Afrique-France : et si c’était Marine Le Pen ?

La candidate du Front national à l’élection présidentielle française a fait son premier déplacement sur le continent, à N’Djamena, le 21 mars. Qui la conseille et qui la soutient ? Enquête.

Marine le Pen, candidate du Front national pour l’élection présidentielle de 2017 en France. © Michel Euler/AP/SIPA

Marine le Pen, candidate du Front national pour l’élection présidentielle de 2017 en France. © Michel Euler/AP/SIPA

Christophe Boisbouvier

Publié le 30 mars 2017 Lecture : 12 minutes.

Un tabou est brisé. En recevant Marine Le Pen, 48 ans, dans sa résidence privée d’Amdjarras, le 21 mars, le président tchadien Idriss Déby Itno a mis fin au boycott de la candidate française par tous les chefs d’État africains. « Quand j’étais à ses côtés, je n’ai jamais vu le moindre rendez-vous avec un responsable africain », se souvient Philippe Martel, qui fut le chef de cabinet de Marine Le Pen jusqu’en janvier 2016.

De fait, à l’époque, aucun chef d’État du continent ne voulait prendre le risque de fâcher l’Élysée en accueillant la présidente du Front national (FN). « Il n’y avait que des coups à prendre, confie un proche du Gabonais Ali Bongo. Et l’opinion publique gabonaise ne l’aurait pas compris. » Mais aujourd’hui François Hollande est un président sur le départ, qu’Idriss Déby Itno peut défier sans le moindre risque de représailles.

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Quelques jours plus tôt, Louis Aliot, vice-président du FN et compagnon de Marine Le Pen, était arrivé très discrètement à N’Djamena pour préparer la rencontre d’Amdjarras, avec Mahamat Hissein, le directeur du cabinet civil de la présidence tchadienne. Et le 22 mars, devant plusieurs membres de l’Assemblée nationale tchadienne réunis dans une salle du Palais de la démocratie, la candidate française a pu lancer, l’air satisfait : « En acceptant cette rencontre, le président Déby a, en quelque sorte, brisé les barrières de l’ignorance et de la stigmatisation médiatique dont je fais l’objet, bien au-delà de la France. »

Une visite aux soldats

Qu’est allée chercher Marine Le Pen à N’Djamena ? D’abord des voix. En déjeunant avec les soldats français de l’opération Barkhane et en visitant leur quartier général, la candidate a voulu envoyer un message électoral à tous les militaires français déployés en France et dans le monde.

Déjà, au premier tour de la présidentielle française d’avril 2012, la présidente du FN avait fait le plein de voix chez les soldats français basés à l’étranger, notamment à Djibouti.

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Aujourd’hui, selon l’institut de sondage Ifop, 44% des membres des forces de sécurité françaises (armée, gendarmerie, police, etc.) envisagent de voter pour elle. Surtout, Marine Le Pen a tenté de casser l’image très négative qui l’accompagne en Afrique.

« Ainsi, je serais, dit-on, “raciste, xénophobe, islamophobe”, que sais-je encore ? a-t-elle ironisé dans son discours devant les parlementaires. […] Je veux que l’Afrique soit la première des priorités internationales de la France. […] S’il vous plaît, comprenez-moi. Le refus de l’immigration massive n’est pas le rejet et la haine de l’autre. C’est au contraire une gestion rigoureuse, partagée et équilibrée des flux migratoires entre nos deux continents. »

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« Marine Le Pen n’aime pas l’Afrique »

A-t-elle convaincu ? C’est loin d’être sûr. Au Tchad, l’Union nationale pour le développement et le renouveau (UNDR) de l’opposant Saleh Kebzabo ne cesse de dénoncer cette visite à N’Djamena de la « candidate de l’extrême droite raciste et xénophobe ». En France, le secrétaire national du Parti socialiste aux affaires internationales, Maurice Braud, s’étonne que, lors de cette visite, Marine Le Pen ait davantage parlé de la Libye que du Tchad. « Notre souci au PS, c’est le peuple tchadien lui-même, la situation économique catastrophique et les salaires non payés. Je comprends l’émoi de l’opposition tchadienne.

L’intérêt soudain de Marine Le Pen pour ce continent est un piège tendu par un parti dont le fond reste raciste et xénophobe.

En recevant Mme Le Pen, le président tchadien donne un signal qui me semble négatif. » Quant à Coumba Dioukhané, la secrétaire nationale à la coopération et au développement du parti Les Républicains – la droite française –, elle n’y va pas par quatre chemins : « Lorsque j’étais au conseil régional de Haute-Normandie, le FN votait systématiquement contre toute coopération avec l’Afrique. Marine Le Pen n’aime pas l’Afrique. Son intérêt soudain pour ce continent, c’est un piège tendu par un parti dont le fond reste raciste et xénophobe. Je suis très déçue qu’Idriss Déby l’ait reçue, et j’espère du fond du cœur qu’aucun chef d’État d’Afrique de l’Ouest ne fera la même chose. »

« Chacun chez soi »

A priori, tout oppose l’Afrique à un parti français qui veut abolir la binationalité pour les Africains (et pas pour les Européens), un parti qui veut interdire toute régularisation des sans-papiers et qui, en attendant l’expulsion de ces derniers, veut mettre fin à l’école gratuite pour leurs enfants.

Mais pour essayer de se dédiaboliser sur le continent, le FN développe une double stratégie. D’un côté, il tente de policer son discours. Ainsi promet-il que, s’il arrive au pouvoir, les étudiants africains pourront toujours venir en France, à condition de retourner chez eux à la fin de leurs études.

De l’autre, il flatte le profond désir de souveraineté de nombreux Africains en dénonçant les réseaux de la Françafrique – « des réseaux de corruption criminels et néocolonialistes » –, le franc CFA – « un inconvénient au développement économique de l’Afrique », a encore déclaré Marine Le Pen à N’Djamena –, la Cour pénale internationale et toutes les formes d’ingérence occidentale sur le continent. De plus en plus, le parti surfe sur un courant afro-nationaliste et sur le thème du « chacun chez soi ». Une stratégie lancée, en réalité, par le père de Marine Le Pen.

Le FN et les patriotes de Gbagbo

Tout commence en janvier 2002, par une tribune de presse de Jean-Marie Le Pen intitulée « Pour sauver la France, il faut préserver l’Afrique ». Vexé de n’avoir pu rencontrer Nelson Mandela en Afrique du Sud, sans doute à la suite de discrètes pressions de Jacques Chirac pour faire échouer le projet, le fondateur du FN explique dans Le Figaro que « la France a tout intérêt à ce que l’Afrique réussisse sa reconversion qui permettra la fixation des populations dans un espace de vie traditionnel ».

À la manœuvre, derrière Jean-Marie Le Pen, trois hommes : Marcel Ceccaldi, l’un de ses avocats, très introduit sur le continent, notamment au Congo, où il défend Bernard Kolélas, l’ex-maire de Brazzaville ; le jeune Guy-Brice Parfait Kolélas, le fils de Bernard, qui séjourne en France et vient de quitter le Parti communiste français (PCF) pour le FN – un parti « humaniste », prétend-il – ; enfin, un jeune loup du FN, Louis Aliot, conseiller régional de Midi-Pyrénées et rédacteur des discours du candidat Le Pen.

L'avocat Marcel Ceccaldi, crédt : Virginia Mayo/AP/SIPA © L’avocat Marcel Ceccaldi, crédt : Virginia Mayo/AP/SIPA

L'avocat Marcel Ceccaldi, crédt : Virginia Mayo/AP/SIPA © L’avocat Marcel Ceccaldi, crédt : Virginia Mayo/AP/SIPA

Difficile de séduire les Africains avec un homme aussi sulfureux que Jean-Marie Le Pen. Mais en 2011 le trio Aliot-Ceccaldi-Kolélas bénéficie d’un bon alignement des astres.

En janvier, Marine Le Pen succède à son père à la tête du parti. Au même moment, en Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo essaie de s’accrocher au pouvoir avec ses « patriotes » contre Alassane Ouattara, l’ami de Nicolas Sarkozy et de Barack Obama. Sur les conseils de Me Ceccaldi, avocat de Laurent Gbagbo, la nouvelle présidente du FN choisit ouvertement le camp des « patriotes » et dénonce les « diktats des élites mondialisées ».

Enfin, en septembre, Robert Bourgi révèle que des mallettes de dollars africains ont financé les campagnes de Jacques Chirac. Le choc de l’information permet au FN de se démarquer de la Françafrique et de renforcer sa campagne « Tous pourris ».

Un étonnant compagnonnage

Est-ce parce qu’aucun chef d’État africain ne veut lui serrer la main ? Toujours est-il que Marine Le Pen se tourne vers les oppositions africaines et prend ainsi le contre-pied de son père, qui, en 1987, avait été reçu à Libreville par Omar Bongo et à Abidjan par Félix Houphouët-Boigny.

En octobre 2015, quand François Hollande cautionne publiquement le référendum constitutionnel qui permet au Congolais Denis Sassou Nguesso de rester au pouvoir, Guy-Brice Parfait Kolélas lance un SOS à son ami le député européen Louis Aliot, qui vole à son secours. Commence alors un étonnant compagnonnage entre le FN et plusieurs associations de la diaspora africaine de France.

« Quand vous êtes en train de vous noyer, vous ne pouvez pas refuser la seule main qu’on vous tend », explique Marcus Kissa, de l’Observatoire républicain pour l’intégrité citoyenne et l’équité (Orice).

Le Front national, c’est notre dernière bouée de sauvetage.

Déjà, dans les années 1980, quand il était soutenu par le régime d’apartheid, le chef rebelle angolais Jonas Savimbi confiait : « C’est une alliance avec le diable, mais je n’ai pas le choix. » À deux reprises, en novembre 2015 et juin 2016, Orice et plusieurs autres associations africaines de France, comme le collectif Sassoufit et les Femmes d’honneur des neuf provinces du Gabon, acceptent l’invitation de Louis Aliot à Bruxelles. Dans une salle du Parlement européen, pendant plus de deux heures, elles dénoncent avec force les régimes de Denis Sassou Nguesso et d’Ali Bongo.

De son côté, le député « frontiste » Gilbert Collard annonce qu’il va revêtir sa robe d’avocat pour défendre l’opposant Jean-Marie Michel Mokoko, emprisonné à Brazzaville depuis juin 2016. « Le Front national, c’est notre dernière bouée de sauvetage, concède aujourd’hui le Congolais de France Marcus Kissa. Depuis quelques jours, nous sommes en contact avec le mouvement En Marche ! d’Emmanuel Macron. »

« Mais Momo, tu es fou ou quoi ? »

Et en Afrique ? Au Cameroun, l’avocat Jean de Dieu Momo, ex-candidat à la présidentielle de 2011, a été tenté un temps par le discours souverainiste de Marine Le Pen et l’a écrit. « Mais Momo, tu es fou ou quoi ? » ont réagi ses amis de Douala. Du coup, le 18 mars, Me Momo a participé à Paris à la marche en faveur… du candidat de gauche Jean-Luc Mélenchon.

En Côte d’Ivoire, Éric Kahé, de l’Alliance ivoirienne pour la république et la démocratie (AIRD), a été « harponné » il y a deux ans dans la région parisienne par des membres du Collectif mer et francophonie (Comef), une ONG animée par le jeune délégué national à la prospective du FN, Loup Viallet. « Quand ils m’ont abordé, à l’issue d’une réunion du PCF près de Paris, je ne savais pas qu’ils étaient au FN, confie aujourd’hui l’ancien ministre du Commerce de Laurent Gbagbo, qui vit en exil en France.

Par la suite, j’ai accepté de parler avec eux, mais l’AIRD ne pouvait tout de même pas passer de la gauche à l’extrême droite. » Prudemment, aux rencontres publiques du FN, Éric Kahé a délégué son chef de cabinet, Stéphane N’goran, sous l’étiquette d’une ONG ivoirienne. Et aujourd’hui, les ponts sont coupés. Le 18 mars, comme Jean de Dieu Momo, Éric Kahé a marché… avec Jean-Luc Mélenchon. Seules « prises » africaines du Comef, deux ONG béninoises, Aganer et Pjud.

L’échec au Maghreb

Au Maghreb, c’est l’échec. Apparemment, le FN n’y a établi aucun contact, à l’exception de Mezri Haddad, ancien ambassadeur de la Tunisie à l’Unesco, qui a accepté, en novembre 2016, de siéger à côté de Marine Le Pen lors d’une convention présidentielle du parti. « Normal, dit un diplomate français en poste dans la région. Les Maghrébins sont la cible principale de la politique du FN. »

L’ancien député marocain Mehdi Bensaïd, qui a présidé la commission des Affaires étrangères à Rabat, renchérit : « C’est compliqué de parler avec un parti politique dont l’idéologie va à l’encontre des Marocains de France. »

Avec l’Algérie, vu le très lourd passé de Jean-Marie Le Pen dans ce pays, tout rapport semble pour l’instant inimaginable. « Si nous gagnons, la France aura avec l’Algérie une relation d’État à État, sans culpabiliser », dit Louis Aliot à Jeune Afrique.

Il y a deux ans, le vice-président du FN, qui est un fils de rapatriés d’Algérie, a lâché : « Contrairement au FLN [le parti au pouvoir à Alger depuis l’indépendance], les Africains ne sont pas revanchards. » À croire que le FN voit encore l’Algérie comme un pays hostile.

L’hypothèse Le Pen

Officiellement, rien ne va plus entre le père et la fille. Mais, le 31 janvier, Jean-Marie et Marine Le Pen ont défendu ensemble le patrimoine familial face au fisc, dans un bureau de la cité administrative de Nanterre, près de Paris. « Bonjour Papa ». « Bonjour ma fille »… Ils se sont embrassés – « par courtoisie », précise le patriarche de 88 ans. Puis, ils ont gardé leurs distances pendant une heure et demie.

Malgré la rupture, le père et la fille continuent de partager des amis communs. Marcel Ceccaldi est de ceux-là. Dans la famille Le Pen, cet avocat maurassien et africaniste est incontournable. En mai 2016, il accompagne Jean-Marie Le Pen en Guinée équatoriale. Ce voyage a notamment été organisé par une femme d’affaires marocaine, la très discrète Souad Boudairi Dalil, qui a ses entrées à Malabo, Kinshasa et Abidjan. Cette ex-hôtesse de l’air pour une compagnie saoudienne est mariée à Abdelkader Dalil, un ancien membre du cabinet du tout-puissant ministre de l’Intérieur du roi Hassan II Driss Basri.

Une diplomate africaine en poste à Paris à un ambassadeur : « Tu vas présenter tes lettres de créance à l’Élysée après le 7 mai ? Pourvu que ce ne soit pas avec Marine Le Pen. »

En août 2007, quelques mois après la défaite du président du FN au second tour de la présidentielle française, cette amie intime du couple Jean-Marie et Jany Le Pen les accueille dans sa résidence à Rabat. En 2016, deux semaines avant le voyage à Malabo, elle organise une rencontre, dans un restaurant marocain de Paris, avec l’activiste africain-américain Jesse Jackson. La photo fait aussitôt polémique. Souad Boudairi Dalil étant plus proche du père que de la fille, son rôle auprès de cette dernière n’est pas évident.

Marine Le Pen présidente ? Beaucoup d’Africains refusent d’y croire mais y pensent quand même. L’amie diplomate d’un nouvel ambassadeur africain à Paris lui a dit, en plaisantant à moitié : « Tu vas présenter tes lettres de créance à l’Élysée après le 7 mai ? Pourvu que ce ne soit pas avec Marine Le Pen. »

De bonne source, au ministère des Affaires étrangères à Brazzaville, une petite équipe travaille sur l’hypothèse Le Pen afin de pas être prise au dépourvu. Il y a même un chef d’État africain qui s’accommoderait du FN au pouvoir. En avril 2016, quand Alain Juppé était le favori des sondages en France, le Rwandais Paul Kagame avait confié à Jeune Afrique : « Je préfère encore Le Pen à Juppé. » Migrants obligent, Marine Le Pen suscite toujours la répulsion en Afrique de l’Ouest. Mais en Afrique centrale…

DEMANDEZ LE PROGRAMME

Le 22 mars, l’équipe de campagne de Marine Le Pen a diffusé deux documents présentés comme « fondamentaux » : le texte du « discours de N’Djamena », prononcé le même jour par la candidate d’extrême droite devant l’Assemblée nationale tchadienne, et un programme de quinze pages intitulé « L’Afrique : notre priorité pour l’international ». De tous les postulants à la présidentielle du 23 avril, seule Le Pen a pour l’instant défini avec autant de précision ce que serait sa politique africaine. Extraits de ces deux textes.

• « La diversité, c’est l’existence d’une culture sénégalaise au Sénégal et française en France. Sur un même territoire, l’amalgame de ces cultures ne peut qu’aboutir à un hybride sans avenir. »

• « Quant aux Africains de France, entrés et présents légalement sur le territoire français, il n’y a d’autre avenir que la naturalisation et l’assimilation, ou le retour si les conditions de naturalisation ne sont pas remplies. »

• « Quelle est la crédibilité de la diplomatie française quand elle fait pression pour que le chef d’État d’un pays faible applique strictement les règles démocratiques, et ne dit rien à celui d’un pays fort qui ne respecte rien ? »

• « Nous allons mettre fin au ”deux poids, deux mesures“ qui caractérise l’actuelle politique africaine de la France et nous en tenir à une ligne claire : le respect des souverainetés nationales. »

• « S’il vous plaît, comprenez-moi, et comprenez les Français : le refus de l’immigration massive, ce n’est pas le rejet et la haine de l’autre ! »

• « Les perspectives d’évolution de l’Afrique mobilisent toute mon attention. Présidente de la République, j’en ferai ma priorité. […] Nous créerons une structure ministérielle unique pour le développement, la solidarité et les sécurités. »

Précision

Suite à la publication de cet article, le collectif congolais Sassoufit tient à préciser qu’il « n’a pas répondu aux invitatios du député Front national Louis Alliot (à Bruxelles en novembre 2015 et juin 2016, ndlr), mais à celle de l’association Orice, dans le cadre d’un exposé sur la situation des droits humains et des libertés au Congo Brazzaville ».

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