États-Unis : qui sont les éminences grises qui tirent les ficelles dans l’ombre du président ?
Ils se nomment Steve Bannon, Karl Rove, Walt Rostow ou Henry Kissinger. Généralement peu connus, ce sont eux qui tirent les ficelles à la Maison-Blanche. Parfois pour le meilleur, et souvent pour le pire.
À chaque président américain son éminence grise. Ou son âme damnée, c’est selon. Et Donald Trump n’échappe certes pas à la règle. Il a en la personne de Steve Bannon, 63 ans, officiellement « haut conseiller et chef de la stratégie », un conseiller encore plus occulte que ne le fut Karl Rove auprès de George W. Bush. C’est dire ! Jamais en effet un « gourou » du président n’avait eu autant d’influence que cet homme aux mille vies. D’origine modeste, il fut tour à tour diplômé de Harvard, officier de marine, salarié de la banque Goldman Sachs, puis directeur de Breitbart News, un site d’information ultraconservateur.
Depuis qu’il est parvenu à marginaliser Reince Priebus, le secrétaire général de la Maison-Blanche, Bannon est le plus proche conseiller de Trump et rivalise même avec Jared Kushner, le gendre du président. On le voit souvent arpenter les couloirs de la Maison-Blanche en tenue décontractée. Détail qui en dit long, tant Trump est à cheval sur l’étiquette vestimentaire : iI est le seul en ces lieux à se dispenser du port de la cravate.
Steve Bannon, inspirateur du décret antimusulmans et membre du conseil de sécurité nationale
Quoi qu’il en soit, il a déjà marqué la présidence Trump de son empreinte. C’est lui qui a par exemple inspiré le discours d’investiture du 20 janvier dans lequel le nouveau chef de l’exécutif a proclamé son intention d’en finir avec « le carnage américain », ces fléaux qui minent selon lui le pays : pauvreté, désindustrialisation, carences du système éducatif, criminalité, trafic de drogue… Lui, aussi, qui lui a soufflé son fameux décret antimusulmans et l’encourage dans son « nationalisme économique » exacerbé.
Au milieu des années 1990, Bannon dirigea le projet Biosphère II : la construction dans le désert d’Arizona d’un système écologique artificiel destiné à tester la capacité de l’homme à survivre dans l’espace. Il milite aujourd’hui pour un retrait des États-Unis de l’accord de Paris sur le changement climatique, ce qui est bien dans la logique de son personnage. Son influence est telle qu’il a réussi à être désigné membre du Conseil de sécurité nationale, au risque de politiser cet organe. Même Bush n’avait pas osé y nommer Karl Rove !
90 lois abrogées en 2 mois
Sur le plan international, les conceptions de Bannon ne sont pas moins rétrogrades. Il est notamment convaincu que l’Occident chrétien est engagé dans une guerre existentielle sans merci contre l’islam. Et qu’un conflit armé sino-américain est « inévitable dans un délai de cinq à dix ans ». Pas franchement rassurant.
Férocement antiestablishment, il est favorable au « démantèlement de l’État administratif ». Selon le New York Times, quelque quatre-vingt-dix lois ont été suspendues ou abrogées en seulement deux mois. C’est notamment le cas de celle qui empêchait les personnes atteintes de troubles mentaux d’acquérir des armes à feu.
Bannon accuse les médias américains d’être le « premier parti d’opposition », expression que le président a reprise à son compte, quelques jours plus tard. Étonnant renversement des rôles ! Du coup, la presse a tendance à voir dans ce conseiller très spécial un funeste marionnettiste. Ou un « grand manipulateur », comme le dit Time Magazine. Dans un sketch de Saturday Night Live, il apparaît même sous les traits de la Grande Faucheuse installée dans le Bureau ovale, tandis qu’à ses pieds Donald Trump joue, tel un bambin.
Premier conseiller présidentiel, un poste d’influence
Bannon n’est pas le premier conseiller présidentiel à disposer d’une influence aussi exorbitante. Grand architecte de la double élection de George W. Bush (2000 et 2004), l’autodidacte Karl Rove, alias le Cerveau, fut l’un des maîtres à penser de son administration. Ses méthodes brutales, sa mainmise sur l’agenda du président et sa propension à tirer la couverture à lui étaient à ce point légendaires que Bush l’avait surnommé Turd Blossom, expression typiquement texane désignant une fleur qui pousse sur un tas de fumier. « Lors de la campagne présidentielle, on m’appelait déjà le scientifique fou. Par la suite, je devins le scientifique fou de la Maison-Blanche », commentera-t-il quelques années plus tard dans New York Magazine.
De fait, il fut l’un des artisans de la décision la plus insensée prise par l’administration Bush : l’invasion de l’Irak, en 2003. Son influence fut à ce point décisive qu’en 2007 le magazine The Atlantic ira jusqu’à évoquer une « présidence Rove ».
Tout s’écroula lors de l’affaire Valerie Plame, du nom de cette agente de la CIA dont le mari, l’ambassadeur Joseph Wilson, avait osé critiquer l’administration Bush. En manière de vengeance, des fuites furent orchestrées dans la presse révélant le véritable métier de Mrs Plame. Rove fut entendu à cinq reprises par un grand jury fédéral, échappa de peu à une condamnation, mais démissionna en août 2007.
Depuis, il est commentateur vedette sur Fox News et dans les colonnes du Wall Street Journal. Il y dénonce à longueur de temps « l’amateurisme » de l’administration Trump. Fondateur du super PAC American Crossroads, l’ex-âme damnée de Bush Jr continue d’exercer en coulisses une influence politique déterminante.
Répandre la démocratie à n’importe quel prix
Une autre erreur américaine historique – la guerre du Viêt Nam – trouve sa source dans le cerveau d’un homme de l’ombre : Walt Rostow, tour à tour conseiller de John F. Kennedy et de Lyndon B. Johnson. Celui que le diplomate Averell Harriman surnomma le Raspoutine de l’Amérique fut en effet le premier à conseiller à JFK d’envoyer des troupes au Viêt Nam du Sud et de bombarder le Nord.
Partisan d’une escalade à tout-va, Rostow dissuada jusqu’au bout Johnson de rechercher la paix. Ce dangereux idéologue évoque irrésistiblement les faucons qui, quarante ans plus tard, allaient prendre le contrôle de la Maison-Blanche. Pour lui, il était du devoir de l’Amérique de répandre à travers le monde le bien et la démocratie. À n’importe quel prix.
L’un des secrétaires d’État les plus destructeurs de l’histoire moderne de son pays
Henry Kissinger, qui fut conseiller à la sécurité nationale et secrétaire d’État de Richard Nixon puis de Gerald Ford, est tout autant controversé. Juif né à Fürth, en Allemagne (ce qui l’empêcha de briguer la présidence des États-Unis), et Prix Nobel de la paix 1973 avec le Nord-Vietnamien Lê Duc Tho, il fut certes le grand artisan de la détente avec l’Union soviétique et de la politique d’ouverture à l’égard de la Chine, mais il fut aussi accusé de… crimes de guerre.
Pendant la campagne pour la primaire démocrate de 2016, Bernie Sanders l’accusa d’avoir été « l’un des secrétaires d’État les plus destructeurs de l’histoire moderne de [son] pays », histoire de se démarquer de Hillary Clinton, qui en est une fervente admiratrice.
Un prix Nobel accusé de crimes de guerre
Il faisait allusion aux bombardements secrètement infligés au Cambodge, à son initiative, pendant la guerre du Viêt Nam (bilan : entre 150 000 et 500 000 victimes civiles). Son rôle dans le renversement du président chilien Salvador Allende, en 1973, n’est pas non plus très clair. Et ses relations avec la junte militaire argentine, pas davantage.
Conseiller fort d’un président faible, Jimmy Carter en l’occurrence, Zbigniew Brzezinski entra pour sa part dans l’Histoire lorsque, le 9 novembre 1979, à 3 heures du matin, il reçut un appel l’informant que l’Union soviétique venait de lancer deux cents têtes nucléaires contre les États-Unis.
Comme on le sait aujourd’hui, c’était une fausse alerte… Avec l’ancien secrétaire d’État Cyrus Vance, il joua également, en septembre 1978, un rôle éminent dans la conclusion des accords de Camp David, qui aboutirent à la paix entre l’Égypte et Israël.
Deux ans plus tard, il convainquit Carter, contre l’avis de Vance, son vieux rival, de secourir les otages de l’ambassade américaine à Téhéran. L’opération fut un échec cuisant.
Je suis prêt à marcher sur le corps de ma propre grand-mère pour assurer la réélection de Nixon
Autre « Raspoutine américain » passé à la postérité, Charles Colson, le bras droit de Richard Nixon, qui se décrivait lui-même comme « antipresse et antilibéral ». « Je suis prêt à marcher sur le corps de ma propre grand-mère pour assurer la réélection de Nixon », déclara-t-il un jour.
Chargé des basses œuvres de « Tricky Dicky », il dressa une – longue – liste des ennemis de la Maison-Blanche et multiplia les manœuvres illicites pour discréditer Daniel Ellsberg, l’homme qui avait rendu publics les Pentagone Papers, ces documents secret-défense révélant les dessous de l’engagement américain au Viêt Nam, de 1945 à 1971. Colson passa sept mois en prison, se repentit de ses manigances passées et devint un born-again Christian.
Autre trajectoire sinueuse, celle du journaliste franco-américain Pierre Salinger, membre du clan Kennedy, directeur de la communication de JFK et de Johnson, puis directeur de la campagne de Bob Kennedy en 1968, qui, plus de vingt ans après son retrait des allées du pouvoir, soutint contre toute évidence que la destruction d’un avion de la Pan Am au-dessus du village écossais de Lockerbie, en 1988, n’était pas l’œuvre du colonel Kadhafi, mais celle… du gouvernement américain !
La légende noire des conseillers présidentiels est également illustrée par l’affaire Vince Foster, du nom de ce proche de Bill Clinton qui se suicida en 1993. Les tenants de la théorie du complot s’en donnèrent à cœur joie, et le couple Clinton fut soupçonné d’y être impliqué. Pendant la dernière campagne électorale, Trump osa qualifier la mort de Foster de « très louche ».
Comparés à ces turbulences, les deux mandats d’Obama évoquent presque la mer de la tranquillité, même si certains de ses conseillers ont été critiqués pour leur passage très lucratif dans le privé. C’est le cas de David Plouffe, grand artisan de l’élection de 2008, qui fut ultérieurement recruté par Uber, puis par Facebook.
Mais rien à voir, bien sûr, avec le machiavélique Steve Bannon. Curieusement, celui-ci est aussi l’inspirateur du discours apaisant et digne prononcé par Trump, fin février, lors d’une session conjointe du Sénat et de la Chambre des représentants. Il est vrai que nombre de commentateurs considèrent qu’il s’agissait d’un stratagème pour désamorcer les critiques et inciter l’opposition à relâcher sa vigilance face à un programme toujours aussi radical. Machiavélique, on vous dit.
DES CYCLES ET « DES GUEUX »
Que lit Steve Bannon ? De très singuliers et très contestables ouvrages, assurément. The Fourth Turning (« le quatrième tournant »), par exemple.
Publié en 1997 par William Strauss et Neil Howe, ce livre décrit une histoire américaine obéissant à des cycles. D’abord une période d’expansion marquée par l’enracinement d’un nouvel ordre sur les ruines de l’ancien. Puis un temps d’exploration spirituelle et de rébellion contre l’ordre désormais établi. Puis une époque de plus en plus troublée qui voit l’individualisme triompher d’institutions décrépites. Puis une période de « crise » – le « quatrième tournant » – durant laquelle la société est confrontée à un grand péril. Inutile de préciser à quel stade, selon Bannon, se trouve l’Amérique…
Le sulfureux conseiller a également remis au goût du jour l’œuvre de l’Italien Julius Evola, un penseur traditionaliste révéré par les fascistes, pour qui le progrès et l’égalité ne sont que de dangereuses illusions.
Dans son panthéon personnel figure également Le Camp des saints (1973), du Français Jean Raspail, qui décrit un Occident submergé par des millions de « gueux » venus du Tiers Monde. No comment.
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