Simon Njami : « Je veux entendre toute la musique du monde »
Souvent caustique, volontiers provocateur, toujours exigeant, le Camerounais Simon Njami bouscule les scènes artistiques depuis plus de vingt ans.
Cofondateur de Revue noire au début des années 1990, commissaire de l’exposition « Africa Remix » en 2004 et d’un bon nombre d’autres, il demeure aujourd’hui un acteur incontournable du monde de l’art dit africain. Commissaire des expositions « Afriques capitales » (la Villette, Paris, du 29 mars au 28 mai 2017) et « Vers le cap de Bonne-Espérance » (gare Saint-Sauveur de Lille, du 6 avril au 3 septembre 2017) en France, il vient d’être reconduit à la tête de la Biennale de Dakar, pour son édition de 2018. Rencontre avec un maître de l’ironie qui n’a jamais pratiqué la langue de bois.
Jeune Afrique : Plusieurs expositions consacrées à l’art africain contemporain sont programmées en France. Comment voyez-vous cette « mode » ?
Simon Njami : Je déteste la mode. Quand j’achète des pantalons, j’en achète cinq, si bien que les gens me suspectent de n’en avoir qu’un. Certains emploient ce mot en pensant que c’est positif, mais le principe de la mode, c’est que ça change toutes les saisons. Je suis pour un travail de fond, je ne suis pas favorable aux poussées d’acné vite oubliées. Il faut préparer la terre, c’est cela qui donne des fruits.
N’est-ce pas néanmoins une forme d’aboutissement de votre travail ?
Je ne vois pas là un aboutissement. Ce que j’appellerais le fruit du travail, c’est l’éclosion des foires. Parce qu’une foire, pour que cela fonctionne, il faut qu’il y ait un terreau. Celles qui se sont constituées comme 1:54 ou AKAA sont plus sérieuses que les expositions, parce qu’il y a une prise de risque, parce qu’elles parient sur le fait qu’il existe un marché. On ne monte pas une foire une fois pour la fermer ensuite, on table sur une certaine durée et c’est ainsi que je travaille, dans la durée.
Cette tendance est-elle une forme de résurrection de l’exotisme ?
Cela s’appuie forcément sur une mauvaise lecture. Une lecture ethnocentrique, notamment dans ce pays que j’aime et dans lequel je vis, où l’on en est encore à se demander si la colonisation était une bonne ou mauvaise chose, où il n’y a pas si longtemps Sarkozy parlait des Africains qui tombaient de l’arbre – je caricature… – et où, paraît-il, le candidat actuel de la droite aurait déclaré au Cameroun que la France n’y avait jamais tué personne… Il n’y a guère eu de remises en question, au niveau français, de la position qui est celle de l’ethnographie. On n’est pas dans la mêmeté mais dans l’altérité, et donc dans l’exotisme.
Ces deux foires dont vous parlez sont installées en Europe…
La première foire d’art contemporain africain a eu lieu en Afrique du Sud il y a plus de dix ans. Il y en a une qui est en train de se monter à Lagos, une autre à Marrakech… Bien entendu, le principe de la foire dépend de la présence des collectionneurs. En Afrique, il faut en fabriquer et les éduquer. C’est le défi des prochaines années : que les Africains qui en ont les moyens, et les autres aussi d’ailleurs, se mettent à collectionner.
« Afriques » et « capitales » sont au pluriel, on ne parle pas de l’Afrique mais d’une Afrique multiple
Vous avez placé votre exposition sous le thème de la ville. Parce que c’est un lieu d’échanges, où les frontières sont néanmoins très fortes ?
C’est un lieu de frottements. J’ai fait, il y a quelque temps à Berlin, une exposition dans laquelle je nommais les capitales du monde des « xenopolei », parce que ce sont des endroits où tout le monde est étranger et où il y a cependant des regroupements.
La ville contraint au contact, à la confrontation, positive ou négative. Ce que la campagne n’autorise pas et qui permet aux campagnards de revendiquer une espèce d’authenticité. Les zones qui votent à l’extrême droite sont celles où l’on croise un étranger tous les dix siècles. Les extrêmes ont peu de chances de survivre à Paris.
Le lieu d’exposition, la Villette, est symptomatique de ces frottements, entre Paris et le 9-3, la Seine-Saint-Denis.
Ce territoire est probablement le seul de Paris qui reflète la ville dans sa multiplicité. Ce n’est pas Château-Rouge, ce n’est pas le 13e, ce n’est pas le 16e… Les gens qui viennent le samedi dans le parc ne sont pas ceux que j’ai l’habitude de croiser du côté de Beaubourg.
Il me paraissait essentiel qu’ils ne soient pas seulement les jouisseurs passifs du parc mais deviennent des consommateurs actifs. Ce que nous allons leur proposer est susceptible de les attirer, parce qu’ils sont partie prenante. Ce n’est pas superficiel : ils sont inclus parce que les gens qui réalisent cette exposition les portent en eux, même s’ils n’ont jamais vécu en banlieue.
Lors d’« Africa Remix », Alfred Pacquement était venu me dire qu’il n’avait jamais vu un tel public. Il y avait des Algériens, des Marocains, des Sénégalais, des gens qui ne fréquentaient pas ce musée et qui avaient d’un coup l’impression qu’il y avait là quelque chose qui leur parlait. Ce sont eux qui m’intéressent – non pas que les autres ne m’intéressent pas, mais ils font partie d’un public captif.
Comment avez-vous pensé le parcours de l’exposition ?
J’avais une architecture en tête, je voulais que les visiteurs entrant dans l’expo ne se retrouvent pas face à un accrochage aseptisé de type « white cube » mais soient immergés dans une ville. C’est donc une cité avec des immeubles, une bibliothèque, une agora, un pont, un minaret, une place de marché, les bruits de la rue et de temps à autre un mur couvert d’affiches. Je travaille sur les espaces, je danse avec eux et j’essaie de faire un « gentleman’s agreement » avec l’architecture. J’essaie toujours de favoriser l’immersion et les sensations, l’intellect vient après.
L’idée même de mettre tous les Africains ensemble n’est-elle pas dépassée ?
« Afriques » est au pluriel et « capitales » est au pluriel, on ne parle pas de l’Afrique mais d’une Afrique multiple. Jean Lamore, Lavar Munroe et Joseph Kosuth ne sont pas africains et ils sont là… Ce sera certainement ma dernière exposition de ce type, mais j’avais envie que ce soit des Africains qui racontent cette histoire. C’est aussi un clin d’œil à moi-même.
En 2004, avec « Africa Remix », je voulais faire une démonstration de force avec près de 100 artistes et dire « les hordes barbares entrent dans vos palais ! ». Aujourd’hui, c’est autre chose, je veux qu’ils racontent une histoire, qu’on soit moins dans la démonstration politique et plus dans le parcours poétique.
Vous dites qu’elle sera la dernière ?
Je n’ai plus besoin – ni envie – de faire raconter mes histoires aux mêmes acteurs. Tout le monde a compris deux ou trois petites choses que je voulais raconter. Je voudrais recentrer sur les histoires sans que les gens imaginent qu’elles sont autres que ce que je veux raconter.
Je conçois mes expositions comme des films et le script appelle le casting. J’ai plein de scripts qui ne vont pas faire appel au même casting. Lorsque j’ai fait le pavillon africain de Venise, j’ai expliqué aux gens que c’était un espace et non une exposition. À l’intérieur, il y avait Andy Warhol, Miquel Barceló, Alfredo Jaar, Jean-Michel Basquiat, plein d’artistes qui n’avaient pas forcément un passeport du continent.
Moi, j’ai envie d’entendre le fracas, la musique du monde, c’est tellement plus drôle !
Vous avez un projet en tête ?
J’ai commencé à écrire une petite chose qui s’appelle Five Easy Pieces, d’après Stravinsky, et qui rassemblera 100 artistes sur les thèmes de la beauté, de l’orgueil, de l’utopie, de l’après-vie et de la connaissance. Tous ces thèmes sont illustrés par un texte et chacun des 50 artistes choisira un autre artiste avec lequel il voudrait travailler en dehors de son propre continent.
Qu’est-ce qui motive ce type de démarche ?
Lors de mes passages universitaires, ce qui m’a toujours agacé, c’est l’objectivation des gens et des choses. Moi, j’ai envie d’entendre le fracas, la musique du monde, c’est tellement plus drôle !
Le problème de l’art en Afrique, ce n’est pas seulement le marché, c’est aussi l’écriture, la décortication, l’accompagnement théorique
Ne faudrait-il pas réécrire toute l’histoire de l’art pour lui redonner ses véritables couleurs ?
En 2000, pour « Le temps de l’Afrique », j’ai pratiquement écrit le catalogue de A à Z, même si j’avais invité deux ou trois camarades. J’ai raconté une histoire commençant en 1900 et s’achevant en 2000, en essayant de dresser une chronologie de la création africaine.
Cela commençait avec une sculpture classique et s’achevait avec une œuvre à peine terminée pour le vernissage. J’essayais de trouver un mouvement, donc un lien entre cette sculpture et le travail de Pascale Marthine Tayou et de Bili Bidjocka en passant par l’art populaire, l’invention de l’artiste, le modernisme africain – qui est avant tout une revendication identitaire – et le contemporain.
La question que je m’étais posée, c’était : y a-t-il un lien entre le masque, les sculptures, et ce que font Pascale Marthine Tayou ou François-Xavier Gbré ? Je ne parlerai pas d’Abdoulaye Konaté, puisqu’il revendique la filiation, mais plutôt de ceux qui pensent sortir de nulle part et ont l’impression de faire des choses hors sol. Il me semble qu’on ne fait jamais rien hors sol, et je voulais retrouver le trait.
Mais personne ne s’est attaché à écrire cette histoire…
C’est un grand manque, j’ai essayé d’encourager plein de gens dans ma vie. Plusieurs mains, plusieurs bras, c’est toujours mieux, cela crée de la vie, de la contestation et du matériel. Le problème de l’art en Afrique, ce n’est pas seulement le marché, c’est aussi l’écriture, la décortication, l’accompagnement théorique.
L’analyse fait partie des éléments qui vont asseoir les choses. J’use ma jeunesse à faire des rencontres et des ateliers pour que cette matière prenne forme et se traduise dans des faits et des productions. Cela dit, nous avons publié avec Revue noire une anthologie de l’art africain du XXe siècle.
Vous étiez commissaire de la dernière biennale de Dakar. Retrouve-t‑on à Paris des œuvres qui étaient exposées au Sénégal ?
Deux ou trois œuvres ont suivi, mais elles sont présentées de manière différente. Je voulais créer cette continuité pour qu’il y ait encore dans la tête des gens des réminiscences de la biennale et pour pousser les autorités à songer à la prochaine.
N’avez-vous pas l’impression que l’art africain contemporain a été, parfois, confisqué par quelques mandarins ?
Même s’il y a de plus en plus de similitudes entre l’Afrique et la Chine, je n’y vois pas de mandarins… Mais à vrai dire, je ne vois pas de grandes expositions en France. Les seules dont j’ai entendu parler depuis 2004 sont « Lumières d’Afrique » et « Beauté Congo ».
La première était faite par un communicant, un type qui a une collection, qui se targue d’aider l’Afrique et qui offrait un téléphone portable contre une œuvre… L’avantage de mon camarade André Magnin, pour la seconde, c’est qu’il connaît le Congo. On peut lui reprocher un tas de choses, mais il sait de quoi il parle et il a un point de vue. Ça a bien marché, c’est coloré, c’est une Afrique un peu attendue mais pourquoi pas…
On vous a connu moins diplomate…
Je ne blâme jamais les personnes, mais plutôt les systèmes. Si je suis le directeur d’un musée ou d’une institution, je fais mon boulot. Si je suis sous influence, ce n’est pas la faute de celui qui me met sous influence. Nous sommes dans un pays où il y a des institutions et des règles, et les gens qui veulent peuvent. Bonaventure Soh Bejeng Ndikung ou Élise Atangana sont des gens qui agissent.
Je suis contre ce système qui corrompt, pas seulement au sens économique mais aussi au sens moral
Quels sont vos rapports avec le Cameroun ?
Toujours les mêmes. J’ai depuis très longtemps envie d’y mettre une bombe, et en même temps j’y ai fait une exposition avec Bili Bidjocka. C’est un endroit où j’essaie d’être avec les gens, mais , qui souille, et qui est en place depuis que la France l’a mis en place.
Je fais partie de ces familles qui étaient dans le maquis à partir de 1954-1955, de ce peuple que l’on a essayé de rayer de la face du Cameroun. Je fais partie des gens qui constatent que les trains déraillent parce qu’ils sont surchargés. J’ai une relation d’amour-haine avec ce pays. Amour pour ses habitants et haine pour ses dirigeants.
Dans le monde artistique notamment, la diaspora camerounaise est très dynamique, très visible. Vous avez une explication ?
Peut-être que le Camerounais est un animal qui pense, peut-être qu’il est plus théoricien et moins faiseur. Peut-être qu’il cherche à résoudre quelque chose, parce qu’on le retrouve prof aux États-Unis, chercheur, commissaire ou écrivain. C’est une question que je me pose parfois. Je ne sais pas et je ne veux pas verser dans l’essentialisme.
Vous employez souvent l’expression « mon père, ce héros ». Votre père, c’est une référence ?
Comme ma mère, c’est une référence évidemment. Ce sont des personnes sans compromission, et il y a du plaisir à regarder ses parents avec du recul et pouvoir se dire : « Ces gens-là me plaisent bien. »
Ils vous ont donné le goût de l’art et de la création ?
S’il y a quelque chose que je tiens d’eux, c’est le goût de déconstruire le monde. Ma mère décortiquait l’inconscient des gens et mon père décortiquait le conscient des gens. Pour moi, l’analyse, c’est la construction. Si l’on démonte une maison, on peut comprendre comment elle a été construite et comment en rebâtir une meilleure. C’est ainsi qu’on crée l’avenir, non dans la répétition mais dans la réflexion permanente.
Vous êtes un idéaliste ?
Pessimiste, mais idéaliste. Si on n’est pas là avec l’impression qu’on peut changer les choses, il n’y a aucun intérêt à être là.
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