Littérature marocaine : dans « Le Fou du roi » de Mahi Binebine, une écriture souveraine

Alors que le Maroc est l’invité d’honneur du salon du livre de Paris, qui se tenait fin mars dans la capitale, le peintre et écrivain Mahi Binebine publie un nouvel ouvrage inspiré par l’histoire de son père, « Le Fou du roi ». Une plongée dans la vie de cour sous le règne de Hassan II.

Peinture de Mahi Binebine, 2015, sans titre. © Galerie DX

Peinture de Mahi Binebine, 2015, sans titre. © Galerie DX

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Publié le 30 mars 2017 Lecture : 7 minutes.

Le parcours de Mahi Binebine, né en 1959 à Marrakech, ressemble à un gymkhana. Venu à Paris en 1980 pour enseigner les mathématiques à l’université de Jussieu, puis devenu peintre à 26 ans alors qu’il n’avait jamais touché un pinceau jusque-là, il zigzague jusqu’à Madrid, où feu Agustín-Gómez Arcos l’initie à l’écriture. L’artiste protéiforme ne cesse de voyager artistiquement et géographiquement puisque, revenu à Marrakech en 2002 après un crochet par New York, il a ajouté une nouvelle corde à son art : la sculpture.

Tout est réalité, en étant fiction absolue.

Dans cette frénésie de mouvement, le Maroc est une source d’inspiration permanente. En littérature, voilà un quart de siècle que Binebine revisite son pays. Il excelle dans la peinture (on ne se refait pas) des couches populaires, comme dans Les Étoiles de Sidi Moumen, prix littéraire de la Mamounia en 2010, traduit dans une dizaine de langues.

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Tout est réalité et fiction

Dans son dixième livre, Le Fou du roi, « le griot de Marrakech » revient à la veine autobiographique de ses deux premiers romans. On retrouve d’une part le père du Sommeil de l’esclave, le fqih Mohamed, fou du roi Hassan II, et d’autre part « l’absent » des Funérailles du lait, le grand frère officier, expédié au bagne de Tazmamart après le coup d’État raté de Skhirat, en 1971. À la question de savoir quelle est la part biographique de l’histoire, Binebine répond par une pirouette : « Quelle que soit la réponse, vous ne me croirez pas… puisque je suis conteur. »

Avant de développer ce paradoxe du menteur : « Pendant vingt-cinq ans, mon frère Najib a filmé mon père. Il déposait sa caméra sur le poste de télévision et l’enregistrait racontant sa journée avec le roi. Souvent, la même histoire revenait sous des versions extrêmement différentes. J’en choisissais la plus croustillante et la déclarais vérité vraie. Tout est donc réalité, en étant fiction absolue. » On pense à Boris Vian : « Cette histoire est vraie puisque je l’ai inventée. »

Le fou du roi

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L’écume des jours conduit le fqih, titre honorifique pour désigner un savant, à distraire le roi par ses bons mots et ses poèmes. Érudit à la mémoire d’éléphant, il est l’un des courtisans parmi un musicien, un herboriste, un tireur de cartes, un docteur, un nain… Acteur et témoin, il observe les mœurs de ce jeu de drôles où chacun cherche à plaire à sa manière à Sidi, nom donné au souverain. Si on est loin du peuple, contrairement à une grande partie de la bibliographie de Binebine, on n’échappe pas aux petites misères de la condition humaine.

Pour faire avancer la cause nationaliste, la résistance a persuadé le peuple que la figure de Mohammed V était dessinée sur la lune.

Ce qui donne lieu à une satire tragi-comique trempée à l’encre aigre-douce, aigre à l’encontre du pouvoir et douce pour la personne du roi : « Le moins que l’on puisse dire est que la cour de Hassan II ressemblait à celle du Roi-Soleil… à cette différence près que nous sommes en plein XXe siècle. Et pourtant, je n’ai attaqué personne. Pour preuve, le narrateur est le fou du roi. Et il est fou amoureux de son maître. S’il m’est arrivé de sortir les griffes, c’est en rusant pour ne pas trahir la logique de la narration. »

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Le mythe de la royauté

La toute-puissance du roi s’affirme à plusieurs niveaux. Sur sa cour, d’abord, où il dispense ses générosités et ses punitions selon son bon vouloir : « Le roi reste le roi. Un demi-dieu au sens mythologique du terme. Une fois baigné dans sa lumière, on ne peut plus s’en passer. La disgrâce est le pire châtiment que l’on puisse infliger aux hommes du sérail. Une fois punis, écartés de cette lumière, ils perdent leur identité, ils se font piétiner par tout le monde, ils ne sont plus rien… On m’a dit qu’à l’Élysée c’est un peu pareil ! »

Les humeurs capricieuses de Sidi se lisent sur le pouce du caïd Moha, sorte de cerbère chargé de filtrer les entrées dans ses appartements. Selon qu’il soit levé ou baissé, il indique qu’une requête peut être accueillie favorablement ou défavorablement. Quand un ministre un peu trop sûr de lui ignore le code pour présenter un dossier, il est traité d’animal par le roi et sombre dans la folie, se réfugiant une nuit dans les écuries royales : « C’est une histoire vraie qui illustre bien le degré d’avilissement et de perte de dignité de certains pour garder leur place au soleil… Le roi ne lui en demandait pas tant ! »

Syndrome de Stockholm ?

Le peuple n’échappe pas à cette fascination : « Je ne remets pas en cause la marocanité du Sahara. Mais afin de mobiliser les hommes et les femmes pour la Marche verte, il y a eu évidemment un matraquage médiatique sans précédent. Cela me rappelait un épisode de la période du protectorat. Pour faire avancer la cause nationaliste, la résistance a persuadé le peuple que la figure du roi Mohammed V était dessinée sur la lune. Les gens se mettaient le soir sur leur terrasse pour admirer l’image du roi en exil. Ils le voyaient vraiment avec son légendaire tarbouche. »

À sa mort, les gens maltraités des décennies durant le pleuraient sincèrement… Syndrome de Stockholm ? Oui certainement

Sorte de Caligula qui explore les limites du pouvoir jusqu’à l’absurde, le roi est adoré avec une ferveur aveugle par ses serviteurs et par son peuple. À se demander s’ils ne sont pas collectivement frappés du syndrome de Stockholm dont sont victimes les otages : elles peuvent développer de la sympathie, de l’affection et même parfois de l’amour envers leur ravisseur.

Ce à quoi Binebine répond : « Les années de plomb au Maroc ne sont pas une fiction. Nous avons été terrorisés, nous avons vécu l’arbitraire, l’injustice, le népotisme. Les rafles, les disparitions étaient monnaie courante… Et vous savez quoi, notre “petit père des peuples” fascinait les Marocains. À sa mort, les gens maltraités des décennies durant le pleuraient sincèrement… Syndrome de Stockholm ? Oui, certainement ! »

Binebine, dont le frère aîné a été emprisonné pendant dix-huit ans dans les conditions les plus ignobles, trouve lui-même des circonstances atténuantes au roi : « Le pouvoir absolu fait de vous un homme seul, méfiant, sans doute malheureux, écrasé par le poids d’une fonction qu’on refuse de partager. »

Un livre de réconciliation

Si le roman, dense et vivant, fourmille d’anecdotes sur les mœurs de la cour, il prend toute son épaisseur dans le tiraillement de Mohamed, serviteur du roi qui a condamné son fils à être enterré vif au bagne de Tazmamart. Un destin aux allures de tragédie grecque, d’autant plus que la femme du fqih ne lui pardonne pas cette situation.

Une position qu’a partagée Binebine : « Souvent dans mes écrits, j’ai pris le parti de mon frère. Dans Le Fou du roi, j’ai donné la parole à mon père. Je lui ai permis de s’expliquer, de raconter ses propres blessures. C’est un livre de réconciliation. Je me sens en paix à présent. » Ce qui lui fait dire : « Le pardon est la plus grande des vertus. »

Au temps d’internet et des réseaux sociaux, la censure n’a plus de sens.

Être en paix n’empêche pas Binebine de se définir comme « irrévérencieux, ainsi que le sont souvent les artistes ». C’est pourquoi il a mal vécu l’affaire autour de Much Loved, film de Nabil Ayouch censuré par le Centre cinématographique marocain sous prétexte qu’il représenterait « un outrage grave aux valeurs morales et à la femme marocaine, et une atteinte flagrante à l’image du royaume ».

Argument que le peintre balaie d’un revers de pinceau : « La cabale orchestrée contre le film a donné une bien mauvaise image du Maroc. Il y a même eu des appels au meurtre contre l’artiste. Ce qui est absurde et ne correspond nullement à l’état d’avancement de notre démocratie. Le pays a beaucoup changé. Même s’il subsiste des forces de résistance réfractaires au progrès, l’ouverture est irréversible. Mon roman a été bien accueilli. Huit pages dans le magazine TelQuel, le journal de 20 heures de la deuxième chaîne nationale… Au temps d’Internet et des réseaux sociaux, la censure n’a plus de sens. »

Si tu écris, c’est parce que tu es encore vivant. Qui peut te le reprocher ?

Le même Nabil Ayouch s’intéresse à l’adaptation cinématographique du Fou du roi après avoir réalisé celle des Étoiles de Sidi Moumen, devenues Les Chevaux de Dieu.

Dans L’Écriture au tournant, l’écrivain et poète Abdellatif Laâbi, qui a lui aussi connu les geôles marocaines, a écrit : « L’écriture est pour toi comme une prière adressée à la vie pour qu’elle continue de te visiter. Si tu écris, c’est parce que tu es encore vivant. Qui peut te le reprocher ? »

Ce n’est pas un hasard si Binebine a illustré l’ouvrage lors de sa sortie. Que ce soit avec son stylo ou son pinceau, il reprend le flambeau pour que dans la petite histoire du roman et dans la grande histoire du Maroc, ce soit « en définitive la justice et la démocratie qui gagnent ».

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