Le conflit au Yémen, un avis de tempête pour la mer Rouge

Intriqué aux tensions qui minent la Corne de l’Afrique, l’enlisement du conflit au Yémen risque de faire basculer dans le chaos une zone stratégique pour le commerce international.

Rassemblement houtiste le 12 octobre 2016 à Saana au Yémen © Hani Mohammed/AP/SIPA

Rassemblement houtiste le 12 octobre 2016 à Saana au Yémen © Hani Mohammed/AP/SIPA

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 21 avril 2017 Lecture : 7 minutes.

« L’ennemi a vécu dans l’illusion en se croyant capable de l’emporter en une semaine ou en un mois, mais il s’est enlisé », a clamé le leader rebelle Abdel Malek al-Houthi devant des dizaines de milliers de partisans rassemblés le 26 mars sur la grande place de Sanaa. Ce jour-là, la dernière des trois guerres surgies des révoltes arabes entrait dans sa troisième année.

Le 26 mars 2015, l’Arabie saoudite avait en effet pris la tête d’une coalition arabe pour anéantir les houthistes, les rebelles d’un Nord longtemps méprisé par le pouvoir central qui avaient profité en 2014 du désordre consécutif à la révolution yéménite pour s’emparer d’une grande partie du pays, dont la capitale, Sanaa, et Aden, dans l’extrême sud du pays, port stratégique à l’entrée de la mer Rouge.

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Opération tempête décisive

Officiellement justifiée par l’appui au gouvernement légitime d’Abd Rabbo Mansour Hadi, élu dans la foulée de la révolution en 2012 avant d’être chassé par les houthistes, l’opération baptisée Tempête décisive visait surtout à conjurer la grande menace chiite iranienne que Riyad voit partout à ses portes.

Car les rebelles houthistes sont aussi issus de la minorité zaydite, une branche du chiisme, et n’ont jamais rejeté le soutien politique que pouvait leur offrir Téhéran. La tempête saoudienne s’est déchaînée, sans aucun effet décisif pour la coalition et le gouvernement qu’elle soutient. Les milliards de dollars de bombes déversées par la pétromonarchie sur le plus pauvre des États arabes n’ont pas fait reculer significativement les rebelles.

Experts de la guérilla, les houthistes bénéficient aussi du puissant soutien de l’ex-président Ali Abdallah Saleh, renversé par la révolution de 2011 mais auquel des éléments de l’armée sont restés fidèles. Certes, Aden a rapidement été libéré de l’emprise houthiste, et Mokha, sur la côte, a été repris le 7 février. Mais les troupes au sol de la coalition saoudienne progressent péniblement et risquent de rencontrer plus de difficultés encore si elles parviennent à atteindre la moitié nord du pays.

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Une zone stratégique

En avril 2015, l’opération Restaurer l’espoir a succédé à Tempête décisive, mais la perspective d’un règlement politique s’est éloignée avec l’échec, en août 2016, des négociations menées sous l’égide de l’ONU. L’enlisement militaire n’a fait que plonger le pays dans « l’une des plus graves crises humanitaires au monde », s’alarmaient six ONG, le 22 mars, à Paris.

Les dominos sont sur la table, comment éviter qu’ils ne se renversent ?

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Il consacre la fragmentation du pays et fait le lit des jihadistes de Daesh et d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (Aqpa), qui s’y sont taillé des fiefs. Le pourrissement pourrait aussi avoir des conséquences graves pour la stabilité d’une zone, la mer Rouge, stratégique pour le commerce international (20% des exportations mondiales y transitent) et dont la rive africaine est aussi minée par des tensions politico-militaires complexes. « Les dominos sont sur la table, comment éviter qu’ils ne se renversent ? » s’interrogeait le chroniqueur Renaud Girard dans un billet du Figaro intitulé L’engrenage de la guerre en mer Rouge, le 14 mars.

Le conflit yéménite peut-il faire basculer la mer Rouge et la Corne de l’Afrique dans le chaos, comme la guerre de Syrie a embrasé la Mésopotamie et celle de Libye le Sahel ? Comme 20 000 Yéménites réfugiés à Djibouti, il a déjà franchi en quelque sorte le détroit de Bab al-Mandab. À partir d’avril 2015, les Émirats arabes unis, principaux alliés des Saoudiens dans cette affaire, ont lancé leurs bombardiers à l’assaut du Yémen depuis la base navale d’Assab, sur la côte de l’Érythrée, qui leur en a accordé la concession pour trente ans.

Des bases en Afrique

En décembre 2016, les Émiratis signaient avec les autorités de l’État non reconnu du Somaliland un bail de 25 ans pour occuper la base navale de Berbera, ancienne installation soviétique réaménagée par l’armée américaine pour ses opérations en Irak en 1991 et 2003. Le même mois, le ministre djiboutien des Affaires étrangères se félicitait de l’implantation d’une base saoudienne dans son pays, verrou de Bab al-Mandab, qui accueille déjà les armées de six nations.

Le siège des pétromonarchies s’est donc refermé sur le Yémen depuis la côte africaine de la mer Rouge. Bases stratégiques pour le contrôle du territoire yéménite, elles renforcent aussi, selon les observateurs, le blocus sur l’armement à destination des houthistes et de leurs alliés. « Via Oman mais surtout via le port de Hodeida, de nouvelles armes iraniennes sont parvenues aux houthistes, des Scud capables d’atteindre des villes saoudiennes ou des bâtiments en mer Rouge », précise Tewfik Aclimandos, spécialiste des relations internationales et professeur à l’université du Caire.

Le 28 mars, la coalition annonçait que la défense antiaérienne saoudienne avait intercepté une salve inédite de quatre missiles balistiques tirée par les houthistes vers des localités saoudiennes. Mais le 31 janvier, un missile rebelle avait fait mouche, tuant 80 soldats émiratis et saoudiens sur l’île de Zuqar, en mer Rouge. Les bases d’Assab, de Djibouti et de Berbera sont désormais à portée de tir. La veille de l’attaque de Zuqar, c’est un drone bourré d’explosif qui touchait une frégate saoudienne, faisant deux morts.

Trois bases arabes pour prendre à revers les houtistes.

Trois bases arabes pour prendre à revers les houtistes.

Un équilibre fragile

Missiles et aéronefs ne sont pas les seuls à traverser la mer Rouge. Par milliers, des soldats subsahariens sont employés en première ligne sur le sol yéménite par les états-majors saoudien et émirati. En 2015, un rapport de l’ONU évoquait déjà la présence de 400 soldats érythréens sous commandement émirati. Ils seraient aujourd’hui 700.

En octobre de la même année, les premiers contingents de soldats soudanais prenaient pied dans la péninsule. Leur nombre est aujourd’hui évalué à près de 5 000. « Fin mars, les choses ont un peu changé, explique Gérard Prunier, historien spécialiste de la Corne de l’Afrique, quand les Soudanais ont décidé, sous pression saoudienne, de remplacer par des milices Djandjawid les troupes régulières et médiocres qu’ils avaient envoyées au Yémen contre la promesse, qui tarde à être tenue, d’un versement de 5 milliards de dollars. »

Longtemps brouillés, Riyad et Khartoum marchent désormais main dans la main, comme en témoignent les exercices militaires aériens conjoints de leurs armées commencés le 29 mars. Un rapprochement qui n’aurait pu avoir lieu sans la rupture, en janvier 2016, des relations diplomatiques entre le Soudan et l’Iran, auparavant partenaires stratégiques. Djibouti en avait fait alors de même. Comme il retentit sur les diplomaties locales, l’interventionnisme des pétromonarchies pourrait rebattre les cartes politiques dans la Corne de l’Afrique, au risque de déstabiliser une région à l’équilibre fragile.

Des tensions annexes

En état de guerre larvée avec l’ancien frère érythréen, l’Éthiopie ne voit pas d’un bon œil l’installation des troupes émiraties à Assab, port longtemps convoité par cet État enclavé. Les tensions à la frontière entre l’Éthiopie et l’Érythrée dégénèrent régulièrement depuis le fragile armistice signé à Alger en 2000. Le 6 juin 2016, après un accord bilatéral, des troupes éthiopiennes stationnaient dans le nord de Djibouti, près de la frontière. Six jours plus tard, une incursion de soldats depuis le nord de l’Éthiopie en Érythrée provoquait d’intenses combats d’artillerie pendant vingt-quatre heures.

Que des tensions puissent s’interconnecter, oui. Qu’elles mettent le feu à toute la région, non.

L’assurance-vie que s’est offerte Asmara sur son port d’Assab en en faisant la concession à Abou Dhabi provoquera-t‑elle la fébrilité d’Addis-Abeba ? Pis, pour les Éthiopiens, la visite sur cette base d’officiers égyptiens, proches des Émiratis, rappelle la menace brandie par Le Caire, en juin 2013, d’une attaque aérienne sur le barrage de la Renaissance qu’Addis-Abeba érige sur le Nil.

Aclimandos tempère : « L’option militaire n’est même pas la dernière des options : Le Caire n’en veut pas. Mais la guerre du Yémen, à laquelle participent les Égyptiens avec quelques navires et une poignée de chasseurs, leur permet de s’établir à portée de l’Éthiopie et d’exercer des pressions pour que leurs exigences concernant le barrage soient enfin considérées. »

Au-delà d’un conflit interétatique, la crise yéménite ne risque-t‑elle pas de s’intriquer avec d’autres tensions internes sur la rive opposée de la mer Rouge et d’embraser l’ensemble de la zone, comme on a pu le voir au Sahel et en Mésopotamie ? Prunier aussi tempère : « Saoudiens et Émiratis n’ont d’autre intérêt sur la côte africaine que de prendre le Yémen à revers, le processus chimique n’est pas le même en mer Rouge que dans les zones périphériques à la Libye et à la Syrie pour que le conflit s’y étende. Et puis il y a la mer Rouge. Que des tensions puissent s’interconnecter, oui ; qu’elles mettent le feu à toute la région, non. »

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