Roland Cayrol : « En France, le clivage gauche-droite s’est atténué, il n’a pas disparu ! »
Après la victoire d’Emmanuel Macron à l’élection présidentielle française, le politologue et directeur de recherche au Cevipof (Sciences-Po Paris) Roland Cayrol a accepté de répondre aux questions de JA.
Jeune Afrique : Emmanuel Macron a remporté l’élection présidentielle au nez et à la barbe des deux grands partis de gouvernement : le Parti socialiste et Les Républicains. Le vieux clivage gauche-droite est-il dépassé ?
Roland Cayrol : La réalité est plus nuancée. Soulignons d’abord qu’il n’y a pas un mais plusieurs clivages politiques structurants : pour ou contre l’Europe, France d’en bas contre France d’en haut, centre contre périphérie, progressisme contre conservatisme, société ouverte contre société fermée… Le clivage gauche-droite n’est plus la summa divisio de la vie politique française, mais il demeure pertinent.
En moyenne, 90 % des Français à qui nous avons demandé de se classer sur un axe gauche-droite avec une règle graduée se sont pliés sans difficulté à l’exercice. Pourtant, même ceux qui continuent de se reconnaître dans ce clivage rejettent désormais une logique d’affrontement permanent qui confine à la guerre de religion. Ils aimeraient que les gens sérieux des deux bords puissent se mettre ensemble pour affronter les graves problèmes du pays.
L’intuition d’Emmanuel Macron a précisément été de porter et d’incarner cette idée de candidature centrale. Il n’a pas dit « ni gauche ni droite », mais « et gauche et droite et centre ». Cela correspondait à une forte attente des Français.
Le Penelopegate a montré que les Français sont désormais très attachés à la morale financière publique
Encore sonnés par leur élimination au premier tour, Les Républicains tentent de refaire leur unité derrière François Baroin et viennent d’amender leur programme. Leur objectif est d’imposer une cohabitation au nouveau président. Peuvent-ils y arriver ?
Cela me paraît difficile. J’ai du mal à imaginer que les électeurs de la droite traditionnelle qui ont voté Macron le 23 avril puissent se déjuger six semaines plus tard. Les législatives confirment généralement, en les amplifiant, les résultats de la présidentielle.
Le plus logique serait que Macron bénéficie d’un « effet booster » de l’ordre de cinq points. Ce ne sera sans doute pas suffisant pour remporter une majorité absolue, mais assez, sans doute, pour faire de La République en marche la force dominante dans la prochaine assemblée. La droite classique ne disparaîtra pas, car elle est fortement implantée, mais il lui faudra du temps pour se relever complètement.
Depuis 2007, on parle beaucoup d’une supposée droitisation des esprits. Comment expliquer que les électeurs de droite ébranlés par les ennuis judiciaires de Fillon soient allés davantage vers Macron que vers Marine Le Pen ?
Le Penelopegate a montré que les Français sont désormais très attachés à la morale financière publique. Fillon l’a payé d’autant plus cher qu’il avait fait de sa probité personnelle l’un des marqueurs de sa campagne victorieuse des primaires. Les reports que vous évoquez ont confirmé qu’une élection présidentielle se joue toujours au centre.
J’ajoute que les études qualitatives que nous avons menées ont toutes souligné que la présidente du Front national a elle aussi été affectée par les différentes affaires dans lesquelles son parti est impliqué, celle notamment des emplois fictifs présumés au Parlement européen. C’est l’une des raisons qui ont bloqué les transferts de voix en sa faveur.
La droitisation des discours a sans doute un peu occulté le poids historique et sociologique du centre droit. Il existe une porosité entre la droite et l’extrême droite, mais elle n’a jamais été majoritaire, loin de là. Même au moment où les leaders de la droite ont été le plus ambigus par rapport au FN, leur électorat n’a jamais basculé. Entre 51 % et 55 % des électeurs de Fillon ont voté Macron au second tour. Et seulement un petit quart pour Le Pen.
En France, les organisations politiques ne meurent pas si facilement. Le PS perdurera, sans doute, mais dans quel état ?
Le PS pourra-t-il se relever s’il est marginalisé lors des législatives ?
Il y aura un congrès en septembre pour solder les comptes. Mais, auparavant, il y aura des législatives qui pourraient se traduire par une déroute comparable à celle de 1993 [57 députés]. Les dirigeants socialistes sont très divisés sur l’attitude à adopter face à Macron. Le spectre des comportements va d’une offre de ralliement pur et simple à une franche opposition. Qui participera au congrès et quelle ligne s’imposera ? Plusieurs scénarios sont envisageables.
On peut imaginer que ce rendez-vous ne mobilise que les anciens frondeurs et débouche sur une victoire de la ligne Hamon, ce qui se traduirait par un rétrécissement considérable du parti. On peut aussi imaginer que les partisans de ce même Hamon soient eux-mêmes « rétrécis » par les législatives, et que l’on assiste à un retour en force des sociaux-réformistes « post-vallsistes ». Mais cela reviendrait au même : le PS se couperait alors irrémédiablement de l’une de ses deux ailes. En France, les organisations politiques ne meurent pas si facilement. Le PS perdurera, sans doute, mais dans quel état ?
La France insoumise, le mouvement de Jean-Luc Mélenchon, « pèse » aujourd’hui trois fois plus que le PS. Réussira-t-elle à asseoir durablement son hégémonie sur la gauche non macronienne ?
Là encore, cela dépendra de nombreux paramètres, et d’abord du résultat des législatives. La discipline n’étant pas le fort de la gauche de la gauche, les législatives ne seront pas pour elle une partie de plaisir. On peut redouter une forte démobilisation des battus qui ont intériorisé leur défaite, à droite (LR) comme à gauche (PS). Donc une poussée de l’abstention.
La fragmentation de l’offre politique à gauche peut se révéler mortelle. Il faudra obtenir 12,5 % des inscrits pour se maintenir au second tour, ce qui signifie que, avec une participation comparable à celle de juin 2012, le ticket d’entrée se situera entre 18 % et 20 % des suffrages exprimés.
Pour les extrêmes, à gauche comme à droite, l’hypothèse la plus favorable serait la multiplication des triangulaires (maintien de trois candidats) et des quadrangulaires, puisqu’il suffirait alors d’une majorité relative pour être élu. Mais je ne crois pas que ce sera le cas, à cause de l’abstention. Cela risque aussi de handicaper fortement le FN.
Le Mélenchon de 2017 n’est pas celui de 2012. Lui et ses lieutenants rechignent aujourd’hui à employer le terme de « gauche »
Mélenchon peut-il être pénalisé par son refus de donner une consigne de vote claire entre les deux tours de la présidentielle ?
Je crois que son attitude a été à la fois astucieuse, puisqu’elle lui a permis de maintenir une certaine cohésion avec sa gauche radicale, et problématique, parce qu’elle a troublé nombre de ses électeurs venus d’une gauche plus classique. Le Mélenchon de 2017 n’est pas celui de 2012. Lui et ses lieutenants rechignent aujourd’hui à employer le terme de « gauche », cette notion ne figure dans aucun des textes de la France insoumise. Ce n’est plus leur problème, ils s’inscrivent dans une démarche d’insoumission, de passage à une nouvelle République.
Cette radicalité peut, à terme, troubler nombre d’électeurs d’obédience plus modérée. Pour eux, la pilule Mélenchon risque d’être dure à avaler ! In fine, tout dépendra bien sûr de ce que Macron fera de sa présidence. S’il réussit, s’il donne le sentiment de se soucier de justice sociale, il sera rejoint par nombre de sociaux-démocrates qui ont pu occasionnellement voter Mélenchon.
Dans le cas contraire, la radicalité du leader de la France insoumise conservera une force d’attraction. Mais je doute qu’il réussisse à récupérer beaucoup de transfuges du FN, sauf peut-être dans la région des Hauts-de-France (ex-Nord-Pas-de-Calais), où les électeurs de Le Pen viennent très majoritairement de la gauche. Ailleurs, la porosité restera faible.
Perçu comme un parti extrémiste, deux tiers des Français ne veulent toujours pas que le FN accède au pouvoir
Qu’est-ce qui est le plus important ? L’amélioration de l’ancrage territorial du Front national ? Ou le fait qu’il continue de se heurter à un « plafond de verre » qui l’empêche de devenir une vraie force d’alternance ?
Le vote FN s’est enraciné, il a ses bastions, mais le parti, qui veut à présent changer de nom, est face à un problème qu’il ne parvient toujours pas à résoudre. Le mode de scrutin français est implacable : on n’arrive pas au pouvoir sans alliances. Le FN l’a bien compris, mais son extrémisme continue de prendre le dessus et l’empêche toujours d’apparaître comme une force d’alternance crédible.
Les choses ne changeront que s’il fait sérieusement le ménage dans ses rangs, s’il ajuste son programme économique, s’il échafaude une stratégie « d’alliance des droites » et si Macron échoue gravement. Cela fait beaucoup de si, mais même dans ce cas, le résultat est loin d’être assuré.
Pourquoi ?
Parce qu’il reste perçu comme un parti extrémiste et que les deux tiers des Français ne veulent toujours pas qu’il accède au pouvoir. Cette proportion n’a pratiquement pas varié depuis vingt ans.
On a beaucoup débattu du programme économique de Marine Le Pen, de sa volonté de sortir de l’euro, ce dont de nombreux Français, en particulier les retraités, ne veulent pas. Mais, même si le FN assouplissait sa position sur ce point (jusqu’en 1992, aussi incroyable que cela puisse paraître aujourd’hui, il était proeuropéen), la question de son rapport à la démocratie demeurerait et l’empêcherait de progresser davantage, de casser son isolement.
La « marque Le Pen » a fait la singularité de ce parti. Elle est aussi son principal handicap.
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