Cinéma : dans « les Figures de l’ombre », des scientifiques africaines-américaines à la conquête de l’espace

Avec « Les Figures de l’ombre », le réalisateur Theodore Melfi rend hommage à trois Africaines-Américaines dont les travaux furent cruciaux pour la conquête de l’espace. Katherine Johnson, la seule à être toujours en vie, a aujourd’hui 98 ans.

Mary Jackson, en 1977. Elle fut la première femme noire ingénieure de la Nasa, un poste supérieur à celui des « simples » mathématiciens du centre de recherche de Langley. © NASA/donaldson collection/getty images

Mary Jackson, en 1977. Elle fut la première femme noire ingénieure de la Nasa, un poste supérieur à celui des « simples » mathématiciens du centre de recherche de Langley. © NASA/donaldson collection/getty images

Renaud de Rochebrune

Publié le 14 mars 2017 Lecture : 6 minutes.

En novembre 2015, Barack Obama remettait à une dame de 95 ans, Katherine Johnson, la médaille présidentielle de la Liberté, la plus haute distinction civile américaine. L’événement, alors, ne fit pas grand bruit. Et, pourtant, il aurait pu permettre d’évoquer une histoire étonnante et méconnue, dont l’héroïne principale fut, dans les années 1950 et 1960, cette femme qui, en compagnie d’autres Africaines-Américaines, compta parmi ceux qui rendirent possible la conquête de l’espace aux États-Unis.

Un film au box-office

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Il aura fallu plus d’un demi-siècle pour que Katherine Johnson obtienne à la Maison-Blanche, à l’orée de sa vie, une reconnaissance à la hauteur de ses mérites.

Mais aujourd’hui, à peine un an et quelques mois plus tard, son histoire et celle de deux de ses amies et collègues de travail – Dorothy Vaughan et Mary Jackson – sont très largement popularisées grâce à la sortie d’un livre et, surtout, d’un film tous deux judicieusement titrés Les Figures de l’ombre.

Le dénombrement et le calcul m’apparaissant comme un moyen de mieux comprendre le monde.

Le long-métrage sur le parcours de ces trois scientifiques noires, il y a plus de cinquante ans, sujet a priori peu à même de concurrencer les aventures de superhéros sur les écrans, a obtenu, à la surprise de beaucoup, un succès énorme dès sa sortie aux États-Unis, fin décembre 2016. Et il poursuit depuis, outre-Atlantique, un parcours remarquable – en tête du box-office pendant plusieurs semaines en janvier et encore aujourd’hui parmi le top 10 – avant, à en croire les promesses des avant-premières, de connaître un sort identique dans le monde entier.

La passion des chiffres

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Née en 1918 dans une famille de la classe moyenne noire en Virginie occidentale, Katherine Johnson possède dès sa plus tendre enfance – « dès ma naissance », ose-t-elle affirmer – un don pour les chiffres : « Je comptais sans arrêt les marches de la maison […], le dénombrement et le calcul m’apparaissant comme un moyen de mieux comprendre le monde, de voir la vraie nature des choses et ce qu’elles signifient. »

Katherine Johnson à Langley en 1966. Distinguée par Barack Obama en 2015, elle est actuellement l’unique survivante du trio féminin de choc qui apparaît dans Les Figures de l’ombre. © Nasa

Katherine Johnson à Langley en 1966. Distinguée par Barack Obama en 2015, elle est actuellement l’unique survivante du trio féminin de choc qui apparaît dans Les Figures de l’ombre. © Nasa

Rapidement considérée comme une élève exceptionnelle, elle franchit en avance les classes successives avant de se faire remarquer, à 18 ans, par l’un de ses professeurs, William Schieffelin Claytor, l’un des tout premiers Africains-Américains à avoir obtenu un doctorat (PhD) en mathématiques, dans l’entre-deux-guerres. Alors qu’elle est déjà diplômée en mathématiques et en français, il lui conseille de poursuivre des études supérieures, malgré les lois ségrégationnistes qui rendent alors ce projet très difficile à concrétiser.

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Combative, elle fera partie, à 19 ans, du trio d’étudiants qui réussiront à obtenir non sans mal la « déségrégation » de la West Virginia University Graduate School. Ne se plaisant guère dans cette université, elle se consacrera bientôt à l’enseignement, sans abandonner pour autant sa passion des chiffres.

Des « ordinateurs humains »

Jusqu’à ce qu’un jour de 1952 elle apprenne que la Naca, l’ancêtre de la Nasa (National Aeronautics and Space Administration), cherche à recruter parmi les Africaines-Américaines pour son centre de recherche de Langley, en Virginie, ce qu’on appelle alors des « computers », autrement dit ces calculateurs qui travaillent avec du papier et des crayons et qu’on qualifiera bientôt d’« ordinateurs humains », afin qu’ils mettent leurs compétences au service d’avancées technologiques.

Il ne s’agissait pas alors de discrimination positive en faveur des femmes – la Seconde Guerre mondiale terminée, on a renvoyé chez elle la célèbre Rosie la riveteuse et elles ne sont plus du tout prioritaires pour les travaux que peuvent accomplir les hommes – ou en faveur des Noirs, mais d’une volonté de trouver pour ce travail ardu une équipe excellente qu’on pourrait payer à vil prix…

Ségrégation

Ladite équipe est reléguée dans un bâtiment annexe du centre car il n’est pas question que ses membres se mélangent avec des collègues blancs, mais il ne se passe guère de temps avant que les responsables de Langley, repèrent les extraordinaires capacités de cette Katherine Johnson, qui est bientôt invitée, seule Noire parmi une pléthore de chercheurs et d’ingénieurs superdiplômés, à rejoindre la « Langley flight research division », le saint des saints de ce lieu où l’on se prépare à l’aventure spatiale.

Quel que soit le problème, il peut être résolu. Que ce soit par une femme… ou par un homme, si on lui donne beaucoup de temps.

Là, il lui faut s’imposer en surmontant quantité d’obstacles, à commencer par le kilomètre qu’elle doit parcourir chaque fois qu’elle veut se soulager puisque, dans les années 1950 encore, elle était condamnée dans la très raciste Virginie à n’utiliser que des toilettes réservées aux Noirs !

Calculs à la main

Quoi qu’il en soit, la « supercalculatrice » surprend encore ses supérieurs en se montrant non seulement compétente mais aussi créative, refusant de se livrer à une tâche sans comprendre comment elle a été conçue et à quoi elle sert. Ce qui lui permet, malgré une vie quotidienne difficile, après la mort de son mari et alors qu’elle élève seule ses trois enfants, d’être prise suffisamment au sérieux pour devenir celle qui calculera, en 1961, la trajectoire de la fusée d’Alan Shepard, le premier Américain à rejoindre l’espace au cours d’un vol orbital parabolique.

Dorothy Vaughan (à g.) encadrait des équipes de « supercalculatrices », des femmes noires employées par la Nasa pour un travail scientifique d’exception& et un salaire de misère. © Courtesy nasa via smith collection/Gado/Getty Images

Dorothy Vaughan (à g.) encadrait des équipes de « supercalculatrices », des femmes noires employées par la Nasa pour un travail scientifique d’exception& et un salaire de misère. © Courtesy nasa via smith collection/Gado/Getty Images

Puis, et ce sera son heure de gloire à Langley, Katherine Johnson est imposée en 1962 par l’astronaute John Glenn, qui l’a rencontrée une fois et a entendu parler de ses talents, pour recalculer « à la main » tous les paramètres issus des ordinateurs qui doivent assurer que son vol autour de la terre et, surtout, son retour se dérouleront bien. Il déclare alors qu’il ne s’installera pas dans la fusée tant que la seule personne à qui il fait une totale confiance n’aura pas donné son feu vert.

L’oubli

Prenant part ensuite à la « conquête » de la Lune puis, plus tard, aux travaux pour concevoir et lancer les navettes spatiales ainsi que des satellites chargés de recenser les ressources terrestres, Johnson restera au sommet de son « art » jusqu’à sa retraite, en 1986.

Et demeurera très modeste – « Je me suis contentée de faire de mon mieux », déclarait-elle encore récemment –, tout en cultivant, non sans humour, un discret féminisme : « Quel que soit le problème, il peut être résolu. Que ce soit par une femme… ou par un homme, si on lui donne beaucoup de temps. »

Les États-Unis ont eu besoin de ces talents pour remporter le grand combat planétaire contre l’URSS.

Pour mesurer à la fois l’importance de ce qu’a accompli Katherine Johnson pour son pays et l’incroyable injustice qu’a pu constituer l’oubli, jusqu’à ces derniers temps, de sa contribution et de celle de ses collègues noires aux succès de la Nasa, il faut remonter dans le temps.

Notamment pour saisir à quel point les États-Unis ont eu besoin, à la fin des années 1950 et 1960, de ces talents pour remporter le grand combat planétaire qu’ils menaient alors contre l’URSS.

Après le succès du premier Spoutnik, en 1957, et l’envoi de Gagarine autour de la Terre, les Soviétiques avaient pris l’avantage et il était impératif pour Washington – Kennedy en avait fait une priorité – de retourner la situation. D’autant qu’on craignait alors que la maîtrise de l’espace puisse prendre une dimension nucléaire si un satellite emportait une bombe A ou H.

Devoir de mémoire

Dans le film, l’histoire de Katherine Johnson, 98 ans aujourd’hui, apparaît plus spectaculaire que celles de Dorothy Vaughan (1910-2008) et Mary Jackson (1921-2005). Même si ces deux dernières jouèrent également un rôle de premier plan. Elles furent respectivement la première Noire à diriger une équipe (celle des calculatrices) au sein de la Naca puis de la Nasa avant de devenir, en se formant toute seule, une experte en informatique et la première femme ingénieure de la même Nasa.

Pionnières de l’aventure spatiale, elles furent aussi à leur manière des combattantes pour les droits civiques et l’égalité hommes-femmes. Elles resteront désormais dans les mémoires.

À LA SAUCE HOLLYWOOD

Inutile de chercher des qualités cinématographiques originales au film Les Figures de l’ombre. Réalisé par Theodore Melfi pour toucher le public le plus large possible, même si l’ampleur du succès aux États-Unis a surpris, le long-métrage utilise tous les codes hollywoodiens pour maintenir l’intérêt du spectateur et le divertir.

Y compris en ajoutant une bonne dose de fiction dans un récit qui flirte avec l’hagiographie quand cela le rend plus efficace ou plus émouvant – et en proposant des reconstitutions historiques à la gloire des États-Unis parfois discutables.

L’objectif recherché – rendre un hommage aussi nécessaire que tardif aux Africaines-Américaines qui ont tant apporté à la Nasa – est néanmoins parfaitement atteint. Notamment grâce à l’appui de comédiennes remarquables dans les trois rôles principaux.

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