Le Cameroun, recordman africain de la plus longue déconnexion volontaire

Depuis trois mois, les deux régions anglophones du pays n’ont plus d’accès à internet. Une décision gouvernementale prise au nom de « l’ordre public » alors que la zone est en proie à des manifestations.

Une page internet indisponible… © Geralt/CC/pixabay

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Publié le 17 avril 2017 Lecture : 6 minutes.

Le 17 avril, cela fera quatre-vingt-dix jours que les deux régions occidentales du Cameroun sont privées d’accès à internet. Une situation aussi pénible pour les ménages – qui représentent 22 % de la population du pays – que pour les entreprises du Nord-Ouest et du Sud-Ouest.

Par cette coupure, les autorités entendent endiguer la propagation des velléités sécessionnistes des régions anglophones, dissuader les appels à rassemblement, mais aussi rendre impossible la circulation d’images montrant les brutalités policières exercées contre les avocats ou les étudiants qui manifestent depuis novembre 2016 pour dénoncer la marginalisation des populations anglophones.

J’ai vu des gens agglutinés sur un pont parce qu’à cet endroit précis les smartphones parvenaient à se connecter

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Certes, le calme est peu à peu revenu depuis l’interruption des rassemblements, en mars, mais les opérations « ville morte » se poursuivent dans les commerces et les écoles. La situation n’est donc pas jugée suffisamment stable par le gouvernement pour ordonner le rétablissement d’internet. La ministre des Postes et Télécommunications, Minette Libom Li Likeng, s’est contentée d’inviter les populations déconnectées à la « patience ».

Au quotidien, ce long isolement numérique aura engendré des perturbations notables. « J’ai vu des gens agglutinés sur un pont parce qu’à cet endroit précis les smartphones parvenaient à se connecter, relate Franck Fokam, le patron d’un fournisseur d’accès qui se trouvait en mission, mi-mars, à Bamenda et à Buéa. C’est donc là qu’ils viennent quelques minutes, le temps de télécharger leurs e-mails, avant de repartir. »

Retour à l’âge de pierre

Même les conversations téléphoniques se font plus rares, faute de pouvoir utiliser des applications mobiles gratuites de type WhatsApp ou Viber, qui utilisent le réseau. Et les grandes entreprises font grise mine, à l’instar de la Cameroon Development Corporation (CDC), deuxième employeur du pays derrière l’État. « Nous sommes revenus à l’âge de pierre, se désole l’un de ses cadres. Faute de connexion, nous sommes obligés de transporter physiquement les données sur CD ou clé USB. »

Les banques, dont les serveurs sont pour la plupart installés à Douala et à Yaoundé, sont tout particulièrement pénalisées. Aussi, certains établissements instaurent de nouvelles procédures incluant l’usage du téléphone, tandis que d’autres, plus fortunés, investissent dans l’acquisition d’un V-Sat, un moyen de communication par satellite permettant notamment de transférer des données.

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Des conséquences financières

À Yaoundé, promoteurs et partisans de la censure se répandent en arguments afin de justifier cette ségrégation technologique, donnant la priorité au maintien de l’ordre. Issa Tchiroma Bakary, le ministre de la Communication, estime ainsi que « la responsabilité du gouvernement est de préserver l’ordre public ».

Pourtant, au sein même du gouvernement, cette gestion exclusivement sécuritaire de la fronde anglophone est loin de faire l’unanimité. Conseiller technique à la présidence, l’économiste Christian Penda Ekoka dénonce notamment les « conséquences financières inimaginables » pour les jeunes gens de ces régions qui ont lancé des start-up. « Leur activité dépend d’internet, et le manque à gagner est considérable, s’inquiète-t‑il.

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Cette situation est d’autant plus absurde qu’il existe des solutions technologiques pour identifier et neutraliser les activistes dont on estime qu’ils représentent une menace. » Une certitude que relativise toutefois un ingénieur : « Le chiffrement de bout en bout développé par WhatsApp est un casse-tête pour les services de sécurité. En principe, ce système de cryptage empêche les écoutes électroniques, d’où qu’elles viennent. » Pour les autorités, la coupure pure et simple d’internet est donc préférable à une surveillance des communications devenue trop aléatoire.

Le gouvernement ferait mieux de soutenir les efforts des jeunes startuppers plutôt que de les entraver

La mesure, disproportionnée par rapport à la menace, fait en outre du pays le recordman africain de la plus longue déconnexion volontaire. Un constat paradoxal eu égard au plaidoyer récent du président Paul Biya en faveur des nouvelles technologies. « À chaque génération ses défis historiques pour le devenir de la nation. Je puis dire que, pour notre jeunesse, l’un des défis majeurs est de réussir l’arrimage à ce phénomène marquant qu’est l’économie numérique. J’invite toute la nation à se mobiliser résolument pour accompagner les nombreuses initiatives de nos jeunes dans ce domaine », déclarait-il le 10 février 2016 à l’occasion de la Fête de la jeunesse.

« Il est regrettable qu’une faction de “sécurocrates” ait inspiré une telle approche à la plus haute autorité politique du pays, déplore Penda Ekoka. La plupart de ces jeunes [les startuppers de la Silicon Mountain] ont lancé leur entreprise avec de maigres moyens, souvent aidés par leur famille et leurs amis. Le gouvernement ferait mieux de soutenir leurs efforts plutôt que de les entraver. »

Même inquiétude chez les principaux opérateurs de téléphonie mobile, qui se sont diversifiés dans la fourniture d’accès à internet. Si aucun n’a souhaité donner suite à nos sollicitations, nul besoin d’être devin pour comprendre que la mise hors réseau de deux régions affectera négativement leur chiffre d’affaires. Une « baisse inévitable » qui, selon un chef d’entreprise du secteur, « aura forcément un impact fiscal ».

Gros contributeurs aux recettes budgétaires de l’État, ces opérateurs s’étaient acquittés de 617 milliards de F CFA (940 millions d’euros) d’impôts et taxes sur la période 2010-2014. Avec l’instauration en 2016 d’une nouvelle taxe sur les communications téléphoniques et les services internet, l’État prévoyait d’accroître cette cagnotte. Sa réaction jusqu’au-boutiste à la crise anglophone risque fort de contrarier ses prévisions.

#BringBackOurInternet, la résistance virtuelle

Aussi salée soit-elle, l’addition ne semble pas de nature à faire reculer Yaoundé. Reste la pression extérieure. Sur les réseaux sociaux, la résistance virtuelle s’organise, via les hashtags #BringBackOurInternet et #KeepItOn. Et la mobilisation va jusqu’à s’inviter dans la campagne présidentielle française.

Destinataires d’un appel lancé par Internet sans frontières, deux candidats ont d’ores et déjà promis de se joindre à la mobilisation contre cette « répression par internet » d’une ampleur inédite, indique – sans vouloir les nommer – Julie Owono, la responsable du bureau Afrique de l’ONG. « Rien ne nous indique que la connexion sera rétablie au cours des prochains jours. Bien au contraire, la dernière sortie de la ministre des Postes et Télécommunications nous laisse présager que la coupure va perdurer. Nous avons donc estimé qu’il était important d’interpeller le futur chef de l’État afin que la place d’internet dans la démocratisation soit inscrite dans l’agenda des relations entre la France et ses partenaires, notamment en Afrique », explique-t‑elle.

Si la situation inquiète bien au-delà du Cameroun, c’est aussi pour des raisons plus prosaïques. En effet, l’architecture d’internet est ainsi faite que la perturbation d’une partie du réseau a un impact sur d’autres points de connectivité à travers le monde.

Une chute brutale du nombre d’adresses IP déclarées dans le pays, signe que des routeurs ont été coupés, menace donc la stabilité de l’infrastructure. « C’est mauvais pour le business, déplore un chef d’entreprise sénégalais. Au lieu de tout bloquer, ils auraient pu se limiter aux réseaux sociaux. » Mais pour faire régner l’ordre public d’un bout à l’autre du web 2.0, Yaoundé est prêt à tous les sacrifices.

De la protestation aux appels à la sécession

Craignant que l’étincelle anglophone ne mette le feu à toute la plaine, le gouvernement camerounais n’a pas lésiné sur les moyens : armée déployée dans les villes des deux régions occidentales, coupure totale d’internet, arrestation des activistes ou supposés meneurs, dont Ayah Paul Abine, l’avocat général de la Cour suprême, embastillé depuis le 21 janvier…

Au point de départ de la contestation, des avocats qui, depuis mi-2016, se plaignent de la prééminence du droit civil d’inspiration française sur le droit de tradition anglo-saxonne, auquel les habitants de l’ancien Cameroun britannique sont assujettis. Ils exigeaient également la traduction en anglais des textes relatifs à l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (Ohada), la création d’un barreau anglophone ou encore le retrait des magistrats francophones des tribunaux anglophones.

Opérations ville morte

Face au silence du gouvernement, les frondeurs haussent le ton. Le 8 novembre 2016, une manifestation est violemment réprimée par les forces de l’ordre, suscitant une vive indignation. Les enseignants basculent alors à leur tour dans la grève. Minoritaires, les partisans de la sécession se sentent alors pousser des ailes. Ils jettent de l’huile sur le feu, dénonçant une volonté de marginaliser, voire d’absorber, l’« identité » anglophone.

Selon eux, les gouvernements successifs ont trahi l’esprit des accords ayant conduit, en 1961, à la réunification des deux territoires anciennement placés sous la tutelle respective des Français et des Britanniques. Depuis, les opérations « ville morte » s’enchaînent, l’année blanche menace, tandis que l’économie des deux régions s’essouffle.

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