Digitalisation : Une révolution pas si virtuelle

Menacées sur leur propre terrain par les opérateurs de télécoms, les banques africaines ont entamé une mue numérique depuis trois ans, avec l’aide de nouveaux acteurs pour contourner les difficultés technologiques. Objectif : rationaliser leur fonctionnement et gagner des clients.

Le groupe Ecobank propose une application mobile qui permet d’accéder à des services classiques jusqu’ici proposés seulement en agence. © sia kambou/AFP

Le groupe Ecobank propose une application mobile qui permet d’accéder à des services classiques jusqu’ici proposés seulement en agence. © sia kambou/AFP

Rémy Darras © Francois Grivelet pour JA

Publié le 7 juin 2017 Lecture : 6 minutes.

Le groupe Ecobank propose une application mobile qui permet d’accéder à des services classiques jusqu’ici proposés seulement en agence. © sia kambou/AFP
Issu du dossier

Banques africaines : le tournant de la digitalisation

Menacées sur leur propre terrain par les opérateurs de télécoms, les banques africaines ont entamé une mue numérique depuis trois ans, avec l’aide de nouveaux acteurs pour contourner les difficultés technologiques. Objectif : rationaliser leur fonctionnement et gagner des clients.

Sommaire

Jusqu’à présent, l’expansion du secteur bancaire dans les pays africains passait uniquement par des ouvertures d’agences. « Une tendance que l’on pouvait encore constater au Maroc, avec une moyenne de 50 à 60 nouvelles succursales par an, voire jusqu’à une centaine ces dernières années », rapporte Pierre-Antoine Balu, responsable des services financiers pour l’Afrique francophone au sein du cabinet d’audit et de conseil PwC.

Gage de sérieux et de sécurité, ces banques de détail conçues sur le modèle associant front-office (guichet) et back-office, avec pour fonction principale de gérer du cash, se sont montrées réticentes à l’innovation. Notamment en raison des obligations auxquelles elles sont astreintes en matière de gouvernance et de gestion des risques. « Il leur a fallu par exemple dix ans pour se convertir à la carte à puce », rappelle Yves Eonnet, un ancien du leader de la sécurité numérique Gemalto qui a fondé la plateforme TagPay.

la suite après cette publicité

Cette start-up française fournit et conçoit des solutions digitales pour une vingtaine de banques en Afrique, parmi lesquelles la congolaise Trust Merchant Bank (TMB), la sénégalaise Cofina ou encore la française Société générale (actionnaire de TagPay à 8 %).

Ces succursales traditionnelles, parfois assimilables à des banques privées dans des régions subsahariennes où le taux de bancarisation plafonne à 15 %, s’adressaient en grande partie à une clientèle aisée de particuliers ou à un public corporate. Elles étaient surtout présentes dans les grandes villes. Mais, alors que les charges de fonctionnement de ces réseaux tirent vers le bas leur rentabilité, les principaux groupes bancaires ont entamé une révolution silencieuse depuis environ trois ans pour digitaliser leurs offres (voir encadré ci-dessous).

Prise de conscience

Ils n’auraient pas pu engager aussi vite un tel virage sans l’explosion des portefeuilles électroniques, comme Orange Money ou MTN Mobile Money, mis en place par les opérateurs de télécoms. Ces derniers proposent des solutions de transfert de fonds, mais aussi de plus en plus de services financiers, notamment l’ouverture de comptes rémunérés.

Des « telcos » qui se sont même offert le luxe de narguer les acteurs bancaires jusqu’à décrocher, comme Orange en mars 2016, un agrément d’émetteur de monnaie électronique, quand d’autres ont racheté des banques, à l’instar du sud-africain Econet, qui a repris en 2012 TN Bank, devenu Steward Bank. Des offres qui ont tout pour être prometteuses et menaçantes. Car, pour accroître la pénétration de son offre, Orange peut miser sur ses 100 millions de clients africains, quand Standard Bank, la plus grande banque du continent, en détient à peine 15 millions.

la suite après cette publicité

« C’est tout cela qui a déclenché chez les banques une vraie prise de conscience », pointe Pierre-Antoine Balu. D’autant plus que sauter dans le train de la digitalisation peut aussi faciliter la rationalisation de leur fonctionnement et alléger les procédures, fluidifier les échanges, en éliminant le cash des circuits.

Pour convaincre de nouveaux clients, Ecobank, qui est présente dans trente-six pays, commence à déployer toute une panoplie de services digitaux, après avoir perdu 131 millions d’euros en 2016 et annoncé début mai la fermeture d’agences (elles passeront de 479 à 405 au Nigeria) et des suppressions d’emplois. Le groupe, basé à Lomé, propose une application mobile qui permet d’envoyer de l’argent instantanément hors des frontières, d’ouvrir un compte depuis son portable, d’accéder à des produits d’épargne, d’assurance et de crédit, de consulter son compte ou de faire opposition sur sa carte de crédit. Outre ces services classiques, elle a également mis au point le paiement par QR Code, grâce à un partenariat engagé avec le géant américain des systèmes de paiement Mastercard.

la suite après cette publicité

« Nous voudrions réussir notre conversion totale d’ici à 2020 en touchant 100 millions de clients pour couvrir, au travers de notre offre digitale, tous les aspects de la banque », assure Patrick Akinwuntan, le directeur exécutif d’Ecobank.

À terme, les banques veulent développer une offre utilisant tous les canaux, qui permettra un suivi en temps réel grâce à une connexion aux systèmes informatiques des entreprises, des commerces et des administrations

À l’instar d’Attijariwafa Bank, qui a lancé « L’Banka Lik », sa banque 100 % mobile, en novembre 2016, Bank of Africa (BOA), qui dispose d’un réseau de 500 agences, teste actuellement son offre de mobile ­banking en Tanzanie, en Ouganda et au Kenya, avant de l’étendre aux pays francophones. « La digitalisation est un canal de distribution supplémentaire. Nous allons peut-être ralentir l’ouverture d’agences là où nous sommes déjà présents, mais nous allons continuer d’en ouvrir là où nous sommes très peu présents », précise-t-on, prudemment, à la BOA.

À terme, les banques veulent développer une offre utilisant tous les canaux (agences, internet, mobile, DAB, call centers) qui permettra un suivi en temps réel grâce à une connexion aux systèmes informatiques des entreprises, des commerces et des administrations. Elles souhaitent de cette façon assurer le paiement des factures, pensions, salaires, subventions. C’est déjà le cas pour les traitements des fonctionnaires en République démocratique du Congo, sous la houlette de TMB.

C’est ainsi qu’Ecobank a noué un partenariat avec le groupe informatique américain Microsoft afin, entre autres, de digitaliser le décaissement des frais de scolarité ou encore la collecte des taxes municipales. Autre objectif : convaincre des populations jusque-là non bancarisées de se tourner vers les offres en ligne.

Mais ces changements obligent les établissements à revoir totalement leurs outils et leurs procédures, car ils ne disposent pas de la technologie adéquate et de l’agilité pour la mettre en œuvre, notamment pour mesurer rapidement la solvabilité de leurs clients (scoring).

Des offres démultipliées

« Digitaliser, c’est remplacer complètement le système d’information autour duquel une banque est organisée, ce n’est pas mettre une application sur un vieux corps », explique Yves Eonnet. Cette mutation peut s’avérer particulièrement lourde et longue, lorsqu’elle s’appuie sur une architecture existante, alors que certains acteurs de la « fintech », comme TagPay, revendiquent de pouvoir créer un système bancaire 100 % digital en trois mois et à moindre coût, autour de 300 000 euros.

« À partir d’un téléphone portable relié à un compte en banque, la technologie permet de démultiplier les offres de crédits ou de prêts innovantes comme des prêts flashs qu’on distribue en 500 millisecondes, avec un scoring immédiat, des avances sur salaire ou des crédits pour un seul achat », note-t-il.

Certains établissements bancaires, comme Société générale avec Manko au Sénégal et Youp en Côte d’Ivoire, préfèrent se dédoubler. Comment ? En créant des petites sœurs digitales qui évoluent en permanence pour répondre à la demande de leurs clients. « Une solution que préfèrent les banques, car en général elles ne parviennent pas à changer de système d’information », poursuit le fondateur de TagPay.

Paradoxalement, qui dit banque digitale ne dit pas nécessairement banque virtuelle. Car, dans les milieux ruraux ou mal desservis, les banques peuvent déléguer à des tiers de confiance les opérations de retrait, de dépôt et de transfert d’argent. En témoignent TMB, qui a créé un réseau de commerçants et s’est rapproché de la poste congolaise ; Ecobank, qui a signé le 17 mai un accord avec OiLibya pour la distribution de ses produits financiers numériques dans les stations-service de dix-huit pays ; et Manko, filiale de la Société générale, dont les commerciaux sillonnent à scooter depuis 2013 les quartiers de Dakar, munis d’une tablette connectée, pour proposer des offres bancaires simples. Une opération que la banque française entend bien rééditer en Côte d’Ivoire à la suite du lancement, en février, de la banque alternative Youp, qui permettra d’effectuer des paiements sécurisés sans avoir besoin d’un compte.

La Poste, un allié inattendu

Pour de plus en plus d’observateurs, les postes africaines ont un rôle extrêmement important à jouer dans la banque digitale et l’inclusion financière. Alors qu’elles sont confrontées à une baisse de leur activité courrier, elles bénéficient d’un maillage qui pourrait intéresser les acteurs de la finance et du digital. C’est ainsi que des opérateurs privés se sont associés en Angola avec la poste pour créer ex nihilo une banque digitale, Banco Postal, opérationnelle depuis mars. En RDC, la Société congolaise des postes et télécommunications a mis à disposition de Trust Merchant Bank, en mai, 60 de ses 365 bureaux de poste. Objectif : fournir des services bancaires de base à une population exclue jusque-là des services financiers.

L'éco du jour.

Chaque jour, recevez par e-mail l'essentiel de l'actualité économique.

Image