Richard Bielle, PDG de CFAO : « Nous allons écrire une nouvelle page de l’histoire de CFAO »
Des activités dans une dizaine de pays, dont un nouveau (l’Afrique du Sud), 1 milliard d’euros de revenus supplémentaires : après être monté, à la fin de 2016, de 98 % à 100 % du capital de CFAO, le groupe japonais Toyota Tsusho Corporation (TTC) ne pouvait faire plus beau cadeau à sa filiale, située à Paris, en lui apportant l’intégralité de ses activités sur le continent, principalement dans l’est et dans le sud. Avec dans la corbeille de nouvelles équipes, de nouveaux actifs et même de nouveaux métiers.
Pour les équipes du groupe français, la victoire est symbolique. Finies les années de marginalisation sous la férule de son ancien actionnaire, PPR, balayés les doutes nés du rachat par TTC, un groupe intimement lié au géant Toyota et dont certains ont pu penser que seule l’activité de distribution automobile de CFAO l’intéressait…
L’opération annoncée par TTC le 6 mars est un pied de nez à tous ceux qui avaient déjà enterré l’aventure centenaire de CFAO. À la tête de cette étonnante (et renforcée) alliance franco-nippo-africaine, Richard Bielle semble prendre un plaisir qui pourrait surprendre chez un homme plutôt connu pour sa pudeur et sa timidité. À l’heure où le groupe connaît l’une de ses transformations historiques, il a reçu Jeune Afrique pour une interview exclusive.
Jeune Afrique : TTC a décidé de faire de CFAO sa tête de pont en Afrique en lui transférant le reste de ses activités sur le continent. Comment faut-il interpréter cette opération ?
Richard Bielle : C’est d’abord une marque de confiance. Nous avons expérimenté cette alliance depuis quatre ans, nous avons appris à nous connaître, à travailler ensemble. Décider de regrouper les activités africaines de TTC dans CFAO et de faire de CFAO l’unique plateforme de développement africaine pour le groupe, c’est une décision extrêmement importante, et qui n’était pas forcément prévisible.
Nous allons écrire une nouvelle page de l’histoire de CFAO, avec plus de 1 milliard d’euros de revenus supplémentaires et un meilleur équilibre géographique. Cette nouvelle page sera excitante, d’autant que TTC a placé le continent au cœur de sa stratégie.
Vous dites que cette opération n’était pas forcément prévue lors du rachat de CFAO par TTC, en 2012.
Oui, on aurait pu imaginer des options différentes, ce n’était pas inscrit dans l’Histoire.
Que CFAO soit dissous dans TTC par exemple ?
Par exemple… Le premier point important expliquant cette décision, c’est la confiance et la complémentarité. CFAO a une culture entrepreneuriale, c’est une fédération de PME qui repose beaucoup sur les équipes, la rapidité à prendre des décisions. La culture de TTC, qui est plus loin géographiquement, est plus sophistiquée et repose sur des process – la méthode Kaizen d’analyse des flux notamment – qui nous sont extrêmement utiles, notamment dans les projets industriels. Nous avions 10 usines en 2015, nous en aurons 15 à la fin de juin. Nous nous enrichissons mutuellement.
Ce qui a contribué à cette décision, c’est le fait que CFAO soit adapté à l’Afrique, que son mode de fonctionnement et de décision soit adapté au lancement d’activités en greenfield. TTC nous demande aujourd’hui de conserver ces qualités, et le défi pour nous est donc de grandir, de nous transformer, de continuer à gérer nos trois segments d’activité existants et sans doute d’en ajouter d’autres.
Comment va se passer l’intégration ?
TTC a plusieurs filiales en Afrique, qui vont être apportées à CFAO par une augmentation de capital totalement financée par le groupe. Cela améliorera notre situation bilantielle, sans recours à l’endettement.
Quel va être l’impact géographique exact de l’opération ?
Nous étions déjà présents en Afrique de l’Est, mais nous y avions été fragilisés par la perte de la distribution de certaines marques automobiles. L’apport de TTC va donc consolider notre présence dans cette zone et nous ouvrir à de nouveaux pays, comme l’Afrique du Sud. Cela va renforcer nos activités en Angola, qui étaient limitées à la santé. CFAO était déjà panafricain, avec une présence dans 35 pays en direct, mais ce chiffre va croître, avec un meilleur équilibre entre l’Est et l’Ouest.
Vous récupérez aussi avec cette opération de nouvelles activités…
La distribution automobile représente l’essentiel, mais il y a aussi l’activité support de l’usine Toyota en Afrique du Sud, avec, par exemple, le recyclage de métaux en aval ou la livraison du métal en amont. Au Kenya, TTC a aussi une activité agribusiness, avec notamment la production et la distribution d’engrais sous la marque Baraka. Nous allons voir comment développer ce segment ailleurs en Afrique. Nous voulons aussi étudier les possibilités de développement dans les énergies renouvelables, TTC ayant un savoir-faire important dans le secteur, avec une filiale dans l’éolien, Eurus Energy.
La nécessité de ne plus parler de l’Afrique comme d’un tout uniforme est évidente
Et les métiers de CFAO vont de fait être davantage développés dans ces zones ?
L’ambition est en tout cas de déployer les success-stories de CFAO et de TTC sur l’ensemble du continent. L’activité pharmaceutique est déjà présente au Kenya et en Ouganda, mais pas encore en Zambie ni en Afrique du Sud. Nous allons pouvoir la développer de manière plus rapide et plus importante. Sur le retail, cela ne se fera pas tout de suite, car nous avons déjà un plan de développement avec Carrefour sur une zone bien délimitée dans l’ouest de l’Afrique.
Quel sera l’impact sur les moyens humains ?
Notre effectif passera de 12 500 à 15 000 personnes, avec une feuille de route de développement.
L’opération va-t-elle modifier la structure du comité exécutif de CFAO ?
Cela va l’enrichir de deux membres, qui s’occupent aujourd’hui de TTC en Afrique et qui vont rejoindre CFAO à Paris. Notre conseil d’administration va ainsi accueillir Dennis Awori, actuellement chairman de TTC au Kenya.
Lors du rachat de CFAO par TTC, en 2012, certains regrettaient la perte d’un fleuron historique français. L’opération actuelle leur donne-t-elle tort ?
Les choses sont en tout cas plus subtiles que ce que certains ont pu penser de prime abord. Qu’un groupe japonais ait fait de CFAO sa plateforme de développement sur le continent vient contredire les visions simplistes. Nous sommes au carrefour du Japon, de l’Europe et de l’Afrique, et culturellement c’est passionnant. Il y a deux ans, je vous disais que « notre histoire, c’est l’Afrique. Notre projet, c’est l’Afrique ». C’est encore plus vrai aujourd’hui.
En 2015 et en 2016, les revenus de CFAO ont baissé. Comment votre groupe et votre actionnaire vivent-ils l’actuel ralentissement économique en Afrique ?
Nous le vivons comme un acteur de long terme : c’est une crise de croissance, et nous n’avons renoncé à aucun de nos projets, ce qui n’est pas le cas de tous, notamment des nouveaux entrants, qui avaient parfois fait des plans sur la comète. Nous investissons deux fois notre résultat net par an. Ensuite, la nécessité de ne plus parler de l’Afrique comme d’un tout uniforme est encore plus évidente.
Un même projet réalisé en Afrique et en Europe coûte trois fois plus cher en Afrique
Le Kenya, la Côte d’Ivoire, le Mali, le Sénégal, le Cameroun continuent de croître. Les pays pétroliers connaissent de vraies difficultés, et j’espère que pour eux la crise sera salutaire, avec à la clé une diversification et une dépendance moins forte au pétrole, surtout pour ceux dont la monnaie est fragile.
Certes, mais ces pays restent tout de même les plus gros marchés du continent…
Sept pays pétroliers représentaient plus de 35 % de notre chiffre d’affaires en 2012, contre moins de 20 % en 2016. Nous sommes dans 28 autres pays, et notre croissance y reste positive, même s’il est vrai que la progression y est moins forte. En raison de la croissance démographique, il faut que tous ces pays se développent deux fois plus vite qu’aujourd’hui.
Comment percevez-vous le retour d’un certain afropessimisme, après l’afro-optimisme un peu béat des dernières années ?
Nous avons souffert que l’Afrique soit perçue négativement il y a quinze ans, puis nous avons bien vu que c’était une vision un peu idyllique qui avait émergé ces dernières années. Nous craignons ce retour à l’afropessimisme, car la transformation de l’Afrique est évidemment enclenchée. Nous sommes afroréalistes.
Où en sont vos projets industriels, un élément important pour aider à la transformation de l’Afrique ?
En 2016, nous avons inauguré une usine de motos Yamaha au Nigeria, puis une usine d’assemblage Volkswagen au Kenya, nous avons désormais une nouvelle brasserie avec Brassivoire en Côte d’Ivoire. Nous travaillons sur un projet de Multi-Purpose Factory [MPF]. À côté de Brassivoire, près d’Abidjan, nous construisons avec l’aide de TTC ce site sur lequel plusieurs produits seront fabriqués, avec une mutualisation du management et de la logistique. Cela permettra d’assurer la rentabilité des projets.
Tous les pays africains rêvent d’usines automobiles, mais très peu ont la taille critique aujourd’hui
Il est évident qu’il faut développer le tissu industriel africain, mais les marchés sont souvent étroits, les aléas sont importants, les financements sont plus chers qu’ailleurs. Nous cherchons à nous financer en monnaie locale pour éviter d’exposer des investissements lourds à un risque de change, mais cela est plus coûteux. Finalement, un même projet réalisé en Afrique et en Europe coûte trois fois plus cher en Afrique, et nous n’avons pas accès aujourd’hui à des financements particuliers, alors que ce projet déclenche un cercle vertueux pour l’économie. Nous essayons de trouver des solutions pour créer localement davantage de valeur ajoutée, des emplois.
La production locale dans l’automobile est-elle possible ?
Tous les pays africains rêvent d’usines automobiles, mais très peu ont la taille critique aujourd’hui, et certains n’ont pas les prérequis, comme la stabilité de la fourniture électrique. Il faut en tout cas une volonté politique et accepter dans un premier temps de développer des unités d’assemblage. En Algérie, les premières usines seront faiblement intégrées, mais elles commenceront à constituer un paysage industriel. Le pays avait mené la même politique dans les médicaments il y a dix ans, avec un vrai succès malgré les phases intermédiaires.
À part le Kenya, dans quels autres pays comptez-vous construire des usines automobiles ?
Il y a beaucoup de candidats sur la liste… Nous avons construit des usines Fuso en Algérie et au Nigeria, et nous avons un projet d’assemblage pour Mitsubishi au Nigeria.
Il y a deux ans, vous évoquiez un lancement possible sur le créneau de la voiture d’occasion. Où en êtes-vous de ce projet mené en Côte d’Ivoire ?
La revente de nos véhicules loués en longue durée fonctionne bien, et nous avons commencé à faire des reprises locales. L’importation de véhicules d’occasion est très concurrentielle, nous voulons nous différencier en utilisant le digital et en devenant la place de marché en ligne pour l’occasion. Au Kenya, TTC a développé l’importation et la vente de véhicules d’occasion Toyota. Nous pourrions dupliquer ce modèle ailleurs.
Dans l’automobile, craignez-vous la perte de nouvelles marques avec cette étape dans le rapprochement avec TTC ?
Non, car celles que nous devions perdre [Nissan, Isuzu] sont déjà perdues. Toyota se rapproche de Suzuki, ce qui nous permet d’élargir notre partenariat avec cette marque, qui est intéressante car elle offre des produits plus abordables, en phase avec le pouvoir d’achat de la classe moyenne africaine. Tout notre travail est de trouver le point d’inflexion qui permet de déclencher l’achat du consommateur.
À Douala, nous aurons un grand centre commercial et un autre supermarché, et, à Yaoundé, un centre commercial
Les marques chinoises ne seraient-elles pas ce point d’inflexion ?
C’est pour cela que je parle aussi de qualité. La Chine et l’Inde sont des bases de production mondiales, auxquelles nous avons accès avec nos marques internationales. Suzuki est une technologie japonaise, et toute une partie de la gamme est produite en Inde avec un très bon positionnement sur le prix. Fuso est une marque japonaise de camions, propriété de Daimler, produite en Inde et vendue en Afrique. PSA va produire des automobiles en Chine, et, nous, nous les vendrons en Afrique.
Les biens de consommation sont un élément stratégique pour CFAO. Pourtant, les revenus que vous tirez de ce segment reculent fortement. Pourquoi ?
En raison essentiellement de la situation au Nigeria, qui nous a poussés à y restructurer nos activités dans les biens de consommation. Nous avons arrêté ainsi la distribution de certains produits que nous importions et que nous revendions sur place avec très peu de marge. Notre business model est désormais de pouvoir produire sur place et de distribuer, d’aller sur le marché de masse.
Ce recul doit être une déception…
Non, car les projets nouveaux fonctionnent bien. En Côte d’Ivoire, Playce Marcory est au-dessus de ses prévisions initiales pour sa première année d’activité, avec une trentaine de millions d’euros de revenus. Et la brasserie lancée avec Heineken démarre très bien.
Où sera situé le prochain centre commercial de votre groupe ?
Le prochain ouvrira avant la fin de juin à Abidjan, sur la route de Bingerville, et s’appellera Playce Palmeraie. Il y aura deux autres projets avec Carrefour, toujours en Côte d’Ivoire, en 2018, l’un à Yopougon, dans un complexe que nous ne construisons pas, et un supermarché ailleurs dans la ville. Au Cameroun, nous avons trois projets, dont le premier devrait aussi voir le jour en 2018. À Douala, nous aurons un grand centre commercial et un autre supermarché, et, à Yaoundé, un centre commercial.
L’objectif est de tout ouvrir avant la Coupe d’Afrique des nations de 2019. Nous regardons aussi vers le Sénégal. Nous voulons avoir différents types de format, avec à chaque fois des concepts nouveaux comme des hôtels, des bureaux attenants.
Le pôle santé, qui est un contributeur solide et récurrent à vos activités, va-t-il s’étendre à de nouvelles régions ?
Nos activités santé continuent de croître quelle que soit la situation économique. Nous voulons nous développer davantage au Maghreb, et, en matière de nouveau type de métiers, nous avons ouvert un centre de diagnostic à distance à Lagos, au Nigeria. À terme, nos ambitions pourraient aller jusqu’aux cliniques.
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