Maroc : les rifains, enfants d’Abdelkrim
La fièvre qui, depuis sept mois, a saisi l’agglomération d’Al Hoceima – 300 000 habitants, aux marches du Rif oriental – relève de deux diagnostics aussi opposés que partiels.
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François Soudan
Directeur de la rédaction de Jeune Afrique.
Publié le 9 juin 2017 Lecture : 4 minutes.
Le premier veut qu’il s’agisse là d’une insurrection purement sociale aux revendications uniquement économiques (emploi, développement, niveau de vie) et psychologiques (sentiment de marginalisation), dont l’élément déclencheur a été la mort tragique d’un marchand de poisson. Le second voit dans cette sédition pour l’instant localisée une siba (« dissidence ») politiquement organisée et manipulée par des irrédentistes hostiles à la monarchie, dont le rêve est de reconstituer l’éphémère république du Rif des années 1920.
La réalité, comme souvent, se situe au confluent de ces deux analyses. Le décès du jeune poissonnier Mouhcine Fikri fin octobre 2016 a suscité une indignation et une colère incontestablement spontanées dans cette ville durement touchée par la baisse de la fréquentation touristique et la multiplication des obstacles à l’émigration. Al Hoceima est une cité couturée par les blessures du passé.
Un syndrome d’abandon
La guerre du Rif, la révolte de 1958, les émeutes du pain en 1984 et le tremblement de terre de 2004 ont ancré au sein de la population un syndrome d’abandon que la volonté royale de reconquête des cœurs et le foisonnement des projets de développement (pas toujours suivis d’effets, il est vrai) ne sont pas parvenus à effacer. Désœuvrement et léthargie économique, joints aux caractéristiques d’un esprit rifain ancestral prompt à s’enflammer et rétif à toute forme de hogra (« arrogance ») de la part des autorités, ont offert au Hirak, le mouvement né de la mort de Fikri, un large vivier de munitions.
Cette image d’une protestation populaire fondée sur un légitime cahier de doléances sociales et identitaires est certes celle qui prévaut à l’extérieur, particulièrement en France, où les revendications berbères – qu’elles soient rifaines, kabyles ou touarègues – suscitent une sympathie immédiate, dont les origines remontent à l’époque coloniale. Mais elle est en trompe-l’œil.
La présence, au cours des manifestations, du drapeau de la république du Rif – étoile et croissant verts dans un losange blanc sur fond rouge – aux côtés de l’emblème culturel du mouvement amazigh, ainsi que de nombreux portraits de celui qui en fut le chef, Abdelkrim El Khattabi, signale que des courants politiques à connotation séparatiste, certes très minoritaires mais organisés, sont aussi à l’œuvre.
Intransigeance de l’aile dure du Hirak
Et il serait naïf de croire que, dans une région dont l’économie de survie a longtemps reposé en partie sur la culture du cannabis et le trafic de migrants – deux activités mises à mal par le resserrement de l’étau sécuritaire –, des réseaux de trafiquants toujours actifs au sein d’une frange de la diaspora rifaine en rupture de ban n’aient pas tenté d’exploiter ce malaise pour reconquérir leurs territoires perdus.
Conscientes des enjeux, les autorités se sont dès le départ efforcées d’apaiser les tensions. Une enquête a été rapidement ouverte sur les circonstances du décès de Mouhcine Fikri, des arrestations ont eu lieu, visites d’officiels et promesses de développement se sont succédé, et les forces de l’ordre ont fait preuve de retenue lors des manifestations. Mais cette stratégie de décrispation voulue par le Palais – qui suit de très près la situation – s’est heurtée à l’intransigeance de l’aile dure du Hirak, incarnée par Nasser Zefzafi.
Zefzafi poursuivait un objectif précis : le face-à-face direct avec l’appareil répressif du Makhzen (l’institution royale), dans la lignée de la sécession d’Abdelkrim et de l’Intifada de 1958
En refusant tout dialogue direct, non seulement avec les représentants de l’État et des partis politiques, mais aussi avec les élus locaux et le Conseil national des droits de l’homme (CNDH), celui qui apparaissait, avant son arrestation, comme le leader de la contestation jouait certes sur du velours, ces instances de médiation étant pour certaines d’entre elles peu crédibles aux yeux de la population. Mais il poursuivait surtout un objectif précis : le face-à-face direct avec l’appareil répressif du Makhzen (l’institution royale), dans la lignée de la sécession d’Abdelkrim et de l’Intifada de 1958 – dont les origines furent, elles aussi, sociales.
Deux voies ouvertes : le dialogue ou l’affrontement
Soucieuses de ne pas céder aux provocations calculées de cet ancien réparateur d’ordinateurs et de téléphones, populiste, autodidacte et un brin mégalo, mais qu’elles savaient populaire, les autorités ne l’ont pas inquiété après l’attaque à coups de pierres, en mars, d’une résidence policière à Imzouren, ni après que des militants du Hirak eurent, en mai, empêché l’hélicoptère transportant le ministre de l’Intérieur de décoller.
Mais son irruption, le vendredi 26 mai, dans la principale mosquée d’Al Hoceima pour en chasser l’imam et prendre lui-même la parole – offense directe au Commandeur des croyants, réprimée par l’article 221 du code pénal – a été perçue comme le défi de trop, auquel il était impossible de ne pas donner une suite judiciaire, sous peine d’ouvrir une boîte de Pandore.
En ce 1438e mois de ramadan de l’hégire, propice au recueillement mais aussi aux débordements, deux voies sont ouvertes pour Al Hoceima. Celle de la sagesse, donc du dialogue sur la base de la mise en œuvre concrète, rapide et palpable de l’ambitieux projet royal « Phare de la Méditerranée ». Ou celle de l’affrontement, au risque, pour une population trop longtemps délaissée, de conforter aux yeux des autres Marocains le cliché d’une région autiste, querelleuse et irrédentiste.
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