Cameroun : l’incroyable histoire du médecin français qui, tel un roi, dirigea le Haut-Nyong dans les années 1940
Dans les années 1940, un médecin français a régné sans partage sur la région du Haut-Nyong. L’historien Guillaume Lachenal retrace son parcours dans un essai qui se lit comme un roman.
En 2005, Guillaume Lachenal, historien des sciences, découvrait un article de son confrère camerounais Wang Sonné sur l’époque dite de la « région médicale ». L’auteur y décrivait un épisode de l’histoire coloniale oublié de tous dans lequel une équipe de jeunes médecins français, sous la direction du Dr Jean Joseph David, avaient pris les commandes du Haut-Nyong, dans l’est du Cameroun, devenant les maîtres absolus des lieux le temps d’une guerre.
Cette expérience sans équivalent dans le monde allait transformer la zone en une enclave sanctuarisée, soumise à un régime inédit d’administration médicale. Nommé par Richard Brunot, gouverneur général du Cameroun depuis 1938, le médecin-commandant David était un ancien du Pharo – l’école de médecine des troupes coloniales –, à Marseille. Pendant plusieurs années, Guillaume Lachenal a suivi sa trace, du Cameroun à Wallis (Polynésie) et en a tiré un remarquable ouvrage, Le Médecin qui voulut être roi. Sur les traces d’une utopie coloniale, récemment paru aux éditions du Seuil.
Le Cameroun de la fin des années 1930
Lorsqu’il débarque dans le Haut-Nyong, en novembre 1939, le Dr David découvre une région où les « villages fantômes » abritent des « champs abandonnés » : la lèpre, le pian et la syphilis y ont trouvé leur terre d’élection. Et le long du fleuve Nyong, les villages comptent parfois jusqu’à 80 % de sujets atteints de trypanosomiase.
Héros de la lutte contre cette affection, également appelée maladie du sommeil, le Dr Eugène Jamot est mort deux ans plus tôt. Célébré par la propagande française, ce médecin militaire est présenté comme « le sauveur de la race noire », à qui les « indigènes » doivent d’ « exister ». Mais, pour ses collègues désabusés, il a en partie échoué à éradiquer la maladie, bridé par des autorités incompétentes et par des chefs de village paresseux.
Dans ce Cameroun de la fin des années 1930, écrit l’historien, « se plaindre de l’Administration (et rêver de s’en débarrasser) est une tradition chez les médecins, aussi ancienne que la lutte contre la maladie du sommeil ». Ces derniers voudraient exercer sur les zones contaminées la même autorité qu’un chirurgien dans sa salle d’opération.
L’empereur du Haut-Nyong
Le Dr David et ses collègues se mettent à l’ouvrage avec enthousiasme, énergie et détermination. Pour soutenir l’effort de guerre, il leur faut « produire les hommes » indispensables à la mise en valeur des colonies et à la récolte du caoutchouc. Installé à Abong-Mbang, dans une demeure aux allures de château, l’officier règne sur un camp de patients atteints de la syphilis, de la tuberculose, de la lèpre ou de la trypanosomiase. Il les soigne, certes, mais les punit aussi.
Véritable homme-orchestre, à la fois entrepreneur de travaux publics et policier, le médecin administre, juge et incarcère les populations placées sous ses ordres. On le voit consignant les grossesses, isolant les malades, supervisant des épreuves sportives… Il exige de chaque homme la plantation de 500 pieds de cacaoyer, compte le bétail, ordonne le refoulement en convoi des « vagabonds », c’est‑à-dire des personnes originaires de « sa » région médicale qui s’aventurent ailleurs dans le pays. Dans un rapport publié en 1942, il assure n’omettre « aucune mesure capable d’intéresser l’indigène et de l’inciter à édifier malgré lui son propre bien-être ». Un déploiement d’énergie qui lui vaudra le sobriquet d’« empereur du Haut-Nyong ».
David est un cauchemar pour les évangélisateurs parce que, écrit Lachenal, « sa politique expérimentale entre en concurrence avec le cœur même de l’entreprise missionnaire : la conduite quotidienne des corps et des esprits ». Le livre relate de manière jubilatoire les conflits qui les opposent. Comme lorsque le médecin choisit exprès le dimanche pour convoquer 600 personnes à une visite médicale, histoire de les priver de messe.
Les médecins ont enfin le pouvoir, et ils n’ont jamais été aussi impuissants
Vitrine de la puissance coloniale
Si l’État colonial accepte de lui donner les pleins pouvoirs dans la région, analyse Guillaume Lachenal, « c’est pour en faire la vitrine de la puissance de la France, prouver qu’elle est bienveillante, attachée au bien-être des indigènes, que ce bien-être n’est pas possible sans elle… En définitive, elle est présente par devoir ». En effet, le Cameroun n’est plus une possession allemande, mais la menace d’un retour de l’ex-puissance reste une obsession pour Paris.
Malgré tous les moyens déployés, les différentes maladies qui frappent le Haut-Nyong ne seront pas éradiquées. Et l’on finira par y faire travailler sommeilleux et lépreux. Se heurtant à l’hostilité ou à l’insouciance des indigènes, à la frilosité de l’Administration, les médecins coloniaux finissent par être complètement dépassés. « Les rares textes écrits pendant l’épisode sont émouvants, puisqu’ils disent deux choses à la fois : l’utopie et la dystopie, la rêverie et le désastre, la réussite et l’échec, sans renoncer ni à l’un ni à l’autre. Les médecins ont enfin le pouvoir, et ils n’ont jamais été aussi impuissants », rappelle l’auteur.
S’il dit ne pas avoir de complaisance pour le « romantisme » du colon isolé et malheureux (qu’on retrouve dans la production littéraire européenne, comme dans Peste & Choléra, de Patrick Deville, publié en 2012), Lachenal assume aussi le fait de ne pas s’être livré à une critique frontale du colonialisme, qu’il condamne pourtant en tant que système et régime politique.
Il a souhaité laisser la parole aux acteurs concernés, enquêtant sans a priori sur ce qu’a pu être l’expérience du colonialisme et sur les traces qui en restent. Il désirait aussi, dit-il, « donner une place à des récits surprenants, ambigus, voire nostalgiques parfois, qui rappellent les aspects à la fois médiocres et fascinants de ce qu’Achille Mbembe appelle le “cirque” de la colonisation ».
À Abong-Mbang, Evina, l’un des témoins, peu avare en anecdotes, se souvient que le Dr David donnait des cours du soir à l’école parce qu’il y avait pénurie d’enseignants. Il assure aussi qu’il était « brutal », « catégorique », « gouvernait par la chicotte et la prison », et conclut, magnanime : « Sans cela, il n’allait pas réussir. »
Jeu de piste
Certains des témoins de Lachenal estiment même qu’il avait une très bonne image, puisque des petits enfants – désormais âgés – portaient son nom. Néanmoins, affirme Valère Nkoé, un chef de village, « quand ce Blanc-là était ici, les gens fuyaient en brousse ». Parce qu’il avait toujours une mission à confier, indifféremment, aux uns ou aux autres. Œuvre d’historien, Le médecin qui voulut être roi se lit comme un roman. Les chapitres, courts, rythmés, abritent chacun leur lot de rebondissements.
Le Dr David a quitté Abong-Mbang à bout de nerfs, sur une civière, terrassé par une « affection » mystérieuse. Alors qu’on le croyait mort, on le redécouvre participant à la Conférence de Brazzaville, en 1944, soignant les typhiques de Dachau en 1945, dirigeant la Santé publique en Côte d’Ivoire puis en Indochine…
Pris dans un jeu de piste, le lecteur relève surtout que, avant de devenir « l’empereur du Haut-Nyong », le médecin avait été le « roi David » sur l’île polynésienne de Wallis, où il avait également exercé un pouvoir absolu entre 1933 et 1938. Là-bas, les témoins rencontrés se souviennent vaguement d’un démiurge en side-car, muni d’un fouet. Et qui était un jour parvenu à s’imposer comme première personnalité de l’île – dans l’ordre protocolaire – lors de cérémonies traditionnelles, devant le véritable souverain.
Nostalgie
L’intérêt du Médecin qui voulut être roi tient aussi à la qualité de l’enquête de terrain. L’auteur fait le choix d’accorder la même importance aux propos de ses témoins qu’aux documents historiques, assumant de probables inexactitudes. Il a également tenu à restituer ses propres mésaventures : les rendez-vous manqués avec des informateurs potentiels, les traductions incertaines, les archives disparues…
Le médecin qui voulut être roi est une parabole autour du pouvoir médical, en même temps qu’un conte sur l’arrogance du pouvoir colonial
Comme celles de la préfecture d’Abong-Mbang, réduites en cendres en 2007 lors d’émeutes. Résultat : « J’ai parfois été confronté à un déficit d’information, qu’il a fallu combler soit par des “peut-être” – l’historien a le droit de le dire –, soit par des témoignages dont j’ai précisé qu’ils étaient approximatifs. » Les paroles recueillies par Lachenal évoquent des relations bien plus ambivalentes qu’il n’y paraît. Les gens se souviennent ainsi de la violence, mais aussi du projet dont ces médecins étaient porteurs. À Abong-Mbang, certains regrettent cette période où, au moins, « les choses bougeaient » et où « la route était large, à sens unique, avec des trottoirs soignés ».
Pour Guillaume Lachenal, « la nostalgie qui pointe dans les récits sur David est une nostalgie pour le futur ». Le Camerounais Wang Sonné voyait sans doute l’expérience de la région médicale comme le point de départ d’une trajectoire de développement interrompue par la violence des rêves de grandeur et le goût pour l’autorité. Le médecin qui voulut être roi est une parabole autour du pouvoir médical, en même temps qu’un conte sur l’arrogance du pouvoir colonial. L’histoire d’un praticien qui, à se croire omnipotent, a fini par se prendre les pieds dans le tapis.
Les oubliés d’Ayos
Dans son ouvrage, Guillaume Lachenal réhabilite les personnels de santé camerounais. La plupart sont passés par Ayos, capitale africaine de la médecine coloniale de l’entre-deux-guerres fondée en 1912 par Philalethes Kuhn, l’un des premiers médecins allemands à s’engager dans le NSDAP, le parti nazi.
Hommes de l’ombre, ils étaient impliqués dans tous les travaux des médecins coloniaux. Bien qu’ils aient été notamment chargés de l’essentiel du travail de surveillance sanitaire, de collecte d’informations et d’éducation à l’hygiène, ils ne sont jamais évoqués, même lorsqu’ils étaient eux-mêmes médecins. Aucun des rapports du Dr David ne cite, par exemple, le Dr Meke, pourtant seul praticien exerçant dans la subdivision de Lomié. « Pour David, souligne Lachenal, il allait de soi qu’un médecin camerounais, ça ne compte pas. À l’époque de la « région médicale », un docteur africain ne méritait pas d’être mentionné. »
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