes et nos priorités. »
À Kigali, l’agaciro (« dignité », en kinyarwanda) est un leitmotiv.
Une « dictature déguisée » ?
Quant au système atypique de « consensus politique » cher au régime, Vincent Biruta y voit « une conséquence que [le Rwanda a] tirée des échecs de la politique de confrontation des années 1960 à 1990 ». Désormais, selon un observateur européen proche du régime, le Rwanda fait sienne « la critique constructive » : les doléances s’y expriment mezza voce, via des consultations régulières entre le sommet de l’État et la base, « sans hurler ni manifester ».
« Les principes démocratiques sont de portée universelle », relativise l’opposant Frank Habineza, qui aura attendu quatre ans avant que son parti soit officiellement reconnu. « La critique constructive et le consensus devraient représenter des ingrédients additionnels dès lors que ces principes universels sont garantis. »
Or, selon cet ancien militant du FPR, « les opinions divergentes sont insuffisamment prises en compte au Rwanda ». Une critique régulièrement formulée par les organisations internationales de défense des droits de l’homme, qui voient dans le « modèle rwandais » une dictature déguisée.
« Si le Rwanda de Paul Kagame passe pour un mouton noir, c’est parce que nous dérogeons à tout ce que l’Occident attend d’un pays africain, ironise Thierry Kevin Gatete. Nous nous sommes relevés sans accepter la moindre tutelle, et au parrainage des ONG nous préférons celui des investisseurs. »
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