A’Salfo : « Il faut que les Ivoiriens se pardonnent »
Il fête cette année ses 40 ans, dont vingt passés avec Magic System, s’apprête à sortir deux albums, organise une grande tournée africaine et prépare la 10e édition du Festival des musiques urbaines d’Anoumabo. Entretien avec le leader des magiciens d’Abidjan.
C’est dans le quartier populaire d’Anoumabo, qui l’a vu grandir, que Salif Traoré – dit A’Salfo – donne rendez-vous. Salué par les « Premier Gaou » chantés dans son sillage, il est venu suivre l’avancée des derniers préparatifs du festival qu’il a fondé.
Le 25 avril, il donnera le coup d’envoi de la dixième édition du Festival des musiques urbaines d’Anoumabo (Femua). Avec, la veille du lancement, une journée d’hommage à la légende de la musique congolaise Papa Wemba, mort après s’être effondré sur la scène du Femua le 24 avril 2016.
« Un cauchemar », se souvient aujourd’hui le leader de Magic System, qui perdait, une semaine après le décès du roi de la rumba, son batteur et chef d’orchestre, Didier Bonaventure Deigna, dit Pépito. Des drames dont il parle aujourd’hui avec émotion et recul, comme lorsqu’il aborde des sujets plus politiques tels que le processus de réconciliation en Côte d’Ivoire ou les procès de Laurent et Simone Gbagbo.
Jeune Afrique : Depuis que vous avez quitté Anoumabo, avez-vous vu les conditions de vie s’améliorer ?
A’salfo : Nous n’avons pas constaté d’améliorations majeures en ce qui concerne les infrastructures. Nous sommes en pourparlers avec les autorités pour le bitumage des voies. Goudronner ne serait-ce que 6 km changerait la physionomie du village et le quotidien des habitants.
Si Magic System avait les moyens de le faire, comme c’est le cas pour les écoles, nous l’aurions fait. La seule chose que nous avons, c’est cette connexion avec les décideurs de ce pays. Nous allons nous en servir, et Anoumabo sera bitumé.
En revanche, il y a eu un changement en matière de notoriété. Avant, on disait qu’Anoumabo regorgeait de bandits, de braqueurs… Aujourd’hui, c’est devenu l’Anoumabo du Femua, de Magic System, du troisième pont Henri-Konan-Bédié…
La Fondation Magic System a participé au financement de quatre écoles. Cet investissement dans l’éducation trouve-t-il ses racines dans votre enfance à Anoumabo ?
Oui. Nous avons vécu auprès de ces familles, nous savons à quelles difficultés elles sont confrontées. Elles ont besoin d’assistance et d’accompagnement. Nous ne pouvons pas sortir de ce milieu et faire comme si de rien n’était. Il était tout à fait évident que nous devions revenir pour aider.
Le Femua fête ses 10 ans et grandit au fil des éditions. En raison des contraintes techniques, le festival pourra-t-il rester à Anoumabo ?
C’est l’une de nos batailles. Lorsque vous êtes accompagné par des partenaires commerciaux, c’est difficile. Mais le cœur du festival est à Anoumabo. S’il en sort, il perd son âme. Il n’est pas question que l’événement quitte le village, ce n’est pas possible.
Le Femua a un ADN social, il n’est pas seulement là pour amuser les gens, mais aussi pour améliorer les conditions de vie
Comment est financé le Femua ?
Par des partenaires. Des institutions comme le ministère de la Culture, le président de la République, souvent de manière personnelle. Cet accompagnement existe parce que le Femua a un ADN social, il n’est pas seulement là pour amuser les gens, mais aussi pour améliorer les conditions de vie.
Nous dépassons maintenant largement le million d’euros, en matière de logistique et d’infrastructures [lors de la présentation du festival à Paris, il avait évoqué un budget d’environ 1,5 million d’euros, NDLR].
Deux drames ont frappé Magic System l’an passé : la noyade de votre chef d’orchestre, Didier Bonaventure Deigna, et la mort, lors du Femua, de Papa Wemba. Comment avez-vous surmonté ces épreuves ?
À un moment donné, nous avons pensé que le monde était en train de s’écrouler. Nous préparions le Femua, tout se passait bien. Mais l’artiste le plus dévoué et le plus célèbre de notre programmation est décédé durant le festival.
Et une semaine après, le pilier de notre groupe, notre batteur, Pépito, est mort à son tour. Nous nous sommes pincés tous les jours pour essayer de nous réveiller de ce cauchemar. J’en parle encore avec émotion. Nous sommes croyants : nous nous en sommes remis à Dieu. Mais, à l’époque, on se posait la question d’arrêter…
Il faut qu’il y ait une Union africaine musicale pour nous permettre d’impulser nos propres réformes
D’arrêter Magic System ?
Oui, nous pensions que tout était foutu. Il nous a fallu être philosophes pour maintenir le cap après ces deux tragédies.
Vous avez créé votre label, Gaou Productions, en 2007. Avez-vous prévu de lancer de jeunes musiciens ivoiriens ?
Oui, c’est le premier objectif de Gaou Productions, avant même l’événementiel. Nous sommes en train de recruter de jeunes artistes qui vont faire partie de l’écurie. Et, d’ici quatre ans, nous espérons gérer la distribution. Mais nous n’y sommes pas encore, car il faut d’abord s’attaquer au piratage.
C’est ce qui empêche aujourd’hui de développer la distribution ?
C’est ce qui tue la musique africaine ! Le piratage est une gangrène, car, aujourd’hui, les artistes pensent que ça ne vaut pas le coup de sortir un album, qu’il sera piraté et qu’ils n’arriveront pas à le vendre. Il faut des réformes, et entre artistes nous devons nous associer.
À l’image de l’Union africaine, que des politiciens ont créée, il faut qu’il y ait une Union africaine musicale pour nous permettre d’impulser nos propres réformes. Mais il manque une volonté politique. Sans cela, nous ne pourrons pas lutter.
Pour nos vingt ans, nous avons pensé que nous devions nous consacrer à cette Afrique qui nous a vus naître et grandir
Vous entamez une tournée dans une quinzaine de pays du continent. Est-ce pour partir à la reconquête du public africain ?
Utiliser le mot « reconquête » voudrait dire que nous l’avons perdu. Nous sommes attachés au peuple africain, et vice versa. Mais c’est vrai que, ces dix dernières années, nous n’avons pas eu le temps d’être plus proches de ce public, de donner des concerts et de chanter avec lui.
Pour nos vingt ans, nous avons pensé que nous devions nous consacrer à cette Afrique qui nous a vus naître et grandir et qui nous a inculqué nos valeurs. Il s’agit plutôt d’une tournée de reconnaissance.
Sur un terrain plus politique, vous avez été nommé ambassadeur culturel de bonne volonté pour la réconciliation en Côte d’Ivoire. Le pays est-il sur la bonne voie ?
Nous sommes toujours dans le processus. La réconciliation prend du temps : tout le monde doit se donner la main pour créer le vivre-ensemble. Mais je crois qu’aujourd’hui aucun Ivoirien n’a envie d’entendre un bruit de pistolet, ni même un pétard !
Déjà, en l’espace de six ans, entre 2011 et 2017, la situation a changé. La cohésion est en train de renaître, même s’il demeure une division entre politiciens.
Si Laurent et Simone Gbagbo étaient libérés, cela pourrait apporter un apaisement à la Côte d’Ivoire
Certains opposants au chef de l’État dénoncent une « justice des vainqueurs » avec Laurent Gbagbo à la CPI et Simone Gbagbo en détention à Abidjan… Qu’en pensez-vous ?
Ce sont des points de vue, il faut un juste milieu. C’est vrai que si Laurent et Simone Gbagbo étaient libérés, cela pourrait apporter un apaisement à la Côte d’Ivoire. Je crois que nous sommes tous déçus de savoir qu’il y a des Ivoiriens en prison, mais il faut régler le problème à la racine.
Au fond de nous-mêmes, nous devons réussir à nous pardonner, à aller au-delà des clivages politiques, religieux, ethniques. S’ils sortent de prison et que nous sommes en train de nous entre-déchirer, nous n’aurons pas réglé la situation. Et je sais que, de là où Laurent et Simone Gbagbo se trouvent, ils souhaitent une Côte d’Ivoire apaisée.
Vous demandez donc le retour de Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire ?
Le dernier de mes souhaits est de le voir en prison, c’est clair. Mais je n’ai pas envie d’être du côté des radicaux. Je suis plutôt de ceux qui pensent qu’il faut mener une démarche saine et sensée pour aboutir à sa libération.
Vous êtes d’origine burkinabè. Comment avez-vous vécu les récentes tensions entre la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso ?
Lorsque l’on a des origines burkinabè, tout en étant ivoirien de naissance, et que l’on voit ces deux pays se quereller, c’est difficile. Mais Dieu merci le problème a été résolu politiquement, et tout est rentré dans l’ordre.
On vous dit proche de l’ancien président Blaise Compaoré. L’avez-vous rencontré à Abidjan ?
Oui, je l’ai croisé, je prends plaisir à le voir, au-delà de ses fonctions politiques. C’est quelqu’un avec qui j’ai une certaine affinité. Donc chaque fois que le temps me le permet, je lui rends visite. Je ne m’en cache pas.
Rendez-vous en 2037, pour les quarante ans de Magic System !
Que pouvez-vous nous dire de votre nouvel album, Ya Foye ?
C’est un album positif. Il reste fidèle à notre musique, qui va à la rencontre de styles différents. L’un des titres rend hommage à Pépito : les Ivoiriens pourront l’écouter à partir du 1er mai, un an après sa mort… En réalité, il y aura deux albums pour nos vingt ans : Ya Foye, mais aussi un autre qui sortira en Côte d’Ivoire, avec la reprise de tous nos succès. Nous allons les interpréter avec d’autres artistes ivoiriens, du zouglou à cent pour cent !
Pourquoi deux albums ?
Il faut contenter tout le monde. On ne peut pas dire aux Français qu’on va arrêter de leur donner ce qu’ils veulent et dire aux Africains qu’on les abandonne.
Vingt ans aujourd’hui. Combien d’autres années à venir ?
On a connu des moments où l’on pouvait se séparer, au cours desquels les ego pouvaient enfler, mais on a pu résister. Nous avons survécu à ces tempêtes, et je ne vois pas ce qui pourrait nous séparer. Rendez-vous en 2037, pour les quarante ans de Magic System !
Magic System se défend d’avoir « trahi » le zouglou
C’est la rançon de leur succès international. S’il est très écouté à Abidjan, Magic System n’échappe pas aux critiques des puristes du zouglou, contrariés d’avoir vu les percussions peu à peu s’estomper dans les rythmes des magiciens, parfois accusés de faire de la musique davantage destinée au public européen qu’aux Ivoiriens.
Le zouglou avait besoin de percer dans d’autres milieux
Ce dont se défend A’Salfo, leader de Magic System. « Nous n’avons pas laissé le zouglou : nous l’avons amené à la rencontre d’autres styles de musique comme le raï, le rap, le R’n’B. Ce que certains perçoivent comme une trahison, nous le voyons comme une chance. Si nous étions restés avec nos tam-tams, le rideau serait tombé tout de suite après “Premier Gaou”, car notre musique n’aurait pas montré d’ouverture, souligne-t-il. Le fait de nous voir partir sous d’autres cieux a pu être mal vécu par l’Afrique, qui ne voulait pas voir ses enfants s’éloigner. Je comprends ce dépit amoureux des Africains et des Ivoiriens, mais il faut qu’ils comprennent que le zouglou avait besoin de percer dans d’autres milieux. »
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles