Rwanda : Nelly Mukazayire, un fardeau en héritage
Incarnation d’un pays autrefois déchiré et aujourd’hui en voie de résilience, Nelly Mukazayire, rwandaise, entend laisser derrière elle les fantômes du génocide.
«Ma mère a joué un rôle dans la destruction de ce pays. Même si cette dette n’est pas la mienne, je compte faire le maximum pour contribuer à la reconstruction. » Le 4 avril, Nelly Mukazayire a soufflé ses trente-cinq bougies. Comme nombre de Rwandais, elle en a allumé une nouvelle, trois jours plus tard, en mémoire des victimes du génocide.
Née d’une mère hutue et d’un père tutsi, elle est parvenue à ressortir vivante du tunnel macabre où un million de ses compatriotes ont péri, d’avril à juillet 1994. Mais, pour elle, le fardeau est encore plus lourd à porter : sa mère est incarcérée à « 1930 », la prison centrale de Kigali, où elle purge une peine de prison à perpétuité pour avoir participé au génocide.
Fille de
Nelly venait d’entrer dans l’adolescence lorsque la nouvelle est parvenue jusqu’à elle, comme si la foudre venait de s’abattre sur son toit. Au collège, en 1996, l’une de ses camarades lui tend une coupure de presse : « Arrestation d’une célèbre Interahamwe ».
Sous le titre, Nelly reconnaît aussitôt la photo, tirée d’une pièce d’identité. La femme accusée d’avoir fait partie de la milice hutue, fer de lance du génocide, est Mwamine, sa mère, dont elle était sans nouvelles depuis avril 1994. Le journal a aussi reproduit des informations relatives à son état civil, notamment les noms et prénoms de ses trois enfants.
« À cet instant, je suis passée du statut de rescapée, dont une partie de la famille avait été exterminée, à celui de fille d’une génocidaire. Ce fut le pire jour de ma vie. » Elle avait alors 14 ans.
Déni
D’abord, Nelly Mukazayire s’enferme dans le déni, essayant de se convaincre que sa mère a perdu la vie durant le génocide. Mais en 1998, lors de sa première journée dans un internat de Butare, dans le sud du pays, elle trouve sur sa table, après la récréation, une courte note anonyme : « Tu es l’enfant d’une Interahamwe ! »
C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. « J’ai fini par accepter le fait que l’histoire de ma mère faisait partie de moi, et que je ne pouvais fuir la vérité indéfiniment. J’ai compris que sa réputation me précéderait où que j’aille. Il me fallait lui rendre visite en prison afin d’apprendre ce qu’elle avait réellement fait. »
J’ai compris que sa réputation me précéderait où que j’aille
Sur sa première rencontre au parloir, Nelly préfère garder le silence, tant l’émotion la submerge lorsqu’elle se la remémore. Entre la jeune femme et celle qu’elle n’avait plus revue depuis quatre ans, la route vers la vérité sera longue et sinueuse. « Je devinais qu’elle ne me disait pas tout, » confie-t‑elle.
Alors, à contrecœur, elle se résout à assister aux audiences des Gacaca, ces juridictions ancestrales remises au goût du jour par le gouvernement rwandais pour juger les centaines de milliers de crimes commis en 1994. « Je me cachais, de peur d’être reconnue ou même agressée, raconte Nelly. J’appréhendais aussi ce que j’allais découvrir. Finalement, cela m’a réconfortée d’entendre ma mère se repentir, reconnaître ses crimes, accuser parfois d’autres participants et demander pardon… »
Cela m’a réconfortée d’entendre ma mère se repentir
Au début des années 1990, la mère de Nelly n’était encore qu’une anonyme fonctionnaire travaillant pour Air Rwanda. Comme l’écrit, dans Vingtième Siècle, revue d’histoire, l’anthropologue Violaine Baraduc, qui a effectué un long travail en immersion auprès de huit femmes incarcérées pour génocide à Kigali, elle avait alors « beaucoup de difficultés à se situer entre l’identité tutsie, héritée de sa mère, et celle de Hutue, qu’elle a défendue, pour laquelle elle s’est battue, et que son père, militaire congolais hutu, avait demandée lors de sa naturalisation [rwandaise] en 1973 ».
Alors que l’ingénieur agricole tutsi qu’elle avait épousé militait dans un parti d’opposition au régime du président Juvénal Habyarimana, elle allait, à l’inverse, devenir une fervente supportrice du parti présidentiel, le Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), qui s’apprêtait à entamer sa dérive extrémiste à mesure que la rébellion du Front patriotique rwandais (FPR, aujourd’hui au pouvoir) accentuait sa pression militaire.
Dans son quartier, le petit cabaret qu’elle avait ouvert en parallèle de son activité professionnelle est devenu, à partir de 1992, le rendez-vous obligé des cadres du MRND et des officiers hutus de Kigali acquis aux thèses extrémistes.
Sans pitié
Entre Mwamine et son mari, la relation s’envenime progressivement. À la faveur d’une mutation professionnelle, l’époux part s’installer à Butare. Encore trop jeune pour comprendre ce qui se trame en coulisses, Nelly sent bien « qu’une certaine distance s’est instaurée et qu’il n’y a pas d’harmonie entre eux ».
La Mwamine de 1994 avait totalement changé
Le 5 avril 1994, lendemain de son anniversaire et veille de l’assassinat du président Habyarimana – qui servira de signal déclencheur au génocide –, son père vient la chercher, ainsi que ses deux jeunes frère et sœur, afin qu’ils séjournent chez lui pour les vacances de Pâques. Tous les quatre – tutsis, donc menacés – parviendront à rester cachés à Butare durant les trois mois d’horreur, grâce à l’aide d’un « boy » hutu.
À Kigali, Mwamine, elle, sombre dans les massacres comme on plonge sans retenue dans l’alcool. Parfois vêtue de tenues militaires, elle devient l’égérie des Interahamwe et des soldats extrémistes, les incitant à pourchasser les Tutsis sans pitié. « La Mwamine de 1994 avait totalement changé », racontera à Violaine Baraduc un ancien milicien, qui avait croisé la mère de Nelly dans les années 1992-1993 et avait le souvenir d’une dame « belle » et « élégante ». Quelques mois plus tard, elle était devenue « une femme très méchante, très déterminée dans les massacres… »
Fantômes
Devenue adulte, comme pour trouver un palliatif au sinistre pedigree qu’elle porte en héritage, Nelly se plonge avec ferveur dans les études. En 2008, après un cursus à Butare puis à l’université ougandaise de Makerere, elle est recrutée par la primature rwandaise en tant qu’analyste. Là, ses compétences font sensation et la présidence de la République la recrute comme conseillère en 2010. Deux ans plus tard, elle devient directrice adjointe du cabinet de Paul Kagame.
Ce parcours, qui paraît improbable pour la fille d’une femme égarée dans le génocide, Nelly a tenu à en témoigner en avril 2016 devant les plus hauts responsables de l’ONU, lors de la journée marquant la vingt-deuxième commémoration du génocide. « Je suis le fruit de cette politique qui promeut l’égalité des droits et des chances pour tous les Rwandais. Je suis la preuve vivante de ce qu’est le nouveau Rwanda », a-t‑elle lancé à la tribune, vêtue d’une tenue traditionnelle.
Je suis la preuve vivante de ce qu’est le nouveau Rwanda
À l’instar du Rwanda postgénocide, Nelly Mukazayire entend aujourd’hui tourner la page tragique de ce livre pour en écrire de nouvelles. « Je ne suis pas fière de ce qu’a fait ma mère, mais je ne veux pas rester plus longtemps prisonnière des fantômes du passé. J’ai fait le choix de les laisser derrière moi, de tracer mon propre chemin et de vivre ma vie. »
Fils et filles de…
On ne choisit pas sa famille, et l’histoire de Nelly Mukazayire n’est pas un cas isolé. Il en va ainsi pour Régine Iamuremye, la secrétaire exécutive du Club de l’unité – créé il y a plus de vingt ans par la première dame rwandaise, Jeannette Kagame –, qui est la fille de l’ancien président intérimaire Théodore Sindikubwabo. Ce dernier était à la tête du gouvernement génocidaire du printemps 1994.
Premier ministre du président Kagame de 2000 à 2011 et aujourd’hui président du Sénat, Bernard Makuza s’est lui aussi affranchi d’une ascendance pesante. Son père, Anastase Makuza, fut un cadre éminent de la Première République, au lendemain de l’indépendance, et appartenait au Parmehutu, le parti qui allait poser les bases de l’idéologie du génocide.
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