Daniela Ricci : « Les cinéastes noirs doivent toujours prouver leur africanité »
Spécialiste des films africains et des diasporas noires, une chercheuse italienne publie un ouvrage remarquable mettant en lumière la quête identitaire des réalisateurs.
Septième art : quand l’Afrique fait son cinéma
Alors que s’ouvre le Festival de Cannes, dans le sud de la France, la production africaine apparaît toujours comme le parent pauvre de l’industrie cinématographique mondiale. Pourtant, avec les moyens qui sont les siens, le continent fait preuve d’une inventivité remarquable, parfois à rebours des canons internationaux. Et si c’était là sa chance ?
Recevoir l’ouvrage de Daniela Ricci à la rédaction a provoqué autant de surprise que d’enthousiasme. Ils sont rares, les livres qui, comme le sien, se focalisent sur le cinéma dit « africain » ! Preuve, s’il en était besoin, que les réalisateurs du continent sont confrontés à beaucoup d’indifférence. Cinémas des diasporas noires : esthétiques de la reconstruction (L’Harmattan) ne se contente pas de retracer une histoire méconnue.
En s’appuyant sur des films de Newton I. Aduaka, Balufu Bakupa-Kanyinda, Sarah Bouyain, Alain Gomis et Hailé Gerima, il détermine un des fils rouges de leurs œuvres : la reconstruction identitaire. Ces cinéastes transcontinentaux pour qui l’expérience diasporique n’est pas contrainte ont été marqués par la mémoire des expériences traumatiques de l’esclavage, de la colonisation, des discriminations raciales. Ils remettent en question la narration historique « dominante », pour, comme l’explique Alain Gomis, « raconter des histoires qui n’étaient pas racontées » et « montrer des gens qu’on ne voyait pas. »
Jeune Afrique : Comment expliquer qu’il n’existe aucun ouvrage complet sur l’histoire du cinéma africain ?
Daniela Ricci : Il y a des ouvrages de référence. Je pense à celui du Bénino-Sénégalais Paulin Soumanou Vieyra, Le Cinéma africain [Présence africaine], une bonne base de données pays par pays, qui s’achève malheureusement en 1973. Il y a aussi les écrits du Malien Manthia Diawara, d’Olivier Barlet, Pierre Haffner, Françoise Pfaff ou d’Alexie Tcheuyap, qui signe la préface de mon ouvrage… Mais il est vrai que ce n’est pas un sujet au même titre que, par exemple, le cinéma américain. Et peu de monographies existent sur les cinéastes.
L’une des explications réside dans le fait que le cinéma africain est lié à un imaginaire bien particulier et constitue pour beaucoup, au fond, un genre en tant que tel. Celui de film de village, sans grande recherche esthétique, qui renvoie à la tradition, à une pureté, à une sagesse ancestrales. Quand des cinéastes se détachent, comme John Akomfrah, qui est né au Ghana mais a grandi à Londres, et qu’ils travaillent sur des expérimentations visuelles, le public considère qu’il ne s’agit pas vraiment de réalisateurs africains. Mais les définitions sont souvent compliquées : à l’inverse, Alain Gomis, lui aussi animé par une grande exigence artistique, né à Paris, qui a fait ses études en France, est présenté comme africain dans tous les festivals du continent.
Des amies actrices m’ont expliqué qu’on leur demandait encore de porter des pagnes ou des « costumes de chez elles », de « faire l’accent noir »
Vous expliquez que l’histoire du cinéma en Afrique commence par celle du cinéma colonial, dans les années 1920. Les titres des premiers films donnent une idée des clichés véhiculés : « Chez les cannibales », « Chez les buveurs de sang : le vrai visage de l’Afrique »…
Au moment des tournages, l’objectif pour les Européens était de montrer la sauvagerie des Africains et de justifier les missions coloniales. On cherchait l’exotisme, mais aussi à démontrer la supériorité des Blancs. Je pense aussi à la séquence d’ouverture de L’Homme du Niger, du Français Jacques de Baroncelli : des militaires, un médecin arrivent à dos de cheval pour sauver des villageois. Comme dans ce film, les Africains sont souvent représentés telle une masse anonyme, pauvre, ignorante, incapable de s’exprimer… et sont souvent filmés en plongée, d’au-dessus.
Quel impact cela a-t-il pu avoir ?
L’imaginaire colonial a beaucoup influé sur les représentations jusqu’à aujourd’hui. Des amies actrices m’ont expliqué qu’on leur demandait encore de porter des pagnes ou des « costumes de chez elles », de « faire l’accent noir ». Et les rôles qui sont dévolus aux Noirs sont souvent très limités : des hommes dangereux (dealers, jeunes de banlieue violents…) ou des naïfs rigolos, de bons sauvages.
Aujourd’hui encore, dans beaucoup de films occidentaux, les Africains sont au second plan, passifs… L’Afrique sert surtout de décor.
Le décret Laval du 11 mars 1934, du nom du ministre français des Colonies, empêchait tout tournage non autorisé.
Les jeunes Africains « trop turbulents » n’avaient pas la possibilité de prendre la caméra pour raconter les histoires de leur point de vue. Cela a causé des ravages : les seuls héros qui étaient montrés à l’écran étaient blancs ! Frantz Fanon explique dans Peau noire, masques blancs comment les jeunes « indigènes » s’identifiaient à Tarzan, ou aux récits qu’il inspirait.
Le réalisateur éthiopien Hailé Gerima m’a dit la même chose : lui comme ses camarades voulaient tous ressembler aux héros blancs ! Aujourd’hui encore, dans beaucoup de films occidentaux, les Africains sont au second plan, passifs… L’Afrique sert surtout de décor.
Les cinéastes subsahariens s’emparent de la caméra pour proposer d’autres images au moment des indépendances.
Oui, mais ils restent paradoxalement dépendants des financements provenant des ex-pays colonisateurs, la France en tête. Cela ne va pas sans poser problème. En contrepartie des financements français, par exemple, il faut soumettre son projet à des comités de sélection, qui peuvent intervenir sur le fond. La réalisatrice Sarah Bouyain m’a même raconté qu’on lui a demandé de retravailler les couleurs de l’affiche de son film Notre étrangère, car le rendu n’était pas assez « exotique ».
Les complexes créés par Bolloré montrent que la France continue de construire sans se préoccuper du terrain
La création en 1966 des Journées cinématographiques de Carthage, en 1969 des Rencontres panafricaines de cinéma à Ouagadougou, qui deviendra le Fespaco, laissait penser que cette industrie allait se développer.
Le cinéma africain est né du besoin de décoloniser les esprits, de l’urgence de s’exprimer, de changer de point de vue… Ce n’est que beaucoup plus tard, avec la faillite du Consortium interafricain de distribution cinématographique (CIDC), en 1983, qu’on s’est posé sérieusement la question de la distribution des films, des infrastructures. Pourtant, aujourd’hui, rien ne semble avoir été définitivement réglé. Il n’y a toujours pas assez de salles de cinéma sur le continent. Les complexes créés par Bolloré montrent que la France continue de construire sans se préoccuper du terrain. On ne se pose pas la question de quels films projeter… Comment accompagner des spectateurs qui, pour beaucoup, ne sont jamais allés dans une salle de cinéma ?
Quel regard portez-vous sur le cinéma africain contemporain ?
Dans les années 1970, on a assisté à l’apparition d’un cinéma d’auteur africain déconnecté du public populaire et, dans les années 1980 plutôt apprécié hors d’Afrique par des publics de niche en mal d’exotisme. Les réalisateurs ont changé d’état d’esprit une dizaine d’années plus tard, et ils commencent tout juste à vouloir sortir de la « case africaine ». Le Burkinabè Idrissa Ouédraogo est le premier à revendiquer le fait d’être « un cinéaste tout court ».
Avec Mweze Ngangura, Jean-Pierre Bekolo…, un cinéma moins idéologique, aux influences plus hétéroclites, est apparu. Le thème du métissage culturel, de la reconstruction identitaire, est aujourd’hui souvent central, ce qui est naturel pour des réalisateurs qui ont souvent les pieds sur plusieurs continents. Leur cinéma est en tout cas toujours contraint : qu’on leur demande plus d’exotisme – une Afrique rurale, mythique, légendaire – ou de « réalité » – une Afrique urbaine, moderne –, il faut toujours qu’ils prouvent leur « africanité ».
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