Maroc : entre modernisme et islamisme, qui est vraiment Saadeddine El Othmani ?
Mohammed VI a tranché. C’est finalement le plus modéré des cadres historiques du PJD qui remplace Abdelilah Benkirane à la tête du gouvernement. Portrait d’un islamiste qui a su concilier pensée moderniste et référentiel religieux.
En matière de « schizophrénie marocaine », ce psychiatre en exercice depuis vingt ans en connaît un rayon. Aux yeux d’un néophyte du royaume des mille et une contradictions, Saadeddine El Othmani lui-même peut être perçu comme un cas étrange.
Médecin depuis 1986, docteur Saadeddine ne jure que par la science et la raison. Mais Mister Othmani est aussi un fqih bardé de diplômes en théologie dont le discours empreint de références religieuses apparaît crédible, aussi bien chez ses partisans érudits que chez ses patients en mal de repères.
« C’est un excellent psychiatre, il m’a sorti de ma dépression, confie Najwa, maquilleuse dans le cinéma. Je l’ai découvert lorsqu’il est venu remplacer mon médecin traitant, parti en congés. J’ai alors décidé de poursuivre ma thérapie avec lui et j’ai eu raison. Mais c’est vrai, je l’avoue, il m’a convaincue de commencer à faire ma prière. Encore quelques séances supplémentaires et j’aurais peut-être fini voilée », ajoute-t-elle avec humour.
Tous ceux qui ont connu de près ou de loin El Othmani lui reconnaissent cette qualité : avec lui, pas de tabous, on peut discuter de tout. Mais l’homme n’est pas seulement doté de cette capacité d’écoute propre aux psychiatres, il est également réputé pour sa franchise, quitte à hérisser le poil de ses « frères barbus ».
Un « islamiste tolérant »
Ses prises de position sur des sujets sociétaux comme l’avortement (à autoriser dans certains cas) ou le cannabis (à légaliser sous conditions) détonnent avec l’approche de la « nomenklatura » islamiste, qui crie au haram pour éluder ce genre de dossiers. Cette capacité à concilier pensée moderniste et référentiel islamique lui a permis d’incarner le rôle d’« islamiste tolérant ».
Un atout sans doute pris en considération par Mohammed VI, qui lui a confié, le 17 mars, la mission de constituer un gouvernement. Le sacre ultime pour ce fils du Souss qui, vingt-quatre heures après sa nomination, était encore au nirvana. Compréhensible, car, au fond, rien ne le prédestinait à occuper les plus hautes fonctions auxquelles un homme politique puisse aspirer au Maroc.
Enfance à Inzegane
Saadeddine El Othmani a poussé son premier cri dans la petite localité d’Inzegane, le 16 janvier 1956. De son enfance dans cette banlieue d’Agadir, El Othmani ne parle presque jamais. Il n’a que rarement dérogé à la règle, comme lors de ce bref reportage que lui avait consacré la télévision nationale il y a quelques années.
On y voit le futur chef du gouvernement revenir dans le quartier où il a fait ses premiers pas. « C’est dans cette rue que j’ai appris à faire du vélo à l’âge de 6 ans. D’ailleurs, si vous saviez le nombre de fois où j’ai foncé dans le mur », racontait-il, tout sourire, sur le seuil de la modeste maison où vivait encore sa mère. « Saadeddine n’était pas un enfant difficile, il écoutait son père et rangeait ses affaires, confiait Lhaja Batoul, sa mère, derrière son voile marocain. Contrairement à ses frères, il a toujours eu la politique dans le sang. Jeune, déjà, il parlait politique à la maison. »
C’était un idéologue et un homme de réflexion, pas un homme d’action
Cette fibre politique, El Othmani la développe au cours de son adolescence, lors de laquelle il découvre les ouvrages des grands prédicateurs islamistes de l’époque : Hassan al-Banna (fondateur des Frères musulmans) ou encore Sayyid Qotb (autre figure emblématique des Frères). Il partage ses lectures avec son ami d’Inzegane, un certain Abdellah Baha (le ministre d’État PJDiste disparu dans des conditions tragiques en décembre 2014), avec lequel il envisage même de fonder une association locale de jeunes musulmans.
Le médecin prédicateur de Casablanca
Saadeddine El Othmani commence véritablement son parcours politique lorsqu’il sort du cocon familial et s’installe à Casablanca, après avoir décroché son baccalauréat en sciences mathématiques.
Alors étudiant à la faculté de médecine, il rejoint la Jamaa Attabligh, l’un des nombreux mouvements de prédication apparus dans les années 1970, avant de se retrouver, en 1978, dans la nébuleuse de la Chabiba Islamiya. « El Othmani ne se sentait pas dans son élément dans cette structure connue pour sa radicalité, se souvient l’un de ses compagnons de longue date. Lui était un idéologue et un homme de réflexion, pas un homme d’action. » C’est donc tout naturellement qu’il fait partie, en 1981, du groupe qui va prendre ses distances avec la Chabiba Islamiya. Avec Abdellah Baha, mais aussi Abdelilah Benkirane et Mohamed Yatim, il fonde la Jamaa Islamiya.
Après les événements qui ont secoué le Maroc au cours de l’été 1981, il est arrêté avec ses compagnons et passe même quelques semaines en prison. D’ailleurs, « c’est depuis leur cellule que les fondateurs de la Jamaa publient le fameux communiqué scellant le divorce définitif avec la Chabiba d’Abdelkrim Moutiî et condamnent la violence à laquelle a recours cette organisation », se souvient notre source.
À sa sortie de prison, El Othmani occupe dans cette nouvelle structure le poste de responsable de la section casablancaise et professe ainsi un retour aux sources islamiques. Le jeune premier du Souss ne néglige pas pour autant ses études et se met à collectionner les diplômes : il décroche en 1983 une licence en droit musulman, renforcée en 1987 par un magistère en loi islamique au Dar El Hadith El Hassania (son père, alim fils d’alim, avait aussi suivi ce cursus).
Un an auparavant, il avait soutenu son doctorat en médecine générale à Casablanca et avait décidé de poursuivre ses études pour devenir spécialiste en psychiatrie huit ans plus tard.
De la Jamaa au parti
Au milieu des années 1990, alors que la Jamaa Islamiya a été rebaptisée Mouvement pour la réforme et le renouveau (MRR), les signes d’intégration des islamistes dans la scène politique se font plus visibles. Cela dans un contexte où Hassan II s’attelle à normaliser ses rapports avec ses opposants de tout bord (gauchistes comme islamistes).
Il savait non seulement calmer les ardeurs de ses compagnons, mais aussi convaincre ses interlocuteurs et la base du parti
El Othmani est alors aux premiers rangs pour négocier la fusion avec la Ligue de l’avenir islamique (d’Ahmed Raïssouni), qui donnera naissance au Mouvement Unicité et Réforme (MUR), base arrière idéologique du futur Parti de la justice et du développement (PJD). Évidemment, pour la mise en place de cette formation politique, il a aussi fallu mener de délicates tractations. Avec Abdelkrim El Khatib d’abord, un homme du sérail qui, à l’époque, se trouve à la tête d’une coquille partisane vide, le Mouvement populaire démocratique et constitutionnel (MPDC) – lequel va finalement accueillir les islamistes. Mais aussi, et sans doute bien pire, avec Driss Basri, le tout-puissant ministre de l’Intérieur, qui a la mainmise sur la carte politique du royaume.
« Tout au long de cette phase, El Othmani était le sage de la bande, rapporte un ancien du MUR. Il savait non seulement calmer les ardeurs de ses compagnons, mais aussi convaincre ses interlocuteurs ainsi que la base du parti. » Un signe qui ne trompe pas : en 1996, alors que des factions du MUR se déchirent sur la participation ou non aux législatives, El Othmani publie un livre qui va faire date. Intitulé Jurisprudence de la participation politique chez Ibn Taymiyya, l’ouvrage fait changer d’avis plusieurs militants du MUR, qui soutiennent désormais la participation du MPDC aux élections de 1997.
Résultat : le petit parti d’Abdelkrim El Khatib signe son grand retour dans l’hémicycle parlementaire avec neuf députés.
Ascension fulgurante
El Othmani est récompensé et fait partie des pionniers islamistes siégeant au Parlement. Au sein de la formation, rebaptisée PJD, il connaît une ascension fulgurante. De membre du secrétariat général, il gravit les échelons pour devenir directeur du parti, puis secrétaire général adjoint aux côtés d’El Khatib.
En 2004, quand ce dernier, déjà éprouvé par la maladie, décide de passer le témoin, les congressistes du parti portent sans surprise leur choix sur El Othmani. Et pour cause : une année auparavant, il avait réussi à éviter le pire à sa formation politique. Car, au lendemain des attentats terroristes qui ont ensanglanté Casablanca, les sécuritaires du royaume ont le PJD dans le collimateur.
Certaines voix appellent même à dissoudre la formation islamiste, accusée d’avoir une « responsabilité morale » dans ces attentats. « C’est avec habileté qu’El Othmani a réussi à la fois à convaincre ses compagnons de se calmer et à persuader l’aile dure du régime que le PJD était capable de se montrer coopératif, raconte un militant du parti. Cela a évidemment nécessité des concessions de notre part. » Pour montrer patte blanche, le parti islamiste va se résoudre à ronger son frein. Il se contentera de couvrir 20 % seulement des circonscriptions lors des communales de 2003.
À la veille des élections de 2007, El Othmani et son parti renouent néanmoins avec leur ambition d’arriver (enfin) aux affaires. « Je suis prêt à assumer les responsabilités nécessaires quand il le faudra », martèle alors à l’époque El Othmani, qui se voyait déjà Premier ministre, tous les sondages donnant le parti islamiste grand vainqueur des législatives.
Mais c’est finalement l’Istiqlal qui raflera la mise. Conséquence : la sanction contre El Othmani tombe comme un couperet. Lors du congrès de 2008, c’est l’aile contestataire du PJD, incarnée par Abdelilah Benkirane, qui prend les rênes de la formation. Malgré cette petite estocade, El Othmani conserve une certaine légitimité auprès de la base, qui le porte à la présidence du conseil national du parti, deuxième poste le plus important au sein de la formation.
Un diplomate… trop honnête
Avec un positionnement pareil au sein de sa famille politique, c’est tout naturellement que le docteur El Othmani se retrouve parmi les ministres PJD du gouvernement Abdelilah Benkirane, nommé en janvier 2012.
Son portefeuille n’est pas n’importe lequel : il hérite des Affaires étrangères, traditionnellement réservé à des technocrates proches du Palais. « Il a beau être un bon psychiatre, il s’est révélé mauvais diplomate. C’est peut-être son côté trop honnête, incompatible avec la fonction, qui nécessite un minimum de roublardise, analyse un cadre des Affaires étrangères. Au retour de son premier déplacement officiel en Algérie, il a vraiment pensé qu’il allait pouvoir rouvrir les frontières avec le voisin, alors que nous voyions tous que les diplomates algériens le menaient en bateau. »
Finalement, El Othmani n’aura occupé son bureau de ministre des Affaires étrangères que vingt mois avant d’être sacrifié par Benkirane (encore lui), qui a dû négocier une nouvelle majorité après le retrait en fanfare de l’Istiqlal du gouvernement.
Sorti humilié de l’exécutif, l’homme reste droit dans ses bottes et retourne modestement à son cabinet de psychiatre, dans le centre-ville de Rabat. Il se garde bien de commenter son éjection précipitée du gouvernement et prend soin de n’embarrasser aucune des parties. Un peu comme s’il savait déjà qu’il fallait parfois accepter de reculer pour mieux sauter.
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