Tunisie : pour Yadh Ben Achour, « une révolution politique n’entraîne pas forcément une révolution culturelle »
Acteur clé de l’après-14 janvier 2011, l’ancien président de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution vient de publier un livre-témoignage passionnant. Et a accepté, en exclusivité pour Jeune Afrique, de revenir sur le cheminement chaotique de la jeune démocratie tunisienne. Interview.
La révolution qui a balayé le régime sclérosé de Zine el-Abidine Ben Ali l’a propulsé sur le devant de la scène. Le gouvernement de transition dirigé par Mohamed Ghannouchi cherchait une autorité morale et un garant. Le nom de Yadh Ben Achour s’est imposé comme une évidence quand il s’est agi de désigner le président de la commission de la réforme politique.
Sa mission ? Purger la Constitution de ses dispositions scélérates, réécrire la loi électorale et la loi sur les partis pour permettre l’organisation des premières élections libres et pluralistes de l’histoire du monde arabe. Au fil de ses élargissements successifs, dictés par la logique révolutionnaire, la « commission Ben Achour » se transformera en Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution et fera office de véritable « Parlement de la révolution tunisienne ».
Avant-gardiste
Spécialiste de droit public, ancien doyen de la faculté des sciences juridiques de Tunis, réputé pour son érudition et son indépendance d’esprit, Ben Achour était sans doute l’un des seuls à pouvoir relever pareil défi. Dix-neuf ans auparavant, il avait bravé Ben Ali en démissionnant du Conseil constitutionnel pour protester contre la vassalisation de cet organe, transformé en rouage au service de l’exécutif.
À travers son œuvre, foisonnante, commencée en 1980, il a développé une réflexion ample et érudite sur l’État nouveau postcolonial, la philosophie des droits de l’homme et la théorie politique islamique. Aux fondements de l’orthodoxie sunnite, publié en 2008, n’a ainsi pas pris une ride. Ce livre indispensable représente une formidable anticipation du phénomène Daesh.
Acteur clé de l’après 2011
Tunisois issu d’une prestigieuse lignée d’oulémas originaire d’Andalousie, Yadh Ben Achour, 71 ans, a de qui tenir. Son père, le cheikh Mohamed Fadhel Ben Achour, un religieux progressiste, féministe avant l’heure, a été le premier président de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), de 1946 à 1947. Son grand-père, le cheikh Mohamed Tahar Ben Achour, est considéré comme l’un des plus éminents théologiens réformistes du XXe siècle. Son œuvre fait toujours autorité au Maghreb comme au Machrek.
Acteur clé du processus révolutionnaire, devenu conscience vigilante de la société civile sous le gouvernement de la troïka présidé par les islamistes d’Ennahdha entre décembre 2011 et janvier 2014, Yadh Ben Achour a consigné son témoignage dans un livre exceptionnel, Tunisie, une révolution en pays d’islam (Cérès, décembre 2016).
En exclusivité pour JA, il a accepté de revenir sur le cheminement chaotique de la jeune démocratie tunisienne, les acquis et les insuffisances de la nouvelle Constitution et les métamorphoses de l’islamisme politique. Des questionnements brûlants et un diagnostic sans concessions.
Jeune Afrique : La révolution tunisienne a suscité l’admiration du monde et a servi d’inspiration à ce que l’on a par la suite appelé, peut-être abusivement, le Printemps arabe.
Les islamistes et leurs alliés ont nettement remporté les premières élections, en octobre 2011. Pourtant, les travaux de la Constituante ont accouché d’une Constitution moderne et à bien des égards avant-gardiste. Comment l’expliquez-vous ?
Yadh Ben Achour : La société civile et les forces progressistes et modernistes ont déployé toute leur énergie pour lutter contre les tentatives d’islamisation de l’État et de la société. Cette résistance a permis de contrecarrer le projet théocentrique. L’héritage de Habib Bourguiba, père de l’indépendance et bâtisseur de l’État, a incontestablement pesé dans la balance.
Mais cet héritage – la sécularité de l’État, la séparation du politique et du religieux – s’inscrit lui-même dans une tradition réformiste qui remonte au milieu du XIXe siècle. L’acte fondateur par excellence fut l’abolition de l’esclavage, décidée en janvier 1846 par Ahmed Bey. La Tunisie, depuis cette période, est le théâtre d’un antagonisme entre le mouvement modernisateur et une tendance arabo-islamiste et théocentrique, hostile à la modernisation, dans son principe et ses excès. Cette tendance, dont Ennahdha représente le dernier avatar, a toujours été présente.
Par définition, une révolution déstabilise l’État, fatigue la société et crée des aspirations énormes.
Elle a vigoureusement combattu le réformisme de Kheireddine, en 1877, s’est opposée aux écrits de Tahar Haddad sur l’émancipation des femmes dans les années 1920, a épousé la dissidence de Salah Ben Youssef contre Bourguiba pendant la crise de l’indépendance, entre 1955 et 1956. Mais, tout au long du siècle et demi écoulé, l’initiative a toujours été du côté de la modernisation, qui imprimait son rythme à l’Histoire.
L’immense changement qui s’est opéré après la révolution de 2011, c’est que, pour la première fois, l’initiative a changé de mains ; les tendances nationalistes et théocentriques ont pris les rênes du pouvoir et été à la manœuvre, et les modernistes se sont retrouvés acculés, sur la défensive. Le changement de perspective a été radical.
Mais l’accumulation historique du long phénomène de modernisation entamé au XIXe siècle ne pouvait être rayée d’un trait de plume. Des compromis ont été trouvés grâce à la sagesse de tous les acteurs, et la Tunisie a évité le pire. Il convient cependant d’être prudent : cette grande affaire n’est pas encore achevée. Il peut encore y avoir des surprises.
Le schéma initial de la transition politique, arrêté au lendemain de la révolution, prévoyait la tenue rapide d’une présidentielle. Ce schéma a été bouleversé après la grande manifestation « Kasbah II » du 26 février 2011. Vous révélez dans votre livre qu’en réalité l’option de la Constituante avait été décidée cinq jours auparavant, au cours d’une réunion organisée par le président provisoire, Fouad Mebazaa.
Effectivement, le président Mebazaa nous a réunis en urgence le 21 février au palais de Carthage. Il avait invité autour de la table le Premier ministre Mohamed Ghannouchi, le ministre de la Défense Abdelkrim Zebidi, le chef d’état-major Rachid Ammar et moi-même, en qualité de président de la Haute Instance.
Quatre scénarios de sortie de crise ont été examinés : le maintien du plan initial (la présidentielle), des législatives anticipées, la tenue d’un référendum constitutionnel ou, ultime option, la convocation d’une Constituante. Depuis plusieurs semaines déjà, la rue bougeait et la contestation enflait. Le schéma initial auquel certains voulaient se cramponner était rejeté.
Les constituants ont voulu trop bien faire. Ils ont pris à la lettre la théorie de Montesquieu sur la séparation des pouvoirs
L’idée de la Constituante avait été lancée, elle avait pris dans l’opinion. Nous avons débattu des avantages et des inconvénients de chaque formule, mais nos analyses convergeaient : nous étions conscients des risques de la Constituante – lesquels se sont vérifiés par la suite –, mais nous n’avions pas le choix. L’État, à ce moment-là, était trop fragile, et la pression de la rue trop forte.
Mais alors, si l’idée de la Constituante était déjà actée, pourquoi Mohamed Ghannouchi a-t‑il démissionné au lendemain de la manifestation du 26 février ?
Mohamed Ghannouchi ne voulait pas s’accrocher au pouvoir. Il avait été très marqué par une scène de la veille. Dans la foule, un manifestant barbu avait réclamé son exécution (« i‘dâm »). Le lendemain, nous nous sommes retrouvés au palais de Carthage avec le président et le Premier ministre. Ce dernier nous a expliqué qu’il fallait qu’il s’en aille « pour le bien de la Tunisie ». Puis il s’est tourné vers moi et a dit, avec un mélange d’humilité et de résignation : « Si Yadh, c’est une révolution ! » Sa décision était irrévocable, il comptait la prendre de toute façon, mais elle a été précipitée à cause de l’incident de la veille.
Le président Mebazaa a repris la parole, et la discussion a porté sur le successeur de Ghannouchi. Deux noms ont été évoqués : Béji Caïd Essebsi et Mohamed Ennaceur [actuel président de l’Assemblée des représentants du peuple, à l’époque ministre des Affaires sociales]. Le président a tranché en faveur de BCE.
Quel jugement portez-vous sur la Constitution du 27 janvier 2014, adoptée après des débats homériques ?
Au niveau des principes généraux, c’est une excellente Constitution. Mais, au niveau du fonctionnement du régime, les constituants ont voulu trop bien faire. Ils ont pris à la lettre la théorie de Montesquieu sur la séparation des pouvoirs sans en saisir la finesse de la pensée. La Constituante a travaillé dans un pur esprit d’abstraction sans tenir compte des réalités de notre pays et de ses faibles capacités en matière de discipline démocratique.
L’abstention progresse d’élection en élection, les partis sont discrédités, leurs chefs sont à court d’idées et l’État semble impuissant.
Sans tenir compte non plus des avis et du projet rédigé par le groupe d’experts missionné par la Haute Instance. Elle a voulu partir d’une « feuille blanche ». Le résultat, ce sont des institutions complexes, difficiles à manier, un exécutif dédoublé, un Parlement aux pouvoirs immenses, des procédures pour régir les rapports entre le gouvernement et le Parlement très compliquées et chronophages.
Faut-il la réviser ?
Cette Constitution nous a beaucoup coûté en temps, en énergie, en négociations. Son élaboration est devenue l’affaire de tout un peuple. Il ne faut pas y toucher tant que nous ne serons pas dans un état de nécessité absolue. Ce ne serait pas judicieux. Aujourd’hui, malgré tout, le système fonctionne, même si tout est déformé, car, dans les faits, le président de la République occupe une place qui n’existe pas dans les textes.
Le mode de scrutin à la proportionnelle au plus fort reste a été choisi par la Haute Instance pour les élections d’octobre 2011 et a été reconduit pour les législatives d’octobre 2014. Difficile à comprendre, il favorise l’atomisation des forces politiques. Ne faudrait-il pas l’amender ou le changer pour dégager des majorités plus claires et améliorer la gouvernance du pays ?
Je pense que le vrai problème est ailleurs : il se situe au niveau du fonctionnement des partis et de l’approche de la vie politique. Ce qui manque le plus en Tunisie, c’est un certain sens de la déontologie politique et de la retenue. La proportionnelle au plus fort reste permet d’éviter deux écueils : l’effritement de la représentation avec une prolifération des petits partis et, inversement, l’hégémonie d’une seule formation.
Ce mode de scrutin convenait à la nature de l’élection d’octobre 2011. Il a été pérennisé ensuite. Mais est-ce à cause du mode de scrutin si les partis se déchirent ou se disloquent, à l’instar du Congrès pour la République [CPR] ou de Nidaa Tounes ? Est-il à l’origine des guerres de positionnement et des conflits de leadership qui atteignent aujourd’hui les autorités publiques elles-mêmes ?
Le blocage actuel du Conseil supérieur de la magistrature, les conflits à l’intérieur de l’Instance Vérité et Dignité [IVD] et entre celle-ci et le tribunal administratif n’ont rien à voir avec le mode de scrutin, ils sont le reflet d’un déficit de déontologie politique.
Vous évoquez le chemin indéniable accompli en matière de droits et de libertés. Diriez-vous que la société tunisienne est devenue plus tolérante ?
La société, je ne pense pas, le régime politique, oui. Nous sommes devenus un pays plus libre, pluraliste, nous avons acquis de nouveaux droits. Mais la libération des forces modernisatrices, démocratiques et laïques a provoqué une réaction dans la société, réaction qui prend parfois une tournure agressive.
Le débat sur l’homosexualité est un bon exemple. Il est hystérisé. La nouveauté, c’est que l’homosexualité fait maintenant partie du débat public. Une révolution politique n’entraîne pas forcément dans son sillage une révolution culturelle. Elle peut au contraire crisper certaines tendances dans les couches profondes de la société. Mais tous ces problèmes finiront par se résorber si nous continuons à pratiquer la démocratie.
La démocratie est une nouvelle conquête. Pourtant, beaucoup de Tunisiens sont aujourd’hui désenchantés. L’abstention progresse d’élection en élection, les partis sont discrédités, leurs chefs sont à court d’idées et l’État semble impuissant.
Les procédures de prise de décision se sont complexifiées. Elles peuvent tuer les meilleures idées.
Par définition, une révolution déstabilise l’État, fatigue la société et crée des aspirations énormes, notamment en matière de justice sociale. Ces aspirations sont impossibles à satisfaire à court terme à cause de la faiblesse des ressources disponibles. D’où ce paradoxe terrible : plus on a besoin de réformes, moins on est en mesure de les accomplir.
Le diagnostic est fait, les déséquilibres du pays sont connus de tous : les disparités régionales, le chômage des jeunes diplômés, la crise de l’investissement, des industries extractives, du tourisme. Tous ces problèmes sont urgents. Ils vont tarauder tous les gouvernements qui se succéderont, quelles que soient leurs tendances, et monopoliseront l’attention au détriment des réformes. L’État s’est affaibli, les procédures de prise de décision politique et administrative se sont complexifiées. Elles peuvent tuer les meilleures idées. Effectivement, cela brosse un tableau d’ensemble plutôt inquiétant.
Dans vos premiers livres, votre réflexion faisait la part belle aux défis de l’État nouveau postcolonial, démocratique dans son principe, autoritaire dans sa pratique, et pris au piège des surpromesses de développement, qu’il était incapable de tenir. Vos derniers ouvrages font plus de place aux considérations culturelles et au poids de l’orthodoxie religieuse comme explications de la crise arabe contemporaine. Si l’État nouveau avait réussi, aurions-nous vécu, partout, cette séquence du retour au religieux ?
Sans doute. C’est un retour de flamme, une réaction à laquelle il aurait fallu s’attendre. Le courant théo-nationaliste a été poussé dans ses retranchements sous Bourguiba et, en Égypte, sous Nasser. Ce modèle développementaliste s’est essoufflé, le théocentrisme a retrouvé des couleurs. Son essor peut s’interpréter, pour une part, comme une réaction naturelle contre certains excès, par exemple ceux du kémalisme en Turquie. L’histoire est dialectique.
L’affaire palestinienne, le dépeçage du Moyen-Orient, l’aveuglement des Américains expliquent le développement du jihadisme.
Mais l’on ne peut pas occulter les circonstances internationales, le jeu très dangereux des monarchies pétrolières, qui ont utilisé l’argent de l’or noir pour renforcer, partout, les conduites archaïques, erratiques et régressives. Et l’on ne doit pas passer sous silence l’impact dramatique de la politique américaine au sujet du problème palestinien.
Elle contribue à renforcer les réactions antioccidentales et, par amalgame, les réactions antimodernistes. Cette politique du deux poids, deux mesures instille la haine dans les cœurs arabes et finit par produire une sorte de démence qui trouve son paroxysme dans le terrorisme.
Précisément, Daesh marque-t‑il une rupture, une nouveauté radicale, ou s’inscrit-il dans la continuité d’Al-Qaïda, des talibans, des GIA algériens et, d’une certaine manière, du wahhabisme ?
Tous ces mouvements, auxquels il faut ajouter les Frères musulmans et les diverses organisations d’obédience salafiste, ont une base commune : ils ont l’ambition de renouer avec le modèle de l’État de Médine, le modèle califal. Les membres de cette famille vont énormément diverger au niveau de l’action politique concrète. Certains, à l’instar d’Ennahdha, finiront par accepter les institutions modernes et la démocratie.
D’autres, comme le Hizb Ettahrir, les rejetteront absolument et continueront à se réclamer du califat, sans jamais cependant verser dans la violence. D’autres encore, comme Aqmi ou Daesh, iront au terme de leur logique et, à défaut de convaincre par l’exhortation, feront appel au sabre. Daesh est une forme extrême d’un système de pensée qui n’a rien de nouveau.
Avec le temps, nous finirons bien par avoir une démocratie islamique.
Tous ces mouvements constituent autant de tentatives de réactivation du théocentrisme dans un monde musulman gagné par une sécularisation galopante depuis un siècle et demi. Mais, encore une fois, évitons les déterminismes. Ne raisonnons pas dans une perspective exclusivement religieuse. La politique internationale, l’affaire palestinienne, le dépeçage du Moyen-Orient, l’aveuglement des Américains en Irak (et celui de leur ex-allié Nouri al-Maliki) sont les véritables facteurs explicatifs du développement actuel du jihadisme.
Êtes-vous optimiste ? Croyez-vous en la possibilité d’une démocratie islamique ?
L’important n’est pas de savoir si l’on peut faire confiance aux partis qui se déclarent à la fois islamiques et démocratiques. C’est le résultat qui compte. Les partis ne sont pas des abstractions, ils évoluent dans un milieu et s’y adaptent. Je ne nie pas qu’Ennahdha appartienne à une famille culturelle dominée par le théocentrisme. Mais, en Tunisie, ce parti a été obligé de s’acclimater à son environnement.
Le plus important, ce n’est pas le parti, mais le milieu dans lequel il agit. Si ce milieu conserve la vigilance que nous lui avons connue au cours des années qui ont suivi la révolution, il n’y a pas de raison de craindre ce retour de flamme. Avec le temps, nous finirons bien par avoir une démocratie islamique. La grande confrontation se poursuit sur la scène arabe. Le plus souvent dans la division, la violence, la destruction ou la prise du pouvoir par l’armée. Mais l’Histoire avance le plus souvent de cette manière.
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