Turquie – Union européenne : tout avait si bien commencé

Engagées en 2005, les négociations d’adhésion sont à l’arrêt. Repartiront-elles un jour ? Réponse après le référendum convoqué le 16 avril par Erdogan pour conforter son pouvoir personnel.

Dans un meeting du Premier ministre, Binali Yildirim, pour promouvoir le oui au référendum en Turquie, le 18 février à Oberhausen en Allemagne. © Roland Weihrauch/AP/SIPA

Dans un meeting du Premier ministre, Binali Yildirim, pour promouvoir le oui au référendum en Turquie, le 18 février à Oberhausen en Allemagne. © Roland Weihrauch/AP/SIPA

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Publié le 5 avril 2017 Lecture : 5 minutes.

Les Allemands ? « Des nazis. » Les Néerlandais ? « Leurs soldats sont restés les bras croisés devant le massacre de huit mille musulmans à Srebrenica. » Les pays de l’UE en général ? « Des fascistes et des racistes, des ennemis de la Turquie et de l’islam. »

Lorsque, en mars, l’Allemagne et les Pays-Bas ont invoqué des risques de troubles à l’ordre public pour empêcher plusieurs de ses ministres de participer à des meetings de l’AKP sur leur sol, Recep Tayyip Erdogan a sorti l’artillerie lourde.

Erdogan se comporte comme s’il était le chef de l’exécutif, un rôle normalement dévolu au Premier ministre.

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Pour le chef de l’État turc, l’enjeu est énorme : le 16 avril, ses compatriotes se prononceront par référendum sur une réforme constitutionnelle dont il rêve depuis des années. Si elle était approuvée, elle transformerait le régime parlementaire en un régime présidentiel dans lequel il bénéficierait des pleins pouvoirs.

« Erdogan veut légaliser la manière inconstitutionnelle dont il exerce sa fonction. Depuis l’élection d’août 2014, il se comporte comme s’il était le chef de l’exécutif, un rôle normalement dévolu au Premier ministre. Lequel verrait son poste disparaître si la réforme était adoptée », explique le politologue Ali Kazancigil.

Tout avait bien commencé

Alors que partisans et adversaires du oui sont au coude à coude dans les sondages, Erdogan espère, en dénonçant l’attitude des Allemands et des Néerlandais, faire basculer les électeurs dans son camp. Car, chez les Turcs, le réflexe ultranationaliste est vivace, y compris dans la diaspora (4,5 millions de personnes dans toute l’UE), dont le vote pourrait être décisif. S’y ajoute une certaine amertume à l’égard d’une Europe dont ils se sentent les éternels exclus.

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Tout avait pourtant commencé en fanfare. Fin 2004, les dirigeants européens acceptent d’ouvrir des négociations d’adhésion avec Ankara (elles ne débuteront qu’en octobre 2005). Ils qualifient alors Erdogan de « démocrate musulman » et lui prêtent toutes les vertus.

Dans une région meurtrie par la guerre d’Irak, son pays passe pour un îlot de stabilité. Les Européens, Gerhard Schröder et Jacques Chirac en tête, estiment que les atouts de la Turquie (jeunesse, main-d’œuvre qualifiée, vaste marché intérieur, position géostratégique, attachement à la laïcité) l’emportent sur ses lacunes démocratiques et sur ses retards socio-économiques. L’attitude d’Erdogan les conforte dans cette idée. Il engage des réformes, abolit la peine de mort, prend des mesures en faveur des femmes, octroie des droits à la minorité kurde, desserre l’étau de l’armée sur la vie politique…

Ce rejet a anéanti toute possibilité pour les démocrates turcs de faire entendre leur voix.

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Vers 2005, la machine s’enraie. Viscéralement hostile à l’entrée de la Turquie dans l’UE, Nicolas Sarkozy s’oppose à l’ouverture de cinq chapitres de négociation. Les plus cruciaux. Angela Merkel se déclare pour sa part « favorable à un partenariat privilégié, mais pas à une adhésion complète ». La petite république de Chypre bloque à elle seule l’ouverture de huit chapitres, sous le regard goguenard de la Grèce et de l’Autriche.

« Ce rejet a anéanti toute possibilité pour les démocrates turcs de faire entendre leur voix, déplore la sociologue Gaye Petek. Il fallait laisser Erdogan poursuivre ses réformes, d’autant que le processus d’adhésion aurait pris des années. »

Un avis que partage, en privé, un des négociateurs européens : « Voulait-il vraiment démocratiser son pays ? Rien n’est moins sûr. Mais que les Européens n’aient pas ouvert les chapitres sur les droits et libertés alors que c’est sur ces points que l’on attend la Turquie, c’est de la pure mauvaise foi ! Ne pas ouvrir non plus le chapitre sur le nucléaire va à l’encontre de nos intérêts. »

La diaspora turque en Europe dont les électeurs votent AKP. © JA

La diaspora turque en Europe dont les électeurs votent AKP. © JA

L’UE est un « club chrétien »

Quoi qu’il en soit, la lassitude et l’aigreur s’installent. Jugeant que son pays est moins bien traité que d’autres candidats, Erdogan fustige la politique du « deux poids, deux mesures » de ce qu’il appelle un « club chrétien ». Les Européens lui répondent sur le terrain des droits de l’homme et dénoncent, à partir de 2010, sa « dérive autoritaire ».

Non seulement ses réformes n’avancent plus, mais sa pratique du pouvoir inquiète. Sa répression du mouvement de Gezi, en 2013, ternit son image. Sa supposée bienveillance à l’égard de l’État islamique et de groupes jihadistes opérant en Syrie exaspère ses partenaires de l’Otan.

Pendant ce temps, son combat contre la confrérie de l’imam Fethullah Gülen – son ex-allié contre les militaires devenu sa bête noire – prend de l’ampleur. Des purges tous azimuts (police, magistrature, éducation, etc.) visent ses membres, mais aussi des opposants ou des journalistes qui n’ont rien à voir avec elle. Bref, Erdogan est désormais qualifié d’« autocrate ».

En juin 2015, après avoir trébuché aux législatives, il se choisit un nouvel allié : la fraction nationaliste de l’armée, dite « eurasienne » car tournée vers la Russie et l’Iran. Sous son impulsion, il réactive le conflit avec les Kurdes du PKK dans le sud-est de la Turquie. Jouant sur la peur du chaos, il retrouve sa majorité en novembre.

Toujours sous l’impulsion de cette faction, il déclenche en août 2016 l’opération Bouclier de l’Euphrate contre le PYD (la branche locale du PKK) dans le nord de la Syrie. Cette alliance avec des militaires antioccidentaux, qui ne veulent pas entendre parler des droits de l’homme et s’opposent à la création d’une entité kurde dans la région, contribue à le pousser hors du champ européen. Elle lui a aussi sauvé la mise puisque ce sont ces « eurasiens » qui, en s’opposant à la faction « guléniste » de l’armée, ont fait échouer le coup d’État de juillet 2016.

Erdogan prêt à tout

Quatre mois plus tard, les eurodéputés préconisent le gel des négociations d’adhésion : un avis non contraignant, mais qui reflète l’état d’esprit qui prévaut au sein de l’UE. Erdogan n’en a cure. Il ne songe plus qu’à faire triompher le oui à « son » référendum afin de consolider un pouvoir qui a failli lui échapper.

On y verra plus clair après le 16 avril, mais si la Turquie part à la dérive, c’est tout notre continent qui sera déstabilisé.

Pour l’emporter et, notamment, pour attirer les quelque 13% d’électeurs du MHP (extrême droite), l’infatigable tribun menace de rétablir la peine de mort. Ou de rompre l’accord sur les migrants, qu’il avait conclu en mars 2016 avec les Européens et en échange duquel il comptait obtenir que ses ressortissants soient dispensés de visa dans l’espace Schengen.

L’UE tentera-t-elle de renouer, ou en profitera-t‑elle pour couper les ponts ? « On y verra plus clair après le 16 avril, souligne un membre du Conseil de l’Europe. Mais si la Turquie part à la dérive, c’est tout notre continent qui sera déstabilisé. »

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