Côte d’Ivoire : quand la musique passe de l’engagement à l’enjaillement

Kiff No Beat, Tiken Jah Fakoly, DJ Leo, Nash… Le Femua, festival ivoirien, a mis en évidence le fossé qui sépare l’ancienne génération de la nouvelle, plus disposée à faire bouger les hanches que la société.

DJ Leo, en concert pendant le festival, en avril. © dr

DJ Leo, en concert pendant le festival, en avril. © dr

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Publié le 15 juin 2017 Lecture : 6 minutes.

«Entre celui qui a créé l’avion et celui qui a créé le collant, qui est le plus dangereux ? C’est le collantier ! » Le 27 avril, au Femua, le festival des musiques urbaines d’Abidjan, la nouvelle star du coupé-décalé DJ Leo invite sur scène quatre danseuses aux formes très généreuses enrobées de nylon qui illustrent parfaitement le propos de son tube « Collant coller ».

« Tellement elle aime les collants dimanche matin encore à l’église elle est en collant. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, retourne-toi ! » La vedette aux dreadlocks décolorées s’incline devant le plus impressionnant des popotins et suit, hypnotisé, le ballottement du valseur.

Nous sommes venus vous apporter un message, le pouvoir est une drogue !

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Deux jours plus tard, le géant du reggae ivoirien Tiken Jah Fakoly arpente la même scène en brandissant un long bâton, tel un prophète des temps modernes. « Nous sommes venus vous apporter un message, le pouvoir est une drogue ! […] Ils ont installé leur famille, ils disent que c’est la démocratie », psalmodie le chanteur dans son nouveau titre, « Troisième Dose », avant d’engager le continent à « se réveiller ».

Une heure trente de messe militante rouge-jaune-vert plus tard, on se demande comment la musique ivoirienne a pu faire un tel grand écart entre un engagement radical et du pur divertissement. La question n’étant pas de savoir si les anciens sont meilleurs que les nouveaux, mais pourquoi le positionnement des artistes les plus écoutés a tellement évolué en une dizaine d’années.

Réseaux sociaux et nouveaux combats

En entretien avant leur concert, entre deux SMS, les rappeurs de Kiff No Beat, la nouvelle sensation de la scène ivoirienne, donnent un début d’explication. « Chacun son combat, les grands frères étaient plus investis dans la politique, lance Didi B, le chouchou des jeunes Abidjanaises. Nous et le public de notre âge, on ne s’y intéresse pas trop. »

Les cinq membres du groupe, 25 ans de moyenne d’âge, ont connu une carrière météoritique : en 2009, ils créaient leur « posse » ; en mars dernier, ils ont signé chez Universal Music Africa, enregistré un clip à gros budget pour leur titre « Pourquoi tu dab ? » avec un réalisateur nigérian, et donné dans la foulée un concert dans la salle de l’Olympia, à Paris.

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Leur secret ? « Être à l’écoute de nos fans ! s’exclame Didi B. Quand on fait un nouveau titre, on l’envoie à un petit noyau sur les réseaux, et on corrige en fonction de leurs remarques. On veut faire quelque chose qui leur plaise. » Voilà comment les caméléons de Kiff No Beat en arrivent à passer du dancehall au R’n’B ou à la trap, copiant le flow, les attitudes et les sonorités des Jamaïcains ou des Américains.

Ils assument de créer un « produit » pour satisfaire pleinement leurs auditeurs. Des paroles choquent un peu ? « On se censure nous-mêmes, ou on parle en nouchi, l’argot d’ici. » Voilà comment « le kpetou » (« la chatte ») et les « kpôclés » (« putes ») se sont invités sur les titres les plus médiatisés du groupe…

Beaucoup de nouveaux groupes chantent des choses légères dans une Afrique qui a besoin d’éveil des consciences

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Une attitude que Tiken Jah Fakoly réprouve. « Beaucoup de nouveaux groupes chantent des choses légères, comme en Amérique, dans une Afrique qui a besoin d’éveil des consciences, note le rasta de 48 ans. Aujourd’hui, il suffit de répéter deux phrases avec des connotations sexuelles dans un refrain pour devenir célèbre… alors ils s’y mettent. C’est bien de s’enjailler, mais sur ce continent où il y a tant de choses à faire, je préfère mettre en avant des textes plus politiques. »

Enjaillement ou conscientisation… le groupe Révolution, qui incarne le renouveau du zouglou ivoirien, ne veut pas choisir. Les quatre trentenaires de la formation ont décidé de faire passer leurs messages en douceur, en racontant des histoires. Plutôt que d’alerter leurs concitoyens sur les redoutables dangers de l’alcool dans des textes moralisateurs, par exemple, les « quatre fantastiques » évoquent des saynètes de la vie quotidienne. La « go » qui voit son rimmel couler, le « papa » en costume qui ne peut plus s’arrêter, tous ceux que l’alcool a « humiliés ». Efficace !

Tiken Jah Fakoly n’entend pas lâcher son bâton de pèlerin. © Dr

Tiken Jah Fakoly n’entend pas lâcher son bâton de pèlerin. © Dr

Besoin de changement

Du haut de ses dix-huit ans de carrière, la rappeuse Nash a vu les choses évoluer. Elle rappelle que le coupé-décalé est né au début de la crise politique et militaire, en 2002. « Les gens avaient juste besoin de penser à autre chose, de faire la fête. Même dans le hip-hop, on est passés de textes à message à des chansons plus pour mettre l’ambiance. »

Malgré la fin du conflit, à en croire les différentes formations présentes au Femua, la population ivoirienne a besoin d’un bol d’air frais. « Les Ivoiriens vivent toujours dans la précarité, note Prométhée, principal chanteur de Révolution. Ils ont besoin d’entendre : “Tu vas y arriver, ce n’est pas parce que tu as perdu un membre de ta famille que tu ne vas pas te relever…” »

Le groupe partage la désillusion de la jeunesse de leur pays, minée par un taux de chômage avoisinant les 40 %, qui ne croit plus qu’il suffit d’étudier pour réussir. « Ce modèle est fini. Il y a trop de piston, pas assez de boulot. Donc les jeunes se mettent à “grouiller”, font parfois des choses pas catholiques pour faire des sous… » Miroir de la société et de ses fantasmes, la nouvelle musique ivoirienne célèbre l’argent et les filles faciles.

Pour le leader de Magic System, A’Salfo, ce sont aussi les médias qui ont incité les artistes à créer des musiques plus « légères ».

C’est un peu une “génération Trace TV” qui est apparue, regrette-t-il. La musique ivoirienne est devenue plus urbaine, plus festive, car c’est ce que les médias demandent aujourd’hui

Le chanteur est sur tous les fronts : ambassadeur de bonne volonté pour l’Unesco, militant pour la scolarisation des enfants ivoiriens, pour le bitumage des rues de son quartier d’Anoumabo, pour le respect de l’environnement… Il a d’ailleurs insisté pour que son titre « L’eau va manquer », sorti il y a six ans, soit ajouté dans le prochain album du groupe, Ya Foye.

« C’est un peu une “génération Trace TV” qui est apparue, regrette-t-il. La musique ivoirienne est devenue plus urbaine, plus festive, car c’est ce que les médias demandent aujourd’hui. La musique qu’on fait avec ses tripes, elle, n’est pas diffusée sur les grandes télés, les grandes radios. Même en ce qui concerne le style, les anciens comme nous sont obligés de s’adapter pour faire carrière au niveau international. Je pense par exemple aux derniers morceaux de la Burkinabè Hawa Boussim, qui font très “club”. Même nous, avec Magic System, nous avons eu du succès en mixant le zouglou et le R’n’B ou le raï… ce qu’on nous a souvent reproché, mais qui était nécessaire pour plaire au plus grand nombre. »

Quant au procès en manque d’engagement de la nouvelle génération, le « grand frère » se fait philosophe. « C’est aussi une question de maturité. On ne chante pas la même chose à 20 ans et à 40. » Avant d’écrire sur les problèmes d’approvisionnement en eau que va connaître l’humanité, Magic System s’est fait connaître avec une chanson pleine d’ironie sur les filles vénales, « Premier Gaou ».

Nash, un combat au féminin singulier

«Respectons nos corps, faisons-nous respecter […]. Ne laisse pas n’importe qui, n’importe quoi te toucher, go. » La misogynie qui gangrène le rap a trouvé son antidote : Nash, de plus en plus populaire en Afrique francophone et en Europe. Look de garçonne, parler cru qui pioche dans le nouchi, l’artiste se bat pour que les femmes soient mieux traitées. Et il y a du travail. « Ce n’est pas facile d’exister en tant que femme artiste, voire de trouver un boulot tout court. Si tu veux réussir, on te demande de coucher… C’est arrivé à ma petite sœur, malgré ses diplômes. Il y a plus grave : les violences, les viols qui ont aussi touché ma famille pendant la crise. » La riposte de Nash passe par des textes combatifs mais pleins d’humour, comme la chanson qui l’a fait connaître, une reprise de « Premier Gaou » intitulée « Première Djandjou » (« djandjou » désignant une fille facile, en nouchi).

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