Lanceurs d’alerte : qui sont les Snowden africains ?

Sur le continent aussi, on voit émerger des lanceurs d’alerte, prêts à divulguer des documents confidentiels. En leur offrant une protection, certains pays et associations espèrent susciter des vocations.

 © Adria Fruitos pour JA

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ProfilAuteur_PierreBoisselet

Publié le 23 mars 2017 Lecture : 6 minutes.

Chaque matin, à Washington, Will Fitzgibbon relève sa boîte aux lettres électronique sécurisée avec fébrilité. Il travaille au Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), cette organisation à l’origine de quelques-unes des enquêtes de presse les plus retentissantes de ces dernières années. Parmi elles, les fameux Offshore Leaks et Panama Papers, des documents bancaires issus d’opaques paradis fiscaux. Chaque fois, c’est un lanceur d’alerte qui a transmis à l’ICIJ de gigantesques bases de données censées demeurer secrètes. « Nous sommes entrés dans une nouvelle ère de l’information, celle des leaks [“fuites”] », se réjouit Will Fitzgibbon.

L’homme a beau appartenir à l’avant-garde de cette forme moderne du journalisme d’investigation, son enthousiasme est plus nuancé lorsqu’il évoque l’Afrique, une zone qu’il supervise au sein de l’organisation. « La plupart du temps, ce sont de simples suggestions d’enquêter dans telle ou telle direction, explique-t-il. Nous n’avons jamais reçu de véritable base de données en provenance du continent. »

Il y a une nouvelle génération de jeunes qui veulent dénoncer la mal-gouvernance. Mais, s’ils le font, ils prennent des risques pour leur vie

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Pour l’heure, les Edward Snowden et autres Julian Assange africains semblent aux abonnés absents. Tous les ingrédients des grandes affaires politico-financières sont pourtant réunis sur le continent : corruption, paradis fiscaux, gestion des ressources naturelles, opérations militaires, lutte antiterroriste, dossiers sanitaires…

Enquête sur le clan Kabila

Dans les tiroirs des administrations et des services de sécurité, des documents accablants dorment en attendant leur heure. Pour mener à bien leur grande enquête, publiée en décembre 2016, sur le patrimoine du clan Kabila, les journalistes de Bloomberg en ont récupéré des centaines avant de les numériser pour pouvoir les exploiter.

« Les rassembler a représenté un travail de terrain de plus d’un an, explique Michael Kavanagh, l’un des trois coauteurs de l’enquête. Aucun lanceur d’alerte n’est venu nous voir avec un fichier exploitable. En RD Congo, même les opposants évitent de divulguer des documents. Du fait de leurs allers-retours réguliers au gouvernement, il arrive qu’ils soient eux-mêmes impliqués ou qu’ils jugent préférable de ne pas se fermer certaines portes. »

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Mais selon Henri Thulliez, le directeur de la Fondation pour l’égalité des chances en Afrique et ancien coordonnateur de l’ONG Human Rights Watch, le faible nombre de lanceurs d’alerte sur le continent est avant tout lié aux lacunes de l’État de droit. « Il y a une nouvelle génération de jeunes qui veulent dénoncer la mal-gouvernance. Mais, s’ils le font, ils prennent des risques, y compris pour leur vie », explique-t-il.

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Inciter

En Afrique du Sud, Moss Phakoe, conseiller municipal appartenant au parti au pouvoir, avait signalé à la direction de l’ANC des pratiques de corruption dans la ville de Rustenburg. En 2009, il a été assassiné à son domicile. Et le responsable du parti initialement soupçonné d’être le commanditaire du meurtre a finalement été acquitté. Ancien consultant, l’avocat libérien Michael Allison avait accepté de collaborer à une enquête de la commission nationale anticorruption qui visait la National Oil Company of Liberia. En 2015, il a été retrouvé mort sur une plage de Monrovia.

Dans ce genre de situations, on a surtout besoin d’être soutenu, y compris psychologiquement, car c’est extrêmement stressant

Depuis peu, certains pays font des efforts pour inciter les lanceurs d’alerte à sortir du bois. La Tunisie vient d’adopter une législation anticorruption en ce sens. Et depuis décembre, le Nigeria a mis en place un site internet permettant de dénoncer les fraudes, promettant même aux informateurs 2,5 % à 5 % des montants recouvrés.

Protéger

À l’origine de l’affaire dite des « biens mal acquis », le très médiatique avocat français William Bourdon ne s’en satisfait pas. Avec Henri Thulliez, il a lancé à Dakar, le 7 mars, la Plateforme de protection des lanceurs d’alerte en Afrique (PPLAAF). Comme les autres initiatives du même type, cette association de droit sénégalais dispose d’un site sécurisé permettant la transmission de documents confidentiels.

Mais son originalité réside dans l’assistance technique, juridique et médiatique qu’elle promet aux futurs lanceurs d’alertes africains. « Nous ne voulons pas les inciter à passer à l’action mais leur éviter de se mettre en danger s’ils le font », précise Henri Thulliez.

« Cette aide est cruciale », applaudit Aïcha El Basri. Cette ancienne porte-parole marocaine de la Mission des Nations unies et de l’Union africaine au Darfour (Minuad) avait fait fuiter dans le magazine Foreign Policy des centaines de documents internes à l’ONU afin de dénoncer la dissimulation de certaines exactions commises par les forces gouvernementales soudanaises. « Dans ce genre de situations, on a surtout besoin d’être soutenu, y compris psychologiquement, car c’est extrêmement stressant », témoigne-t-elle.

Journalistes et activistes

Au conseil d’administration de la PPLAAF, on trouve aussi le Sénégalais Alioune Tine, directeur du bureau d’Amnesty international Afrique de l’Ouest et du Centre, le célèbre juge espagnol Baltasar Garzon ou la réalisatrice franco-égyptienne Jihan El-Tahri. L’association dispose pour l’instant de deux salariés : la journaliste d’investigation sud-africaine Khadija Sharife et l’activiste sénégalo-cap-verdien Charles Sanches, un ancien du Comité international de la Croix-Rouge.

L’ensemble est financé par la Fondation pour l’égalité des chances en Afrique, de l’homme d’affaires mauritanien Mohamed Ould Bouamatou, client de maître Bourdon en disgrâce à Nouakchott et qui vit exilé au Maroc.

Exfiltration

En RD Congo, Richard Vasadidi, lui, recherche des bienfaiteurs – y compris dans les rangs des opposants – pour faire fonctionner sa structure. Cet ex-directeur de l’audit interne de BGFIBank à Kinshasa a créé, en janvier, l’association de droit français « Transparence, gouvernance et conformité » pour lutter contre la corruption. Il entend aider ses ex-collègues du secteur financier à dévoiler les scandales dont ils ont connaissance.

En échange, ceux-ci réclament souvent une protection, voire une exfiltration préalable pour eux et leur famille. Les ambassades et autres missions de l’ONU font office de premier refuge. Jean-Jacques Lumumba, également ancien cadre de la BGFIBank à Kinshasa – et petit-neveu de feu Patrice Lumumba – en sait quelque chose. Avant de fuir son pays, en 2016, avec des centaines de documents et de les mettre à la disposition du quotidien Le Soir, il avait obtenu de la diplomatie belge qu’elle mette à l’abri sa famille, restée à Kinshasa, en attendant son exfiltration.

Méfiance exigée 

Si ce schéma devenait systématique, la promesse d’un visa pour l’Europe ne risquerait-elle pas de constituer la motivation principale de certains lanceurs d’alerte ? Au risque que certains, peu scrupuleux, en viennent à frelater des documents à charge ? « Nous mènerons des enquêtes sur leur crédibilité avant de diffuser leurs informations », promet Henri Thulliez.

Si la PPLAAF ne s’interdit pas d’assister ses futurs protégés dans le cadre d’une demande d’asile, l’association privilégie la préservation de leur anonymat. « Il n’est pas toujours nécessaire qu’un lanceur se dévoile », assure Henri Thulliez, qui rappelle que « la source des Panama Papers n’est toujours pas connue ».

Interface

Une garantie de sécurité qui, cependant, pose question. La PPLAAF se réserve en effet la possibilité de ne pas révéler l’identité d’un lanceur d’alerte aux journalistes avec lesquels elle travaille – une dizaine ont été sélectionnés à ce jour. La plateforme leur interdira, en tout cas, de la rendre publique et, pour s’en assurer, est susceptible d’exiger une relecture des articles avant publication. Un rôle d’interface en contradiction avec les usages en la matière.

« Il y a toujours un risque que nous soyons instrumentalisés, constate Will Fitzgibbon. Par exemple, nous sommes méfiants vis-à-vis des informations qui nous parviennent en période électorale. Nous nous imposons des conditions avant de publier : avoir la certitude que les documents sont authentiques et que l’information répond à l’intérêt général, et surtout préserver notre contrôle journalistique. Nous refusons de nous faire dicter un calendrier ou un droit de regard par une source. » Les apprentis lanceurs d’alerte sont prévenus.

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