Israël-Palestine : bienvenue à Hébron, ville de l’impossible cohabitation
Divisée en deux secteurs, Hébron, cité cisjordanienne chargée d’histoire et triplement sainte, illustre la difficile – voire impossible – cohabitation entre colons israéliens et résidents palestiniens. Reportage.
Côté pile, Bab al-Zawiya, la place centrale de Hébron, et le tumulte de sa vie quotidienne, mêlant les cris des marchands, les coups de klaxon et les appels à la prière des muezzins. Côté face, la rue Shuhada, déserte, où les rares personnes visibles sont des soldats de Tsahal adossés à leurs guérites. Autour de ces silhouettes règne un silence de mort que vient seulement troubler le bruit des drapeaux israéliens claquant au vent.
Dans cette partie de la ville contrôlée par Tel-Aviv, le vide contraste avec la vie grouillante des rues palestiniennes. Quelques mètres à peine séparent ces deux mondes qui résument à eux seuls la dualité de Hébron, une ville de 200 000 habitants dont la vie intense s’arrête net aux portes des colonies israéliennes, qui occupent quatre rues de la casbah.
Ici, l’intifada est une spécialité israélienne
Une ville qui meurt
C’est en effet dans la vieille ville que se dessine la fracture. Ici coexistent 650 Israéliens, qui habitent dans quatre colonies – Avraham Avinu, Tel Rumeida, Beit Hadassah et Beit Romano –, et 35 000 Arabes, qui résident dans le reste du centre sous l’étroite surveillance de 2 000 soldats de Tsahal chargés d’assurer la sécurité de leurs compatriotes.
« Depuis l’arrivée des colons, la vieille ville se meurt », déplore Jamal, qui tient une échoppe au détour d’une ruelle de la casbah. Du regard, il désigne le filet métallique horizontal jonché de pierres, de gravats et de déchets qui sépare le rez-de-chaussée de la rue du premier étage. On distingue à travers ses mailles des drapeaux israéliens accrochés aux fenêtres du premier étage : « Voilà à quoi nous en sommes réduits depuis leur arrivée. Nous avons dû poser ce grillage pour nous protéger de nos nouveaux voisins qui, quand ils ne déversent pas sur nous leur urine, nous jettent des pierres sur la tête pour nous faire fuir et racheter nos fonds de commerce. Ici, l’intifada est une spécialité israélienne ! » ironise-t‑il.
Traumatisme
Les colons se sont progressivement installés dans la vieille ville à partir des années 1970, alors que Hébron, comme toute la Cisjordanie, était sous administration israélienne. Aux termes du protocole de Hébron signé en 1997, l’Autorité palestinienne (AP) a récupéré le contrôle de 80 % du centre-ville, le secteur dit H1, les 20 % restants (H2) étant maintenus sous administration de l’État hébreu. Un partage vécu comme un traumatisme par les habitants israéliens, qui ont néanmoins obtenu la jouissance exclusive de quatre rues de la vieille ville.
Et comme leurs appartements donnent de l’autre côté sur les rues adjacentes, ils manifestent leur mécontentement en s’en prenant aux commerçants et à leurs boutiques situées juste en dessous de leurs fenêtres. Quand ces derniers ont voulu porter plainte, ils se sont heurtés aux risques liés au droit israélien.
Les Palestiniens sont en effet assujettis au droit militaire, et les Israéliens, au droit civil, ce qui signifie qu’un Israélien bénéficie de la présomption d’innocence quand un « suspect » palestinien peut être incarcéré huit jours avant son jugement. Pis : s’il est soupçonné de terrorisme, il peut être placé en détention administrative, c’est‑à-dire qu’il peut être incarcéré pendant six mois sans inculpation ni jugement. Une procédure renouvelable indéfiniment qui a pour effet de doucher les ardeurs des commerçants.
J’ai envie de crier, de tous leur demander : “Mais pourquoi faites-vous ça ? Rentrez chez vous !” Mais je n’ose pas
Quelques mètres plus loin, l’escalier tortueux qui mène à l’appartement de Gandi et de sa famille s’est transformé pendant la nuit en patinoire, un colon voisin ayant tiré à la carabine sur les canalisations, qui fuient abondamment. À 16 ans à peine, cet adolescent à la mine renfrognée a passé toute sa vie à se battre pour garder son logement. Il raconte ses années de résistance.
« En 2005, les colons sont venus proposer à mes parents 5 millions de dollars et un visa pour les États-Unis si on quittait la maison. Ils ont dit non. Après notre refus, des colons ont lancé un cocktail Molotov dans la chambre de mes deux frères, qui sont morts brûlés. » La veille encore, un autre colon a sauté de toit en toit pour arriver chez Gandi, où il a percé le réservoir d’eau à coups de tournevis.
« J’ai envie de crier, de tous leur demander : “Mais pourquoi faites-vous ça ? Rentrez chez vous !” Mais je n’ose pas. » Rassemblés au sein du comité de la communauté juive de Hébron, les habitants israéliens tentent en effet coûte que coûte de racheter les maisons voisines pour étendre leurs possessions. Le jeune homme soupire et murmure : « Bienvenue à Hébron. »
Check-points et soldats
Sur les quelque 35 000 Palestiniens qui habitent encore la vieille ville, 6 000 sont, selon l’ONU, en contact direct avec les colons. Chaque jour, ils doivent franchir l’un des 18 check-points permanents installés à la lisière de H2. À celui qui se trouve à l’entrée de la vieille ville donnant sur la synagogue, Ori [le prénom a été changé], un jeune soldat israélien de 18 ans peu loquace, sue à grosses gouttes sous son lourd équipement.
Ils ne sont pas tous fous !
Voilà un an qu’il « travaille à Hébron ». Il est fier à la fois « d’accomplir [son] devoir de protection des colons, mais aussi d’entretenir des relations de bon voisinage avec les Palestiniens ». À ce moment justement, Ghassan, un habitué des lieux, passe le tourniquet métallique rouillé en saluant cordialement Ori. « Vous voyez, on s’entend très bien ! » sourit ce dernier.
Ghassan, qui tient un magasin de souvenirs au pied de la mosquée d’Ibrahim, non loin de là, décrit pourtant des rapports d’une tout autre nature : « Je lui dis bonjour parce qu’il faut être pacifique pour que le business fonctionne, mais il m’a arrêté il y a à peine un mois. Je me suis même battu avec lui. D’ailleurs, j’ai été interdit d’entrée en Israël pour deux ans. »
À l’inverse, certains habitants, comme Leïla, vendeuse de keffiehs traditionnels dans la vieille ville, reconnaissent que « les soldats peuvent parfois avoir leur utilité ». Autour d’un thé fumant, cette vieille dame enthousiaste se rappelle comment une patrouille militaire a sauvé sa sœur. « Elle venait de se faire cracher dessus par plusieurs colons dans la rue. Folle de rage, elle leur avait sauté dessus et ils avaient commencé à la frapper. Heureusement, ces soldats sont intervenus, ils se sont excusés pour ce que leurs compatriotes avaient fait. Ils ne sont pas tous fous ! »
Retour
Fondé il y a quatre mille ans, Hébron abrite le tombeau des Patriarches, un lieu saint du judaïsme et de l’islam, où sont censées reposer les dépouilles de quatre couples fondateurs dans les religions monothéistes (Adam et Ève, Abraham et Sarah, Isaac et Rebecca, Jacob et Léa). C’est ici aussi qu’ont été érigées la mosquée d’Ibrahim, quatrième lieu saint de l’islam, et la synagogue d’Abraham. Deux bâtiments mitoyens, deux lieux de mémoire et de célébration d’un passé traumatique à l’origine du conflit qui déchire juifs et musulmans à Hébron depuis près d’un siècle.
Il ne s’agit pas d’une colonisation, mais d’un retour sur les lieux historiques du judaïsme
En 1994, alors que les accords d’Oslo venaient d’être signés, Baruch Goldstein, un juif fondamentaliste, fait irruption dans la mosquée d’Ibrahim, qui plus est en plein ramadan, et mitraille les fidèles. Il fait 29 morts et 125 blessés. Aujourd’hui, les visages des 29 victimes sont encore placardés un peu partout dans la ville.
Noam Amron, porte-parole du comité de la communauté juive de Hébron, nous reçoit à quelques mètres de la nouvelle synagogue du quartier juif. D’emblée, l’argument historique surgit dans la conversation : « Il ne s’agit pas d’une colonisation, mais d’un retour sur les lieux historiques du judaïsme. Nous sommes la première communauté juive du monde, nous nous sommes installés ici il y a quatre mille ans. Nous avons été agressés par les terroristes musulmans par le passé, nous sommes revenus ici parce que nous ne pouvions pas laisser les Arabes détruire ce que nous avions construit ! »
Le problème, c’est qu’on ne peut pas distinguer un bon Palestinien d’un terroriste. Le meilleur moyen de le faire, c’est de les contrôler, c’est aussi simple que ça
Noam Amron en est convaincu : il agit en combattant. « Nous sommes en première ligne d’une guerre où nous représentons le camp de la civilisation », poursuit-il avec verve, refusant d’être étiqueté comme le bourreau des Palestiniens : « Quand je suis arrivé ici, il y a quarante-trois ans de cela, je voulais vivre en paix avec les Arabes, et, malgré tout ce qui s’est passé depuis, je suis toujours dans cette optique. »
Léa, une Franco-Israélienne de 60 ans qui vit depuis trente ans dans une colonie voisine, partage cet état d’esprit : « Mon fils a perdu une jambe quand il a fait son service militaire. Pourtant, je ne ressens aucune haine contre les Arabes. On ne vient pas envahir, il faut juste nous laisser habiter ici comme on l’entend. » Léa affirme cependant ne plus pouvoir « leur faire confiance. Le problème, c’est qu’on ne peut pas distinguer un bon Palestinien d’un terroriste. Le meilleur moyen de le faire, c’est de les contrôler, c’est aussi simple que ça ».
Nakba
Un peu plus haut, dans la colonie israélienne de Tel Rumeida, quelques silhouettes arpentent la rue déserte. Surprise, elles sont palestiniennes. Quelques Arabes ont en effet été autorisés à conserver leurs logements après le protocole de Hébron, comme Hashem Azeeh, un médecin de 52 ans, décédé peu de temps après que nous l’avons rencontré.
La haine est aujourd’hui trop profondément enracinée
Peu avant sa mort, il s’était confié sur les désagréments qu’il subissait de la part de ses nouveaux voisins. « Depuis la signature du protocole en 1997, nous vivons une seconde Nakba, mais bien pire celle-là, puisqu’elle est quotidienne. C’est de la mesquinerie, de la cruauté. Nos enfants se font attaquer quand ils rentrent de l’école. Ils ont aussi coupé les canalisations d’eau. À un moment, pour nous dissuader de rester, ils ont barré l’accès à notre maison par la route. On devait escalader le muret du jardin pour rentrer chez nous. »
Pourtant, malgré les coups de bottes et de crosse des soldats sur la femme de Hashem, celui-ci et sa famille n’ont jamais sombré dans la violence. En brandissant une édition anglaise d’Indignez-vous !, de son ami Stéphane Hessel, il poursuit : « Je ne suis pas contre les juifs, j’ai des amis juifs ; tout ce que nous voulons, c’est notre liberté, comme n’importe qui dans le monde. Mais la haine est aujourd’hui trop profondément enracinée. »
La guerre des visites guidées
Profondément marqué par les deux massacres de 1929 (67 juifs tués) et de 1994 (29 musulmans morts), Hébron est aussi divisé sur l’écriture de son histoire. Dans les rues des colonies, des pancartes expliquent que les commerces palestiniens ont été abandonnés « à cause du terrorisme islamiste », que le gouvernement israélien a « abandonné 97 % de la ville aux mains de l’Autorité palestinienne en 1997 ». Outre un site internet et une lettre d’information, le comité de la communauté juive organise également des visites guidées au fonctionnement particulier. Le tour est gratuit, mais les guides exigent une « donation d’au moins 50 dollars [environ 47 euros] pour alimenter le fonds de Hébron ».
« Nous espérons que vous voudrez donner plus une fois sur place » pour financer l’entretien des lieux saints, mais aussi les soldes des militaires qui surveillent la ville, peut-on lire sur la plaquette de présentation. À Hébron, le tourisme n’a rien d’anodin puisque de nombreux organismes plus ou moins partisans proposent des visites très politiques. L’ONG Breaking the Silence, composée d’anciens soldats israéliens, propose elle aussi une découverte de la ville. Un dual narrative tour a même été mis en place il y a quelques années pour montrer aux touristes la différence de discours entre Palestiniens et colons israéliens.
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