Arts : au musée du Quai Branly, un voyage au cœur de la « magie » Picasso

Au début du XXe siècle, le jeune Pablo Picasso découvre les arts classiques d’Afrique, d’Océanie et des Amériques. Il est envoûté par leur magie. Au point de faire corps avec les âmes qui les habitent.

Le peintre Pablo Picasso. © Naver/CC/wikipédia

Le peintre Pablo Picasso. © Naver/CC/wikipédia

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Publié le 27 avril 2017 Lecture : 6 minutes.

Picasso était un ogre. Il mangeait les femmes et la vie, dévorait le monde et tout ce qui pouvait nourrir sa fureur créatrice. Son goût pour les arts classiques africains, qui ouvrirent son regard à une infinité de possibles, est aujourd’hui connu des spécialistes comme du grand public – mais souvent caricaturé, réduit à la révolution esthétique qu’il proposa en 1907 avec Les Demoiselles d’Avignon, tableau précurseur du cubisme.

Tout l’intérêt de l’exposition « Picasso primitif », présentée au Musée parisien du quai Branly jusqu’au 23 juillet 2017, est d’aller bien au-delà de ce savoir diffus, plongeant le visiteur dans l’antre mystérieux où l’alchimiste dépèce, décortique, mâche, avale, digère, régurgite et crée.

L’intérêt de Picasso pour les arts dits “primitifs” a duré toute sa vie

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En bon pédagogue conscient de la complexité de son sujet, le commissaire d’exposition, Yves Le Fur, s’est refusé à projeter le visiteur d’entrée de jeu dans la marmite du bouillonnement créatif. Il a ménagé un sas chronologique permettant de préparer l’immersion. « La question de l’inspiration n’est pas simple, dit-il. L’intérêt de Picasso pour les arts dits “primitifs” a duré toute sa vie. Certains objets, achetés dès 1908, l’ont accompagné sa vie durant. Il entretenait avec eux une relation quotidienne intime. »

La première partie de l’exposition consiste donc à détailler comment le Catalan est entré en contact avec des œuvres non seulement africaines, mais aussi océaniennes ou américaines, et à démontrer qu’il les emportait avec lui à chaque déménagement. Un amusant jeu de piste photographique montre, sur des images couvrant toute la vie du maître, des masques et des sculptures disposés de-ci de-là dans le capharnaüm des ateliers, veillant sur les visiteurs qui tentent d’entrevoir l’aura du génie.

Masques

À l’orée du XXe siècle, Picasso n’est pas l’unique artiste, ni le premier, à tourner le regard vers l’ailleurs. Au cours de l’été 1905, Georges Braque achète un masque africain, peut-être tsogho. Il récidivera en 1910 avec un masque fang. En 1906, Maurice de Vlaminck et André Derain se rendent plusieurs fois au Musée d’ethnographie du Trocadéro…

Et c’est sans doute durant l’automne de cette année que Picasso découvre pour la première fois un masque fang, exposé chez Derain, qui l’a racheté à Vlaminck. À moins que ce ne soit par l’intermédiaire de Matisse, qui, à la même époque, achète un nkisi vili du Congo ?

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Quoi qu’il en soit, Picasso commence à peindre Les Demoiselles d’Avignon en février 1907, et ses nombreuses visites au musée du Trocadéro modifient définitivement son regard. « Quand je suis allé au Trocadéro, c’était dégoûtant. Le marché aux Puces. L’odeur. J’étais tout seul. Je voulais m’en aller. Je ne partais pas. Je restais. Je restais. J’ai compris que c’était important : il m’arrivait quelque chose, non ? […] J’ai compris pourquoi j’étais peintre. Tout seul dans ce musée affreux, avec des masques, des poupées peaux-rouges, des mannequins poussiéreux. Les Demoiselles d’Avignon ont dû arriver ce jour-là mais pas du tout à cause des formes : parce que c’était ma première toile d’exorcisme, oui ! » racontera-t-il plus tard à André Malraux.

La peinture, c’est une forme de magie qui s’interpose entre l’univers hostile et nous

Exorcisme, comme si soudain toute la sorcellerie contenue dans la statuaire classique africaine s’emparait de l’esprit d’un artiste pour le remodeler à sa guise. « Et alors j’ai compris que c’était le sens même de la peinture, poursuit Picasso [cité par Françoise Gilot]. Ce n’est pas un processus esthétique ; c’est une forme de magie qui s’interpose entre l’univers hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs. Le jour où je compris cela, je sus que j’avais trouvé mon chemin. »

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Fin juin, début juillet 1907, le jeune homme de 25 ans achève sa toile révolutionnaire. « Picasso a trouvé dans ces arts-là la porte qui a libéré l’art moderne », affirme Le Fur. Au poète Guillaume Apollinaire, le peintre écrit : « Mes plus grandes émotions artistiques, je les ai ressenties lorsque m’apparut soudain la sublime beauté des sculptures exécutées par les artistes anonymes de l’Afrique. Ces ouvrages d’un religieux passionné et rigoureusement logique sont ce que l’imagination humaine a produit de plus puissant et de plus beau. Je me hâte d’ajouter que cependant je déteste l’exotisme. »

Magie

Séduit, pour ne pas dire envoûté, il commence alors à collectionner des œuvres d’art africain et océanien. Son premier achat est, vraisemblablement, un magnifique tiki des îles Marquises. Il ne s’arrêtera plus : tambour kongo, harpe kele, poteaux de faîtage kanaks, sculpture tsogho, masques punus, mukuyis, bagas ou krous…

L’exposition détaille les emplettes de l’artiste et distille de nombreux détails sur les relations indirectes qu’il entretenait avec le continent par le biais du monde de la culture, s’intéressant aux voyages et aux recherches de Michel Leiris, échangeant avec Léopold Sédar Senghor ou Aimé Césaire.

Passé cette introduction dans la plus pure tradition de l’histoire de l’art occidentale, Yves le Fur propose un autre voyage, au cœur même de la magie, en un lieu où « les proximités ne sont pas […] des preuves mais des rencontres sur de mêmes anxiétés et de mêmes désirs ».

Soulignant que l’artiste acquiert grâce aux œuvres non occidentales « une invention et une liberté formelle à l’opposé des conventions de la peinture et de la sculpture d’alors, académiques ou impressionnistes », il présente côte à côte des œuvres de Picasso et des créations africaines ou océaniennes. Le Jeune Garçon nu et L’Homme nu sont entourés par des sculptures du Nigeria, d’Indonésie, de Mélanésie. Les proximités sont frappantes, comme celles entre le Buste de femme (Fernande) ou la Femme debout et les figures féminines en bois sculpté qui les accompagnent.

Fantasmes

Mais il ne s’agit pas que de cela, il ne s’agit pas de démontrer que Picasso est en communion avec ces artistes habités ou de lister une série de similitudes. Non, il s’agit plutôt de pénétrer au plus profond de l’esprit humain, d’entrer dans cette caverne emplie d’ombres et de lumières, de rêves et de fantasmes, où s’aventurent, entraînés par une force qui les dépasse, les créateurs, d’où qu’ils viennent, pour essayer de traduire avec leurs mains ce qui fait l’essence même de l’humanité.

Là, le « corps-à-corps » des œuvres conduit, au-delà des archétypes, à cerner l’homme dans toute l’étendue de son existence, sans nier ses métamorphoses, sa part animale, voire ses avatars monstrueux – ou considérés comme tels par des sociétés qui ne pourraient survivre sans contraindre, réglementer, domestiquer ce qui relève de notre nature profonde.

Les œuvres présentées par Le Fur concentrent des instincts contradictoires, des pulsions incontrôlables, des désirs inconscients

Les œuvres présentées par Le Fur, qu’elles soient signées par Picasso ou par des artistes d’Afrique et d’Océanie, qu’elles soient épurées jusqu’au squelette ou diaboliquement cornues et échevelées, ne sont jamais décoratives ou simplement belles, elles concentrent des instincts contradictoires, des pulsions incontrôlables, des désirs inconscients.

Pas étonnant, dès lors, que le sexe soit très présent dans les derniers espaces, avec des statues masculines du Niger et de Madagascar très bien membrées et des gravures de Picasso (les « 60 » de 1966) construites autour de l’image du phallus.

Enfin, dans la pénombre, au bout du parcours, apparaît une femme en bronze de 1948, qui pourrait aussi bien être un fétiche couvert de sang caillé, « masse qui dit un corps qui dit une présence », pour citer Le Fur. Le mystère de l’alchimie créative est-il enfin levé ? Pas tout à fait. « Un tableau me vient de loin, qui sait de combien loin […]. Comment quelqu’un peut-il pénétrer mes rêves, mes instincts, mes désirs, mes pensées, qui ont mis assez longtemps à mûrir et à venir au jour et surtout en déduire ce que je me suis proposé de faire, peut-être contre ma volonté », conclut Picasso.

Quand Aimé Césaire écrivait à Picasso

« Cher Pablo Picasso, c’est avec une grande joie que j’ai appris par notre commun ami Pierre Loeb que vous accepteriez de faire le monument que la Martinique veut ériger en souvenir de l’abolition de l’esclavage des nègres […]. Ce serait une chose magnifique si, en face des Américains lyncheurs de nègres et de leur Statue de la Liberté, se dressait en terre nègre notre LIBERTÉ, qui serait la liberté tout court. » (Octobre 1947)

« À l’occasion Anniversaire vous embrassons et vous prions de croire vœux affectueux nous deux et vœux innombrables amis monde noir que vous avez contribué à révéler à eux-mêmes Aimé et Suzanne Césaire » (Télégramme, 28 octobre 1961)

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