Esclavagisme et colonisation : quand le Portugal sort de l’amnésie
Avec Lisbonne capitale ibéro-américaine de la culture, la ville affronte son passé, exhumant une longue histoire esclavagiste et coloniale occultée par les grandes « découvertes » des explorateurs, d’Henri le Navigateur à Vasco de Gama.
C’est une caravelle de pierre blanche portant sa proue contre les eaux du Tage, non loin de l’embouchure où il se jette dans l’Atlantique. Érigé en 1960 dans le quartier de Belém, à Lisbonne, le Padrão dos Descobrimentos (« monument des découvertes ») célèbre le souvenir des navigateurs portugais des XVe et XVIe siècles, au premier rang desquels Henri le Navigateur, qui se tient à l’avant de l’édifice.
Emblématique du style salazariste, le Padrão est accompagné, au nord, par une mosaïque de 50 m de diamètre représentant une rose des vents et un planisphère où sont détaillées les « découvertes » des explorateurs. Ce n’est donc pas tout à fait un hasard si c’est ce lieu qu’António Pinto Ribeiro, le coordinateur général de l’année ibéro-américaine de la culture, a choisi pour raviver la mémoire des Portugais.
« Paradis perdu »
Symbole de la colonisation portugaise et de la dictature de Salazar, le Padrão illustre bien l’amnésie d’un pays qui a détenu des colonies jusque dans les années 1970 (Angola, Mozambique, São Tomé, Cap-Vert…). Or c’est dans les salles qu’il abrite qu’est programmée, jusqu’au 2 avril 2017, « Al final del paraíso », une exposition du Mexicain Demián Flores. Ses mosaïques à lui sont temporelles : des eaux-fortes de petite taille montrant les chocs et les contaminations entre différentes sphères de production culturelle.
On a un peu évoqué la colonisation après 1975, mais il y a une énorme blessure, c’est compliqué…
En termes simples, l’artiste travaille à partir d’images anciennes, essentiellement occidentales, qu’il modifie et transforme en introduisant des éléments, symboliques ou non, en rapport avec l’identité, la mémoire ou la vie quotidienne des populations autochtones d’Amérique. Ici, il s’attaque aux regards européens qui font de l’indigène soit un anthropophage, soit un « bon sauvage ». Utilisant des gravures du Liégeois Théodore de Bry (1528-1598) sur les expéditions en Amérique ou le Codex Borbonicus (ouvrage rituel aztèque, possiblement préhispanique), Flores propose une relecture subtile de l’Histoire et une critique actuelle sur la notion de « paradis perdu ».
Racisme ordinaire
Ce n’est qu’un début, puisque les mêmes salles accueilleront cette année deux autres expositions visant à rafraîchir la mémoire des Portugais quant à leur passé : « Racisme et citoyenneté » à partir du 7 mai et « Atlantique rouge », sur l’esclavage, à partir du 14 octobre. « On s’est rendu compte que l’esclavage était quasi absent des programmes scolaires, confie António Pinto Ribeiro. Cette année, on va en parler beaucoup ! C’est un thème important, comme la colonisation. On l’a un peu évoqué quand les Portugais sont revenus au pays, après 1975, mais il y a une énorme blessure, c’est compliqué… »
C’est compliqué, et il n’est pas le seul à le dire. Attablée au restaurant Cantinho do Aziz, où l’on sert des spécialités mozambicaines, l’actrice Zia Soares poursuit dans le même sens : « Concernant la colonisation, les discussions sont toujours très superficielles. Nous ne pouvons pas en parler de manière ouverte, en partie pour ne pas se heurter les uns les autres. Le racisme est très fort ici, il s’exprime par petites remarques, tous les jours, et la plupart du temps nous affectons de ne rien voir. Les prétendues découvertes portugaises sont toujours considérées comme une grande réussite, et l’esclavage est peu présent dans les livres. »
Mémoire parcellaire
Membre du théâtre Griot, Zia Soares est née à Bié, dans le sud de l’Angola, d’où est originaire sa mère, son père venant lui du Timor, autre ancienne colonie portugaise. Pour elle, les Africains de Lisbonne – Angolais, Mozambicains, Cap-Verdiens – se retrouvent autour de la nourriture et de la musique, à la Casa de Angola, au B.Leza ou au Polo Cultural Gaivotas, quartier général du théâtre Griot, seule compagnie où tous les acteurs sont noirs. « Mais les Africains d’ici n’ont pas l’habitude d’aller au théâtre, dit Soares. Ils pensent que ce n’est pas pour eux. Notre travail, c’est de faire changer les choses dans l’esprit des gens, de construire une nouvelle audience. »
Notre économie dépend beaucoup de l’Angola, du coup c’est plutôt tabou dans le discours
Combler les lacunes d’une mémoire parcellaire, António Pinto Ribeiro s’y emploie depuis des années avec énergie, préférant toujours favoriser le dialogue et donner la parole aux artistes. Il l’a fait pendant des années avec le programme Proximo Futuro de la Fondation Gulbenkian, il continue aujourd’hui avec la municipalité de Lisbonne et l’année ibéro-américaine de la culture. Son programme tient en quelques mots subtilement imbriqués : « la question indigène, les afrodescendants, les migrations, la pensée et la création contemporaine ».
Archives
Ainsi, plusieurs lieux de culture de Lisbonne (Académie militaire, Musée national d’art contemporain, Bibliothèque nationale du Portugal…) ont été invités à exposer des objets ou des documents sur l’esclavage tirés de leurs collections, dans le cadre du projet Testemunhos da Escravatura – Memória africana. Mieux encore, une carte toponymique des lieux de la présence africaine depuis le XVIe siècle sera publiée dans le courant de l’année, permettant aux Lisboètes comme aux touristes de toucher du doigt une réalité historique différente.
Les rares créateurs et artistes qui se battent depuis des années pour promouvoir la diversité et éveiller les mémoires y trouveront une forme de soutien à leur travail. Parmi eux, le metteur en scène Rogério de Carvalho (Angola), la chorégraphe Marlène Monteiro Freitas (Cap-Vert), le photographe Délio Jasse (Angola), la plasticienne Angela Ferreira (Mozambique) et bien entendu l’écrivain António Lobo Antunes, qui a longuement évoqué son expérience de médecin durant la guerre en Angola et proposé une relecture du passé « glorieux » du Portugal.
Les raisons du tabou
« L’un des premiers documents produits sur l’oppression portugaise est Papéis da Prisão, de l’écrivain angolais José Luandino Vieira, qui évoque les années qu’il a passées en prison dans le camp de Tarrafal, au Cap-Vert », indique Pinto Ribeiro. Pour expliquer la lenteur du processus mémoriel, certains invoquent le poids de la dictature qui étouffa le pays jusqu’en 1974, d’autres la faible « masse critique » que représente l’immigration – entre 200 000 et 400 000 personnes sur 10 millions d’habitants, d’autres enfin les relations économiques complexes liant Lisbonne à Luanda. « Notre économie dépend beaucoup de l’Angola, soutient Zia Soares, du coup c’est plutôt tabou dans le discours. »
C’est plus la condition sociale que la couleur de peau qui détermine le racisme
Pour l’heure, ce sont surtout des descendants de colons rentrés au pays qui portent le discours sur la colonisation, à l’instar de la romancière Dulce Maria Cardoso (Le Retour). Quant aux auteurs issus d’autres sphères linguistiques, ils ne sont guère disponibles : « Bien sûr, nous lisons José Eduardo Agualusa, Mia Couto, Pepetela, Ondjaki, mais il est difficile de trouver des traductions d’autres auteurs, poursuit Soares. On n’a que ceux qui écrivent en portugais. Je demande à ma sœur de me rapporter des livres de Londres… »
Les banlieues, reflets du rejet
« Au fond, on a parfois l’impression que nous avons des relations avec nos anciennes colonies depuis une quarantaine d’années alors que nous avons mis le pied là-bas il y a cinq cents ans, explique António Brito Guterres, universitaire spécialisé dans les questions urbaines. Peu de gens connaissent les Mémoires de Fernanda do Vale (A Preta Fernanda), qui témoignent de la très ancienne présence cap-verdienne à Lisbonne. Ici, on a complètement effacé toutes ces influences. » Et pourtant, il suffit de s’éloigner un peu du centre-ville pour comprendre à quel point penser le passé pourrait contribuer à apaiser les tensions sociales qui touchent notamment la banlieue.
Le rap s’allie au batuke et à la kizomba, le hip-hop se créolise…
Sur la petite colline de Cova da Moura, ambiance cap-verdienne. Un ghetto, diraient certains, un « village » bâti grâce à une forme de solidarité traditionnelle, le Djunta Mon (« joindre les mains »), où les rues s’animent parfois aux rythmes du Kola San Jon, selon d’autres. Impossible de s’y tromper, pourtant, nous sommes là dans une banlieue pauvre, où la survie se gère au quotidien. « Nous ne sommes pas acceptés, assène Paulo F., qui se dit défenseur du droit à l’autodétermination des Africains, encore moins que les homosexuels ! Pour les autorités, nous sommes l’ennemi. Moi je chante, je rappe, je veux construire quelque chose. Et quand c’est nécessaire, je vole. Je ne dirai pas à un enfant de le faire, mais je le fais. »
Pour Pinto Ribeiro, « au Portugal, c’est plus la condition sociale que la couleur de peau qui détermine le racisme. » En fragilisant le lien social, l’actuelle politique de relogement contribue à renforcer le rejet des plus pauvres, mais, à en croire Guterres, les expressions culturelles continuent de se mélanger et de se féconder : le rap s’allie au batuke et à la kizomba, le hip-hop se créolise… Sans doute le chemin est-il encore long avant que Lisbonne ne regarde son histoire en face, mais les premiers pas ont été faits.
LES COLONS QUI MARQUAIENT LEUR TERRITOIRE
Au fur et à mesure qu’ils progressaient dans leur découverte du monde, les explorateurs portugais avaient l’habitude de planter des piliers de pierre surmontés d’une croix ou du blason de leur pays et d’une inscription.
Diogo Cão (1450-1486), qui fit deux longs voyages le long des côtes de l’Afrique, plaça vraisemblablement le premier padrão à l’embouchure du fleuve Congo en 1483. Le monument aux découvertes (Padrão dos Descobrimentos) tire son nom de cette pratique.
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