Maroc : comment les Amazighs se sont imposés au sein de l’alliance gouvernementale
Cinq des six leaders qui ont scellé l’alliance gouvernementale sont berbères. Une configuration qui reflète une certaine évolution de la composition sociologique de la classe politique. Retour sur le long processus d’intégration de l’une des composantes majeures du royaume.
La photo de famille des patrons de la majorité gouvernementale a fait le buzz sur les réseaux sociaux. « Le pouvoir aux Amazighs ! », « L’axe Inezgane-Tafraout en force ! », « Ça nous change de ces Fassis qui ont toujours été aux affaires »… pouvait-on lire sur des statuts ou des tweets. Et pour cause, cinq des six zaïms de partis ayant scellé une alliance pour le quinquennat sont d’origine amazigh. Autour de Saadeddine El Othmani, le chef de gouvernement soussi qui a grandi à Inezgane, on retrouve Mohand Laenser (MP), natif du Moyen Atlas, Driss Lachgar (USFP), issu d’une famille amazigh, et le duo de Tafraout (sous-région du Souss), Aziz Akhannouch (RNI) et Mohamed Sajid (UC).
« Cela n’a rien de nouveau, nuance un membre du gouvernement. Mis à part le cas Akhannouch, cela fait plusieurs mois, voire plusieurs années, que ces personnalités sont à la tête de leurs formations politiques respectives. Cela est juste plus marquant quand on les voit ensemble. » Il serait en effet hasardeux de penser que les alliances conclues en vue de la formation du gouvernement auraient été dictées par des considérations identitaires.
Et si les trente-neuf membres composant le cabinet El Othmani représentent le Maroc dans son ensemble, l’appartenance régionale n’a pas pesé dans leur désignation. Il n’empêche, la configuration actuelle peut refléter une certaine évolution de la composition sociologique de la classe politique. Car il fut un temps où le Maroc était exclusivement tenu par une seule caste : celle des Fassis.
Au royaume des Fassis !
Au début des années 1960, dans une analyse intitulée « La classe dirigeante au Maroc », le chercheur Octave Marais décrit comment les Fassis ont pu étendre leur influence durant le XXe siècle. D’abord, à l’ère du colonialisme, « les anciennes classes dirigeantes [fassies pour la plupart] avaient réussi grâce à l’enseignement moderne à assurer à leurs descendants un moyen d’accéder à la société nouvelle […]. Sur un autre plan, la bourgeoisie citadine, à commencer par celle de Fès, amorce une reconversion qui l’amène à réclamer la prise en charge d’une partie du secteur économique moderne ».
Ensuite, la fin du protectorat amène, selon Octave Marais, « une nouvelle substitution des rôles. Le changement est net dans le secteur politique, où la totalité du pouvoir passe très rapidement entre les mains de la bourgeoisie par l’intermédiaire du parti de l’Istiqlal ».
Surnommée parti des Fassis, cette formation politique joue alors, dans les premières années qui ont suivi l’indépendance, un rôle historique qui conforte les familles bourgeoises. Les héritiers des dirigeants nationalistes fréquentent les meilleures écoles et collectionnent les diplômes les plus prestigieux. Ils atterrissent ensuite à la tête des grandes administrations, des banques, des sociétés industrielles ou commerciales, au point de tenir une bonne partie des secteurs névralgiques de l’économie.
Dynasties politiques
Même au Palais, on s’appuie sur ces notables diplômés. Au début du règne de Hassan II, les frères Benhima, les El Fassi, les Tazi ou les Bensouda deviennent d’inamovibles ministres, établissant même dans certains cas de véritables dynasties politiques.
Selon une étude de la politologue Amina El Messaoudi, un ministre sur trois entre 1955 et 1985 est né à Fès ou est de parents fassis. Ils ont exercé leurs fonctions dans les gouvernements successifs cinq mille cent onze mois, soit 43 % du temps de gouvernance. Sous Hassan II, les Premiers ministres qui se sont succédé après la période trouble des années 1960 se nomment Lamrani, Osman, Bouabid, Laraki, Filali pour finir avec Youssoufi…
L’armée n’a pas non plus échappé au réseau tentaculaire des « Ahl Fas ». Après les deux tentatives de coup d’État du début des années 1970 et la disparition d’Ahmed Dlimi, on a assisté à l’émergence de galonnés fassis dans la chaîne du haut commandement. Housni Benslimane, Abdelaziz Bennani, ou encore Abdelhak Kadiri étaient devenus les fidèles généraux du roi défunt.
Les Soussis contre-attaquent
Cette prééminence des Fassis dans la gestion des affaires ressurgit souvent comme source de tensions. Aux yeux des Amazighs, elle fait renaître le sentiment d’une hégémonie arabo-andalouse. Dans « l’imagerie populaire », ce clivage se cristallisait autour d’une rivalité entre Fassis et Soussis. Plaisanter de l’avarice supposée des Soussis ou rire de la préciosité attribuée aux Fassis sont bien plus que des clichés inspirant des blagues. Cela recèle en arrière-plan un « affrontement » entre deux communautés qui se ressemblent, mais qui ne s’assemblaient presque pas.
Fassis et Soussis ont en commun la bosse du commerce, l’esprit d’entrepreneuriat et une fidélité sans faille à leurs origines, mais ils se livrent une « guerre froide » qui va durer des décennies. La bataille démarre dans les années 1930, alors que les Fassis jouissent d’un monopole sur le haut commerce.
Des « petites gens du Souss » aux concurrents des « bourgeois de Fès »
Les Soussis, quant à eux, pour s’élever dans l’échelle sociale, quittent leur région et s’implantent dans la capitale économique, où ils lancent une OPA sur le commerce et le négoce. Ils démarrent d’abord avec les épiceries, qui leur permettront ensuite d’investir ailleurs (restaurants, boulangeries, hôtels ou encore magasins d’habillement).
Petit à petit, ces « petites gens du Souss » deviennent les principaux concurrents des « bourgeois de Fès ». « La promotion sociale des Soussis, par le biais du commerce, leur permet de faire bonne figure à côté des grandes familles aristocratiques qui ont exercé de façon presque héréditaire l’administration makhzénienne et le haut commerce », écrit l’historien Mohamed Benhlal dans Le Collège d’Azrou. La formation d’une élite berbère civile et militaire au Maroc.
Sur le plan politique, « l’affrontement » entre les deux communautés n’est apparu qu’au lendemain de l’indépendance. « Dès les premières années, les commerçants chleuhs de Casablanca se détachent du parti de l’Istiqlal, derrière lequel ils ressentent trop souvent la présence de leurs concurrents fassis », écrit Rémy Leveau dans son ouvrage de référence, Le Fellah marocain défenseur du trône. Dans les années 1960, les Soussis se rabattent ainsi sur l’Union nationale des forces populaires (UNFP), qui porte alors la revendication identitaire amazigh, encore à ses balbutiements.
Hassan II n’a jamais prononcé le mot “amazigh” tout au long de ses trente-huit années de règne
Tout au long du règne de Hassan II, la question amazigh reste néanmoins taboue. Même les Amazighs qui accèdent aux hautes fonctions mettent de côté leur identité pour faire bonne figure au sein du système. Exemple avec Mahjoubi Aherdane, l’un des fondateurs du Mouvement populaire (MP), le plus amazigh des partis politiques marocains.
« Il nous répétait que la cause amazigh était comme des babouches qu’il fallait laisser à la porte de la mosquée pour se faire une place dans les arcanes du pouvoir », raconte à ce propos Ahmed Assid, président de l’Observatoire amazigh des droits et des libertés. Et d’ajouter : « Hassan II n’a jamais prononcé le mot “amazigh” tout au long de ses trente-huit années de règne. Pis encore, les hommes d’affaires qui soutenaient publiquement notre cause subissaient les affres du régime. Les rares parmi eux qui s’aventuraient à financer nos initiatives se gardaient bien de l’afficher publiquement. »
Avec l’avènement de Mohammed VI, les choses vont complètement changer. Deux ans après son accession au trône, le roi (lui-même à moitié amazigh) donne un signal fort avec son discours d’Ajdir, qui hisse la promotion de cette culture en politique d’État.
Un intérêt grandissant pour la culture amazighe
Depuis, un Institut royal pour la culture amazighe (Ircam) a été créé, « alors que l’idée avait été soufflée à Hassan II vingt ans avant sa disparition », rappelle Ahmed Assid, lui-même aujourd’hui chercheur à l’Ircam. Les événements culturels consacrés au patrimoine amazigh pullulent désormais, sponsorisés ouvertement par des businessmen nantis ou des hommes politiques qui ne craignent plus rien en soutenant cette politique d’État.
Dans les médias publics, des chaînes ou des stations 100 % amazighs sont créées, alors que Hassan II avait à peine concédé, à la fin de son règne, des journaux télévisés dans les trois dialectes berbères. Mais, sous Mohammed VI, la langue amazigh a pu être codifiée avec l’adoption du tifinagh, introduit ensuite (bien que timidement) dans l’enseignement, avant d’être sacrée langue officielle du royaume, au même titre que l’arabe, dans la Constitution de 2011.
« Maintenant, il va falloir mettre en œuvre cette disposition à travers la promulgation de la loi organique pour l’officialisation de la langue amazigh, soutient Assid. Ça sera le véritable test de l’implication d’El Othmani dans la défense de cette cause. »
Pour le moment, le chef du gouvernement se contente de multiplier les gestes : il a tenu par exemple à souhaiter la bienvenue à ses homologues des partis de la majorité en tamazight et prend soin à chacune de ses sorties médiatiques d’accorder des entretiens aux médias dans sa langue maternelle. C’est plutôt bon signe…
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