Paul Kagame : « Ce sera sans doute mon dernier mandat »
Emmanuel Macron, Donald Trump, réformes de l’Union africaine, Burundi, RD Congo, le pape François, sans oublier sa propre succession… À trois mois du scrutin présidentiel, le chef de l’État rwandais s’est une nouvelle fois plié au jeu des questions-réponses avec Jeune Afrique.
Au soir du vendredi 4 août 2017, lorsque seront publiés à Kigali les résultats de l’élection présidentielle, les commentateurs ne risqueront guère de s’emmêler dans leurs fiches. Sauf événement extraordinaire d’ici là, leur seul travail sera de comparer le pourcentage avec lequel Paul Kagame aura été réélu, par rapport aux précédents scrutins. 95 % en 2003, 93 % en 2010 et quelques miettes concédées à une petite poignée de concurrents.
Ces derniers étaient deux lors de la première élection de Kagame, trois lors de la deuxième, et ils sont encore trois à s’être déclarés à ce jour pour le septennat à venir. Frank Habineza, leader du Parti démocratique vert (unique formation d’opposition autorisée depuis quatre ans) et dissident du parti au pouvoir, est le seul à pouvoir espérer atteindre 5 % des voix.
De retour début février d’un long exil en Afrique centrale puis en région parisienne, l’ex-journaliste Philippe Mpayimana est un inconnu qui a mis les rieurs de son côté en débarquant à sa première conférence de presse juché sur un moto-taxi – faute de moyens.
Quant à Diane Rwigara, fille d’un homme d’affaires autrefois proche du pouvoir et disparu en 2015 dans des circonstances controversées, elle a vu son intimité scandaleusement exposée sur les réseaux sociaux dès le lendemain de sa déclaration de candidature – ce qui, dans un pays aussi prude que celui-là, équivaut à un coup mortel, dont on ne connaîtra sans doute jamais l’origine.
Le Rwanda, symbole d’une « Afrique qui marche »
À l’évidence, l’alternance n’est pas à l’ordre du jour à Kigali. Aussi politiquement incorrect que cela puisse paraître, très rares sont les Rwandais à la souhaiter tant la légitimité de Paul Kagame, la peur d’un lendemain sans lui et la discipline de la société sont irrévocables et implacables.
D’autant que, comme le constatent tous les visiteurs africains qui en reviennent extasiés, le Rwanda est devenu le symbole d’une « Afrique qui marche », théâtre de l’émergence d’une « économie de la connaissance » dont l’ambition est de passer directement à la troisième révolution industrielle en sautant les deux autres. Dans les incubateurs de start-up de Kigali comme à Innovation City, sorte de petit Bangalore à 15 km de la capitale où la Carnegie Mellon University a implanté un campus, on parle e-books, drones, parcs photovoltaïques et FabLab.
Sept pour cent de taux de croissance prévu pour 2017, deuxième pays africain au palmarès de « Doing Business », 95 % de la population couverte par l’internet mobile haut débit et 91 % par l’assurance maladie, un taux de mortalité maternelle et infantile divisé par six en vingt ans : les indiscutables médailles rwandaises, auxquelles il convient d’ajouter la sécurité, la propreté et un taux de corruption minimal (4e au dernier classement africain de Transparency International), font de Paul Kagame, 59 ans, une référence pour une demi-douzaine de chefs d’État francophones admiratifs – d’Alpha Condé à Ali Bongo Ondimba, de Faure Gnassingbé à Patrice Talon.
Des réussites contrastées
Certes, à ces faits et chiffres, il convient d’opposer d’autres : un revenu annuel par tête de 700 dollars, un budget reposant à 30 % sur l’aide extérieure, une liberté d’expression et d’association étroitement contrôlée induisant une atonie parfois pesante de la vie politique et culturelle.
Mais il est des signes qui ne trompent pas quant à la force d’attraction qu’exerce sur les compatriotes de Paul Kagame l’option délibérée de privilégier le développement sur la démocratie : le nombre annuel de ressortissants de la diaspora qui choisissent de retourner au pays excède désormais largement ceux qui décident d’émigrer. Beaucoup d’entre eux sont jeunes, diplômés, entreprenants et se définissent comme rwandais avant d’être hutus ou tutsis. À « Kigal-e », l’incubateur suprême est celui d’une société postethnique…
Jeune Afrique : Le 4 août, les Rwandais iront aux urnes pour élire leur président. Vous êtes candidat, et personne ne doute une seconde de votre réélection. Comment expliquez-vous cette absence totale de suspense ?
Paul Kagame : Est-ce une mauvaise chose ? Je ne le pense pas. Le Rwanda a une histoire et un passé récent spécifiques qui induisent un processus démocratique et un comportement électoral eux aussi spécifiques. Vouloir les juger à l’aune des nations qui n’ont pas connu l’absolue tragédie du génocide n’a pas de sens et vous expose à ne jamais rien comprendre de ce qui se passe ici.
Il y aura d’autres candidats. Vous souciez-vous d’eux ?
Nous avons eu à faire face à des défis autrement plus sérieux et pénibles que celui-là. Pourquoi voudriez-vous qu’une compétition électorale soit un problème pour nous ? C’est le moindre des problèmes.
N’attendez pas de moi autre chose que de répéter aux Rwandais qu’ils doivent travailler ensemble pour un avenir meilleur
Les périodes électorales sont propices aux promesses. Que promettez-vous aux Rwandais pour qu’ils votent en votre faveur ?
Vous me connaissez. Je ne suis pas du genre à bercer les Rwandais d’illusions et de fausses promesses. Je suis un réaliste, pas un populiste. Nous savons d’où nous venons, ce que nous avons réalisé, ce que nous pouvons et devons encore faire, mais aussi quelles sont nos limites.
Je ne promets rien que je ne puisse tenir, et n’attendez pas de moi autre chose que de répéter aux Rwandais qu’ils doivent travailler ensemble pour un avenir meilleur. J’ajouterai un point, essentiel : cette élection nous concerne nous et nous seuls. Si je prétendais donner des leçons au monde, le monde serait fondé à me juger. Mais là, il s’agit du Rwanda, il s’agit des Rwandais. Le monde extérieur n’a donc rien à nous dire.
Ce mandat de sept ans sera-t-il le dernier – même si la Constitution vous donne droit à un de plus ?
Je le crois, oui. Et il est probable que je clarifie ce point bientôt, quand j’entrerai en campagne électorale. Il existe une sorte de contrat entre moi, d’une part, le parti FPR et le peuple rwandais, de l’autre. Ces derniers ont souhaité, via le référendum constitutionnel de décembre 2015, que je poursuive ma tâche, ce que j’ai accepté. Mais le temps est venu de leur dire qu’ils doivent commencer à réfléchir, au-delà de ma personne.
C’est votre réponse à ceux qui pensent qu’il est impossible de succéder à Paul Kagame de son vivant ?
Ceux qui disent cela le font à dessein, dans un but politique. Cette assertion ne repose sur rien.
Nous avons construit de façon irréversible et qui demeurera, avec ou sans Kagame
Pourtant, tout l’équilibre, tout le système politique rwandais repose sur vous. Vous en êtes la clé de voûte. Même vos partisans le disent : si vous disparaissez, c’est l’inconnu, et il faudra tout recommencer. En êtes-vous conscient ?
Les choses ne fonctionnent pas de cette manière. L’important, c’est ce que nous avons construit de façon irréversible et qui demeurera, avec ou sans Kagame. Les nouvelles générations de Rwandais ont intégré beaucoup d’éléments, beaucoup de réflexions diverses et retenu beaucoup de leçons.
La crainte que vous exprimez serait fondée si la société rwandaise était statique, figée. Or c’est tout le contraire. À l’image de notre économie, de nos institutions et de nos compétences, notre société évolue et s’inscrit dans une dynamique vertueuse. Même si le peuple rwandais a souhaité que j’assume le leadership pour quelque temps encore, cette dynamique ne s’arrêtera pas avec mon départ. Soyez-en sûr.
On l’a vu lors du référendum constitutionnel et on le reverra sans doute en août prochain : il existe, autour de votre personne, une sorte de consensus. N’y a-t-il pas un risque réel de voir cette quasi-unanimité se transformer en uniformité, laquelle est le contraire de la démocratie ?
Il n’y a pas d’uniformité au Rwanda. Ce n’est pas parce qu’une opinion fait consensus et l’emporte de façon écrasante sur les autres qu’il y a uniformité. Pour ce qui est de l’unanimité, laissez-moi me répéter : vous ne pouvez la comprendre que si vous l’inscrivez dans le contexte rwandais, pas en dehors.
Trop d’Occidentaux arrogants et ivres de leurs valeurs prétendent définir à notre place ce que doit être notre liberté
Comment justifiez-vous le fait qu’il n’y ait qu’un seul parti d’opposition autorisé au Rwanda, le Parti démocratique vert ?
Le Rwanda est un État de droit. Mon job n’est pas de créer des partis d’opposition, mais de favoriser un environnement dans lequel des courants d’opinion divers puissent s’exprimer. Le reste relève de la loi. Ne faites pas de votre propre définition de l’opposition une généralité. Trop de donneurs de leçons, trop d’Occidentaux arrogants et ivres de leurs valeurs prétendent définir à notre place ce que doit être notre liberté.
Ceux-là, invariablement, nous étiquettent « not free », « pas libres ». Non pas parce que les Rwandais le leur ont dit, mais parce qu’ils en ont décidé ainsi, en fonction de leurs propres critères – lesquels tiennent lieu d’enquêtes d’opinion. Et, lorsque les Rwandais leur disent qu’ils se trompent lourdement et qu’eux-mêmes se sentent libres, la réponse tombe comme un couperet : « Vous vous croyez libres, mais vous ne l’êtes pas. » Leur mépris n’a d’égal que leur morgue. Fort heureusement, ici au Rwanda, leur impact est nul.
On vous reproche parfois une certaine opacité. Dernier épisode en date : le limogeage inattendu du PDG de la compagnie nationale Rwandair, qui affiche pourtant de bons résultats. Sans aucune explication.
Expliquer quoi ? À qui ?
Nous n’avons ni le temps ni le goût d’ouvrir un débat public sur le limogeage du PDG de Rwandair
Votre décision. À l’opinion. Rwandair est une société majeure au Rwanda et elle paraît en bonne santé.
L’est-elle en réalité ? C’est tout le problème. Soyons clairs : les Rwandais m’ont donné mandat pour gérer l’État au mieux de leurs intérêts. Si j’estime qu’un CEO nommé en Conseil des ministres ne parvient pas, dans un délai convenu, à obtenir les résultats que j’attends de lui et que le retour sur investissement public n’est pas au niveau défini comme convenable, j’ai le droit et le devoir de le remplacer. Nous n’avons ni le temps ni le goût d’ouvrir un débat public à ce sujet. Les Rwandais me font confiance.
Êtes-vous correctement informé de la situation réelle de votre pays ? Êtes-vous sûr que vos collaborateurs, par crainte ou par souci de vous plaire, ne vous cachent pas certaines vérités, à moins qu’ils ne les travestissent ? Comme vous le savez, le pouvoir isole…
Je le sais, effectivement. Mais j’ai pour cela un puissant antidote : j’exige qu’on me rende des comptes et je sais lire les résultats. Les chiffres ne mentent pas. Vous pouvez me raconter ce que vous voulez et même chercher à me tromper, mais à la fin des fins, vos résultats parleront pour vous, et c’est le seul langage que j’écoute. Sans états d’âme.
Exemple : un ministre de la Santé peut me dire ce que bon lui semble, il sait qu’il sera jugé sur les taux de mortalité infantile et maternelle. Même chose pour la sécurité alimentaire, la délinquance, l’eau, l’électricité, l’école, etc. Il y a des chiffres, des courbes, des statistiques pour tout. Il suffit de savoir les interpréter.
Pour l’essentiel, le processus de réconciliation est achevé
Regrettez-vous certaines de vos décisions ?
Non. Jamais. À quoi cela servirait-il ?
Vous faites des erreurs, pourtant…
Certainement. Lorsqu’il m’arrive d’en commettre, je m’efforce d’en minimiser les conséquences, sans pour autant m’y attarder. Je considère qu’il vaut mieux se tromper que de ne rien faire.
Vingt-trois ans après le génocide, à quel niveau situez-vous le degré de réconciliation entre les Rwandais ?
Pour l’essentiel, le processus de réconciliation est achevé. S’il ne l’était pas, nous n’en serions pas là en matière de croissance, de sécurité, de stabilité et de développement social. Dans les foyers, dans les écoles, dans les églises, dans les villes, les campagnes, les villages, tout a changé. Ceux qui, comme vous, ont connu le Rwanda au sortir du génocide peuvent en témoigner. Il faut être aveugle pour ne pas le voir.
Vous avez rencontré le pape François à Rome en mars, et, au sortir de cette audience, le pape a pour la première fois reconnu les responsabilités de l’Église catholique dans le génocide des Tutsis. Tout en évitant d’exprimer le repentir du Vatican en tant qu’État – une subtile distinction qui n’a pas échappé aux observateurs. Êtes-vous néanmoins satisfait ?
Absolument. Le pape a dit ce qu’il a dit avec une sincérité manifeste, depuis le siège du Vatican. Pour moi, cela suffit.
Nous considérons que la foi est un facteur positif pour l’organisation de la société.
La page sombre des relations entre le Rwanda et le Vatican est donc tournée ?
Pas encore. Mais les éléments existent désormais pour que soit écrite la conclusion de ce triste chapitre. C’est l’essentiel.
Vous-même êtes catholique…
Oui. Dans la mesure où je suis né dans une famille catholique. Mais il serait plus exact de dire que je suis croyant.
On vous dit désormais plus proche des Églises évangélistes. Est-ce exact ?
Non. Nos relations sont bonnes avec toutes les religions, et je n’en privilégie aucune par rapport à d’autres. J’assiste aux grandes cérémonies catholiques, protestantes et musulmanes. En règle générale, nous considérons que la foi est un facteur positif pour l’organisation de la société.
Il y a moins de deux mois, quarante-quatre Rwandais de confession musulmane ont comparu en justice pour activités terroristes. Dans un pays qui compte à peine 2 % de musulmans, ce n’est pas rien. Et ce n’est pas la première fois que des jeunes radicalisés sont arrêtés. Le Rwanda est-il la nouvelle cible des jihadistes en Afrique de l’Est ?
La menace est moindre ici que chez certains de nos voisins et demeure de basse intensité. Pour autant, nous sommes vigilants puisque des connexions existent entre certains éléments radicalisés au sein de la diaspora en Belgique, au Kenya, au Soudan ou ailleurs et quelques individus au Rwanda même. Il y a eu des tentatives d’infiltration de recruteurs, que nous avons stoppées. Nous ne permettrons pas à ces embryons de réseaux de se développer.
Nous sommes très proches d’Israël, mais nous ne sommes pas les ennemis du peuple palestinien
Vous avez d’excellentes relations avec Israël et la communauté juive. Le Premier ministre Benyamin Netanyahou vous a rendu visite en 2016 et vous avez été il y a quelques semaines le premier chef d’État africain invité à vous exprimer devant l’Aipac, le principal lobby juif américain. Êtes-vous sensible au sort des Palestiniens victimes de la politique de colonisation à outrance menée par l’État israélien ?
Lors de mon discours devant l’Aipac, à Washington, j’ai dit ceci : oui, nous sommes de très bons amis d’Israël, nous l’assumons pleinement et nous n’avons aucune explication ni excuse à présenter à ce sujet. Mais être ami d’Israël ne signifie pas que nous soyons ennemis de qui que ce soit.
Pour le reste, soyons réalistes : il y a un certain nombre de problèmes de par le monde dont le traitement et la solution échappent à un pays comme le Rwanda et au sujet desquels mon opinion ne compte guère. L’Afrique dans son ensemble serait bien incapable de résoudre le conflit israélo-palestinien, pourquoi voudriez-vous que le Rwanda s’en mêle, si ce n’est pour se livrer à des gesticulations inutiles ?
Je résume. Un : nous sommes très proches d’Israël, mais nous ne sommes pas les ennemis du peuple palestinien. Deux : je ne me laisserai pas entraîner dans les affaires du Moyen-Orient, ce n’est pas de ma compétence.
Nous attendons du président Macron, l’impulsion d’une nouvelle dynamique et une vraie rupture avec des décennies de confusion
La France a un nouveau président, Emmanuel Macron. Avez-vous un message à lui transmettre, un conseil à formuler pour que les relations entre Paris et Kigali sortent enfin de l’ère glaciaire ?
L’attitude de la France vis-à-vis du Rwanda ne changera pas tant que l’attitude de la France vis-à-vis de l’ensemble de l’Afrique n’aura pas changé. Les deux sont liés. Nous attendons du président Macron quelque chose de nouveau, l’impulsion d’une nouvelle dynamique et une vraie rupture avec des décennies de confusion.
Vingt-trois ans de politique négative à l’égard du Rwanda et soixante ans de politique africaine statique dont les Africains n’ont tiré aucun bénéfice, c’est cela qu’il faut mettre sur la table.
Quels signes concrets attendez-vous de sa part ?
Ce n’est pas à moi de le dire. Je ne dirige pas la France.
Lors de votre discours du 7 avril, à l’occasion de la commémoration du génocide, vous avez fustigé « ceux qui ne sont pas au clair avec le génocide des Tutsis » et cherchent à « déformer l’Histoire ». Qui visiez-vous ? La France ?
Je crois que chacun l’a compris. Ceux qui pensent ou espèrent que le problème des responsabilités dans le génocide des Tutsis va s’effacer avec le temps ou qu’il disparaîtra avec moi se trompent lourdement. Vous pouvez mépriser le Rwanda – petit pays africain, petit peuple, génocide sans importance –, il y aura toujours un Rwandais pour vous confronter à votre propre culpabilité.
Donc plus tôt la France sortira des manipulations judiciaires pour enfin accepter de se confronter à son rôle dans cette tragédie, mieux ce sera. Si j’ai un conseil à offrir au nouveau président, c’est d’impulser ce moment de vérité et de regarder l’Histoire en face. Comment devrait-il s’y prendre concrètement ? C’est à lui de le décider.
Nous ne devons plus accepter la dépendance et devons décoloniser une fois pour toutes nos mentalités
Emmanuel Macron a qualifié la colonisation française de « crime contre l’humanité », avant de préciser : « Crime contre l’humain. » C’était courageux, vous ne croyez pas ?
Absolument. J’espère qu’il le pense réellement. A priori, je n’en doute pas.
Le président en exercice de l’Union africaine (UA), Alpha Condé, a répété récemment à plusieurs reprises que l’Afrique francophone devait « couper le cordon ombilical » avec la France. J’imagine que vous êtes d’accord…
Évidemment. Et depuis toujours. Il ne s’agit pas bien sûr d’arrêter de coopérer avec la France, mais de le faire sur un réel pied d’égalité. Nous ne devons plus accepter la dépendance et devons décoloniser une fois pour toutes nos mentalités. Les Français, tout comme les Africains, doivent savoir qu’il existe un autre chemin. Nous, Rwandais, l’avons trouvé.
Je pense que le phénomène Trump est globalement une bonne nouvelle
Il y a une vraie inquiétude autour de ce que l’administration Trump s’apprête à faire avec les programmes américains d’aide au développement en Afrique. La partagez-vous ?
L’arrivée de Donald Trump et de son administration représente à mes yeux une perturbation, une secousse, comme un pavé dans la mare d’une politique extérieure qui avait tendance à devenir n’importe quoi, n’importe où, n’importe comment, une sorte de chose informe. Je pense donc que le phénomène Trump est globalement une bonne nouvelle. Il secoue l’Amérique, l’Europe, l’Asie, l’Afrique.
Peu importe dans quel sens : l’environnement géopolitique avait besoin d’une réinitialisation et, si cette dernière nous offre à nous, Africains, l’occasion de repenser l’utilité de l’aide et de trouver une autre voie, elle est la bienvenue. Mais il est encore trop tôt pour formuler un jugement sur l’administration Trump et sa politique africaine.
Vos pairs vous ont confié la tâche de réfléchir aux réformes de l’UA. Quelles sont les principales pistes de recherche ?
J’en vois quatre. Un : comment résoudre notre problème d’efficacité. Deux : où trouver les ressources nécessaires pour que l’UA ne dépende plus financièrement de l’extérieur. Trois : quels défis prioriser – sécurité, développement, jeunesse, alimentation, santé, genre, équité, emploi… Quatre : comment parler d’une seule voix sur des sujets aussi graves que la Cour pénale internationale, les relations Sud-Nord, etc. Sur ces quatre points, des propositions de solutions sont en cours d’élaboration.
La médiation régionale ne peut réussir que si les Burundais ont la volonté de sortir de cette situation
Votre voisin le Burundi semble aspiré dans une crise sans fin, et la médiation menée par la Communauté est-africaine (EAC) est manifestement un échec. Où est la porte de sortie ?
Le problème et la solution sont au Burundi, pas ailleurs. La médiation régionale ne peut réussir que si les Burundais ont la volonté de sortir de cette situation.
Parlez-vous encore au président Nkurunziza ?
Non.
Pierre Nkurunziza et son entourage vous accusent régulièrement de chercher à déstabiliser leur régime. Vous ne répondez pas. Pourquoi ce silence ?
Lorsque quelqu’un a un problème et cherche à vous y mêler, mieux vaut ne pas tomber dans le piège. Cela dit, se tenir en retrait ne signifie pas que nous ne nous sentions pas concernés. Nous savons que ce qui se passe au Burundi peut avoir des conséquences sur notre propre sécurité et nous ne permettrons jamais que cette ligne rouge soit franchie.
Le Rwanda soutient-il l’opposition au Burundi ?
Non. Mais nous soutenons sur un plan strictement humanitaire tous les Burundais qui viennent se réfugier chez nous et que nous regroupons dans des camps. Je le répète : nous nous tenons à l’écart de cette crise. Même si l’on nous vilipende dans les rues de Bujumbura, cela n’a aucune importance.
Entre Kabila et Mobutu, l’option Kabila était incontestablement la meilleure – ou la moins mauvaise
Pendant longtemps, l’opinion congolaise a tenu le Rwanda responsable des maux qui l’affectent. Aujourd’hui encore, à Kinshasa et ailleurs, nombreux sont ceux qui pensent que vous voulez du mal à la RD Congo. Que leur répondez-vous ?
Les faits parlent d’eux-mêmes. En quoi la situation actuelle en RD Congo a-t-elle quelque chose à voir avec le Rwanda ? Ce qui s’y passe aujourd’hui s’inscrivant dans la continuité de ce qui s’y déroule depuis des années, j’attends qu’on me démontre en quoi le Rwanda fait partie du problème.
Il y a vingt-cinq ans, Mobutu était chassé du pouvoir par Laurent-Désiré Kabila, avec votre aide et votre participation. Si c’était à refaire, le referiez-vous de la même manière ?
Refaire quoi au juste ?
Choisir Kabila et l’accompagner jusqu’à Kinshasa.
Oui, en ce sens qu’entre Kabila et Mobutu l’option Kabila était incontestablement la meilleure – ou la moins mauvaise. Cette décision a été prise en fonction d’un contexte précis, qui concernait le Rwanda, sa protection et sa sécurité. Aurions-nous dû soutenir quelqu’un d’autre que Kabila ? Qui ? Je n’ai jamais eu de réponse à cette question.
Votre relation personnelle avec son fils, le président Joseph Kabila, a connu bien des hauts et des bas. Où en êtes-vous aujourd’hui ?
Nous coopérons en bonne intelligence, c’est tout ce que je puis dire et c’est une bonne chose. De part et d’autre, les problèmes bilatéraux sont abordés dans un esprit positif.
Il était nécessaire de nous réengager au sein de la CEEAC, tout en restant membre de l’EAC
En août 2016, le Rwanda a décidé de réadhérer à la Communauté économique des États d’Afrique centrale (CEEAC), neuf ans après l’avoir quittée. Pourquoi ce retour ?
Nous avions quitté la CEEAC pour plusieurs raisons, notamment financières. Être membre d’un regroupement régional signifie dépenser de l’argent ; nos ressources étaient faibles, et il était hors de question d’accumuler des dettes. Neuf ans plus tard, notre économie se porte beaucoup mieux, et le paysage politique a changé. Il était nécessaire de nous réengager au sein de la CEEAC, tout en restant membre de l’EAC.
Vous avez un rêve pour le Rwanda, forgé sans doute lors de vos années de résistance dans le maquis. Le rêve d’un pays parfait, dirigé par un gouvernement parfait et peuplé d’habitants parfaits. Ce rêve n’est-il pas, dans le fond, une utopie que vous poursuivez sans relâche, quel qu’en soit le coût ?
Assurément, nous sommes des idéalistes : nous voulons le meilleur, même si ce meilleur n’est pas forcément réalisable. Mais, en même temps, nous sommes des réalistes et des pragmatiques. Nous avons conscience de nos limites tout en ne nous accordant aucune limite. Nous savons ce que nous pouvons et ne pouvons pas faire, tout en recherchant l’impossible. Je suis ainsi, les Rwandais sont ainsi.
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